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Noyau de nuit

[Un garde du corps inattendu]

29 Août 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Du plomb plein les urnes (1996)

    L'esclaffement, quasi-général, se prolonge nettement plus que la réplique ne le méritait, même avec le coefficient multiplicateur de la flagornerie; bon prince ou bon esclave, Buû se boyaute aussi; mais Lapomme est resté grave, il y a de la représaille dans l'air, pour quand on se retrouvera entre soi; et sur la gueule des Parisiens se lit en grosses lettres que les composteurs des flics de Limonne pourraient passer quelques tests dans les heures à venir. Buû jubile d'avoir semé sa merde; car quoi de plus? Il a suffi de quelques expériences douteuses pour lui faire supposer foutaise toutes les expertises balistiques : le calibre, à la rigueur; mais tel canon, et non tel autre, qu'on ne le fasse pas rigoler! Quant à faire un coup pareil avec son arme de service, ce serait justiciable d'un non-lieu pour asthénie mentale; et qui, pour quel paquet, dans ce ramassis de dégonflards, aurait osé se mouiller de la sorte? Blancoin, qui n'est pas né de la dernière ondée, se serait bien gardé de s'attacher un pareil boulet, de s'acculer à faire abattre le premier tueur par un second, et à l'infini… À moins qu'il ne tienne l'un d'entre nous… qu'il n'ait agi précipitamment… ou qu'il ne soit pas si malin, après tout! Ces réputations d'habileté attestent que leurs détenteurs se sont au moins montrés assez maladroits pour ne pas savoir la cacher… Oui, mais à qui? Les élites n'importent pas aux élus : il leur suffit de rouler les masses. Et d'ailleurs, est-ce si malin de passer pour un con? Le plus demeuré sait que “servir, pas se servir” n'est qu'un slogan, mis en pratique seulement par ceux qui n'ont jamais été de rien, jamais eu l'or à portée de main : on se sert dès qu'on le peut, et ça n'empêche personne de reconduire votre gouvernement, à condition que ça ne se voie pas trop… Ça se voit trop, à Limonne, ces derniers temps : bonne raison pour détourner les soupçons, oui, mais aussi pour régler les comptes… Buû aimerait bien que la FACC existe, même réduite à un isolé, ce fruste papier lui a plu, les commentaires le lui ont rehaussé, et il aimerait bien participer à l'enquête, plus, peut-être, que pour alpaguer le maire et ses sbires, pour glisser un « Filez vite » dans la bonne oreille au moment opportun…

    Pour cela, il faut d'abord éviter de se porter volontaire pour les missions de protection de l'establishment limonnois… La pêche aux idées a tourné court : deux ou trois collègues ont éructé leurs micro-remarques, saluées d'excessives félicitations, et laissées pour compte ou notées pour mémoire : hôtels… mouvements suspects… délation organisée… est-ce qu'on attend que l'opposition se réveille, et fasse l'aumône d'un nouveau temps fort? Elle ne daigne, rallume une pipe méprisante, carrément exécrable à présent, mais c'est le prix à payer pour se donner une contenance…

    Pas impossible que ce soit ce vedettariat muet qui décide enfin le gros Magloire à intervenir, avec une brusquerie haineuse :

 « Il me semble tout de même qu'on pourrait surveiller un peu tous ces… gauchistes de Limonne…

 – Qu'entendez-vous par “gauchistes”?

 – Je ne sais pas trop ce qu'ils entendent eux-mêmes… Mais il y en a une bonne cinquantaine qui font de l'opposition systématique… dans les manifestations, on reconnaît toujours les mêmes têtes… »

    Au haut bout de la table, c'est un autre spécialiste parachuté, un adepte de la gonflette à outrance “plus large que long”, comme dirait l'autre, qui cette fois relève le propos :

 « Vous savez de quelle mouvance ils se réclament? Trotskiste? Communiste-libertaire? Anarchiste?

 – Je ne crois pas qu'ils soient très fixés… Pié a été anarchiste quelque temps… Quand il était économiquement faible.

 – O.C.L.? O.R.A.? G.A.A.R.? U.T.C.L.? F.A.? U.A.? A.T.L.? Associations locales?

 – C'est assez vague… Des groupuscules…

 – Il faudrait les cibler avec précision. Comme ils passent les trois quarts de leur temps à se foutre sur la gueule entre eux…

 – En tout cas, on a quelques noms… Il y a un instit barbu qui apparaît au premier rang chaque fois qu'on s'agite un peu… Il y a trois semaines encore, devant le palais de justice… pour soutenir un insoumis. Et ils vendent leur journal dans les rues…

 – Un journal limonnois?

 – Je ne crois pas. C'est correctement imprimé. Il y a des photos…

 – Sans doute Le Monde libertaire. Aucun danger. Mais un dérapage localisé n'est pas à écarter. En principe, les antimilitaristes sont non-violents. Mais il peut se trouver à l'occasion des éléments incontrôlés…

 – Les barracudas hantent les mêmes eaux que les cyprins! Une partie de pêche dans ce vivier pourrait s'avérer fructueuse… Vous voyez ça avec l'inspecteur…

 – Magloire.

