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Noyau de nuit

[Icare en a chié, Icare a cru choir, Icare a eu chaud…]

10 Octobre 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Du plomb plein les urnes (1996)

 – Mais enfin, soyez sensé! Si vous craignez qu'il s'affale devant moi, votre pièce montée ne tiendra pas jusqu'au procès!

 – C'est la vérité! Vous entendez? La vérité! Cette affaire est élucidée! Vous n'avez aucun droit de mettre en doute ma bonne foi! Et moi je ne peux pas vous laisser semer votre merde, inciter le prévenu à revenir sur ses aveux! La vérité ne suffit pas, il faut encore qu'elle soit acceptée! Tout le pays est en effervescence! Ça pète de toutes parts! Il y a une réaction en chaîne insensée…

 – On peut savoir?

 – On a tiré sur des élus à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, à Rouen! Bastonné à Toulon! Poignardé à Cannes et à Paris! Ici même, avant-hier, on a fait sauter le second adjoint avec une bouteille de gaz! Et on revendique les meurtres de partout! Des centaines de lettres signées FACC!

 – Ce Robert est décidément tentaculaire…

 – Ne faites pas l'idiot : il n'a servi que de germe! Mais il est impératif d'arracher ce germe, et que tout le monde y croie, ou cette plaisanterie risque de nous mener loin… Enfin, mon vieux, qu'est-ce que vous voulez? Le chaos?

 – Rien contre. Mais reconnaissez que pour le moment mes ambitions sont beaucoup plus modestes : je veux que le dénommé Robert me confirme ses aveux. Si ça peut vous rassurer, je n'ai aucune intention de le cuisiner : juste l'entendre de sa bouche, histoire de m'assurer que vous ne bidonnez pas de A à Z, que vous ne me faites pas élargir uniquement parce qu'un pruneau m'attend au coin de la rue…

 – Mais vous êtes complètement ravagé! Un dangereux malade! Votre perception des réalités est aussi atrophiée que votre sens moral! Où serait mon intérêt, tonnerre?

 – Et quel intérêt trouvez-vous à garder ce gus sous le boisseau? Il a été massacré?

 – Je n… Oh, après tout! S'il n'y a que ça pour vous faire plaisir… Je peux toujours voir s'il est encore au Palais… Mais je vous préviens que si vous me cassez la baraque… »

    Andriot se lève, cramoisi; curieux comme il fait plus primate qu'avant-hier, et moins qu'après-demain, sans doute, on se croirait dans L'île du Docteur Moreau phase rebours… Resté seul avec le greffier, Buû croit capter dans l'œil d'icelui une lueur de considération, un vague désir de casser le morceau : il lui flèche son regard spécial-vérité, que l'autre ne soutient que le temps de confirmer : mais ils n'osent passer à l'oral. Quel morceau? Évident qu'Andriot s'est contenté d'enregistrer ce que les chers collègues ont tranquillement arrangé pendant la garde à vue… Encore s'ils n'avaient pas joint Magloire à l'addition, on pourrait s'efforcer d'y croire… Mais n'est-ce pas le petit cadeau qu'ils font à Buû pour qu'il se tienne tranquille? Et si Robert s'était subitement découvert guerrier, avait réellement descendu Baby Doc? La mère, non : se serait-il proposé pour rester surveiller? Remarque, il s'est désisté bien promptement : une ruse? Une ruse, le pauvre bougre! Il nous a indiqué la position du cadavre, mais qui l'avait fourré là, celui-là? Blancoin mère et fils qui dans la nuit l'auraient précipitamment déterré? Ou la police? Combien de gus, pour les travaux de terrassement et de manutention? Vérifier le jardin floral? Mais je déménage! Je devrais hurler de joie que la vie me soit rendue! Icare en a chié, Icare a cru choir, Icare a eu chaud… Si vraiment ils en sont venus à un maquillage pareil, s'épousseter d'un grain de sable de mon acabit ne leur fera pas un bouton…  Passer condamnation : est-ce moi, Robert, qui suis allé te chercher? Jouissais-tu vraiment de la liberté? Tu vas te chauffer et te remplir la panse, avec une chaude recommandation probablement, dans une piaule un peu plus confortable que le Labyrinthe des amants… Si…