 – Est-ce qu'on a eu connaissance de délits perpétrés par ces groupes ou certains des individus qui les composent?

 – Eh bien… Certaines manifestations étaient interdites… Les affiches sont collées un peu n'importe où… Et puis il y a des sabotages délibérés, et même des agressions physiques, dont nous n'avons pas trouvé les auteurs… L'an dernier, tous les parcmètres du centre-ville ont été rendus inutilisables…

 – Ouais… Tout ça ne nous mène pas loin, mais il ne faut rien négliger. Voyez à cuisiner un peu les meneurs… Ils ont toujours envie de parler! Et au cas où vous repéreriez des durs, surveillez-les avec le maximum de discrétion; enfin, je ne vais pas vous apprendre le métier! D'autres suggestions? »

    Non.

 « Eh bien, à tout seigneur tout honneur, n'est-ce pas, nous allons commencer par M. Blancoin-Bargeronde et sa famille, qui semblent les plus exposés, à supposer bien sûr qu'ils n'aient pas fait le coup… Un volontaire pour la protection de Monsieur le Maire? »

    Damger, naturellement – son porte-flingue? Le type même de l'accusation frivole! Buû n'a rien épargné il y a trois ans [1] pour coincer le collègue, et depuis cet échec, serait tenté de le parer de toutes les vertus! En son for, d'ailleurs, car ils ne se sont plus adressé la parole. Mais il y a quand même une tare, ou une qualité, qu'on ne peut refuser à ce lavé-de-ripouture : celle de ne rien épargner pour se faire bien voir des chefs. Pas très surprenant qu'il saute sur l'occase d'entrer dans l'intimité du maire : même blackboulé dans trois mois, Blancoin gardera un bras de gibbon. À moins

 « Pas d'objection. Et vous, Monsieur le Divisionnaire?

 – Nnnnon…

 – … Mais il me semble que vous ne seriez pas trop de deux pour cette tâche… Monsieur Buû, vous pourriez peut-être seconder votre collègue?… Vous seriez aux premières loges pour noter mouvements ou personnages suspects…

 – Mmmmais fffff…

 – Alors c'est convenu! Tanger-Buû. Un bon tandem, ça ne sonne pas mal… Mais n'oubliez pas que vous êtes là d'abord pour protéger le couple! Oui, je vous mets Madame Blancoin par-dessus le marché. Pour le même prix! Si les époux se séparent, séparez-vous. Et mettons, pour éviter d'éventuels cafouillages, que Monsieur Buû sera spécialement responsable de l'homme! Vous préféreriez la femme, naturellement, mais on ne fait pas toujours ce qu'on veut… Et tâchez de ne pas me le tuer avec votre arme de service! »

    La marrade cette fois est enlevée à grand ahan, et Lapomme reste de pierre, manifestement contre. Quant à Buû, alors là, blousé. Mais, Sainte Magouille, où veulent-ils en venir? Est-ce qu'ils croient écarter à peu de frais le soupçon de collusion, ou l'envoient-ils tirer d'éventuels marrons du feu en se gardant les pattes fraîches? Il est bien décidé à ouvrir l'œil, de toute façon, mais il aimerait savoir ce qu'on attend de lui, comment on prétend le manipuler, si l'on spécule sur sa perspicacité ou sur son idiotie… Les noms s'égrènent, Coquet, Blancoin fils, patron de Limtrans, pas de volontaires, Lapomme, sollicité, s'ébroue de sa torpeur réprobatrice, désigne les gens au hasard, en arborant l'hésitation méditative d'un qui pèse ses décisions… On sent que personne n'est dupe, que l'essentiel est acquis. Dire qu'il va falloir bosser avec Damger! dont la mine soucieuse étale à qui sait lire qu'il changerait volontiers, mais n'ose revenir sur ce qu'a tranché l'autorité suprême… Quelle partie de plaisir! Et pas demain : déjà la réunion se dissout…

 « Eh bien, si personne n'a rien à ajouter, il ne vous reste plus qu'à rejoindre vos postes! Dans une heure au plus tard : nous n'avons que trop traîné. La liste des adresses est là. Prière, Messieurs, de ne pas laisser sortir seules les personnes de la sécurité desquelles vous aurez à répondre! Vous le voyez, nous n'avons personne pour assurer la relève : pendant quelques jours, vous ne pourrez donc fermer l'œil que dans des antichambres, un seul œil, et de préférence en travers de la porte d'entrée! Nous sommes désolés de vous imposer cette corvée… Vous serez rémunérés en H. S., bien entendu… »

    On s'ébroue, on se lève; il y a une protestation contenue sur les gueules, qui se résume peut-être à “J'espère que ça va pas durer jusqu'aux fêtes! C'est que j'ai versé des arrhes!” que glisse Fellepy à Berton. Jugulaire-jugulaire, Buû évolue vers la table aux adresses, encore qu'il sache fort bien, comme tout le monde, où crèche Sa Majesté.

 « Inspecteur! Un instant! Le commissaire Paganelli aurait deux mots à vous dire… »

 

[1] Voir Papa, dessine-moi un coupable!

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