 « Non, laissez les menottes, juste une minute, quoi… »

    Robert-la-science n'a pas été coupé en rondelles, et semble n'avoir rien perdu de sa superbe : Buû se sent toisé de haut, et si l'autre évite son regard, on dirait que c'est mépris plutôt que confusion…

 « Bon, Guéranger, cette rencontre un peu irrégulière n'est pas à proprement parler une confrontation, mais l'inspecteur Buû n'arrive pas à avaler que vous l'ayez mené en bateau, et trahi aussi éhontément son hospitalité! Il aimerait juste en avoir confirmation de votre bouche! Simple formalité… Il vous suffit de répondre par oui ou par non… Vous étiez bien le complice de Bèzemin?

 – Oui. »

    La voix est ferme, hautaine, presque triomphante.

 « Vous avez personnellement abattu M. Dupez?

 – Oui.

 – Ainsi que Mme Blancoin et son fils?

 – Oui.

 – Et Paul Leval? C'est bien vous qui avez indiqué à la police où se trouvait son corps?

 – Oui. »

    Une lame d'amertume semble submerger ce “oui”-là… Son pote! Ils auraient pu l'escamoter au lieu de lui imposer ce fardeau inutile.

 « Vous avez posté la lettre et les billets destinés à Dureperriol, afin qu'il élimine l'inspecteur Magloire?

 – Oui.

 – Pourquoi? » : Buû, ça; mais Robert fixe toujours le juge.

 « Répondez donc à l'inspecteur!

 – Magloire… m'avait tabassé.

 – Mais pourquoi payer? Pourquoi ne pas le démolir toi-même? Tu sais conduire! T'étais soupçonné de rien!

 – Inspecteur, je vous rappelle nos conventions! Ici, c'est moi qui pose les questions! Guéranger, vous nous avez déclaré que vous préfériez ne pas courir de risque, et que du reste l'idée vous avait amusé, que vous vouliez l'essayer. C'est bien ça?

 – Oui.

 – Tu préfères pas courir de risque, et tu vas étrangler la mère Blancoin!

 – Répondez.

 – Elle… m'a vu rôder, elle m'a engueulé, j'ai sauté sur l'occase.

 – Vous avez cédé à une impulsion irréfléchie.

 – Oui.

 – Je crois que c'est tout ce que vous vouliez savoir, inspecteur? Ah, si! Pourquoi il est entré en contact avec vous! Alors?

 – Pour… cacher les indices chez lui, et le faire accuser.

 – Voilà! Je pense que les choses sont claires! Vous pouvez l'emmener. »

    Buû, ta gueule! Ta gueule, Buû! Buû, ta gueule! Ta gueule, B

 « Robert! Tu fais le con, tu m'entends! Ils ne tiendront pas leurs engagements! »

    Et juste le temps de voir disparaître un visage de nouveau humain, démasqué par l'angoisse…

 

***

 

La Nouvelle République, 10 janvier 1983

 

ARRESTATION DES ASSASSINS DE MARCELIN FOUGERON

 

    La police, que d'aucuns auraient pu croire impuissante et inactive, travaillait par élimination sur la liste des employés intérimaires de l'agence Fougeron, et surveillait étroitement depuis quelque temps l'un d'entre eux, Maurice Icare, qui s'était fait remarquer à plusieurs reprises par des menaces à l'égard du directeur qui l'aurait “exploité”. Arrêté avant-hier, Icare serait passé aux aveux cette nuit, et, incapable d'expliquer le mécanisme de l'engin de mort déposé dans le véhicule de M. Fougeron, aurait fini par livrer le nom de l'artificier : on ne peut se défendre d'une certaine incrédulité en apprenant qu'il s'agirait de l'anarchiste Guy Litavoine, inquiété à tort pour les assassinats précédents! Le jeune homme est actuellement entendu par les enquêteurs, et il serait tout à fait prématuré de s'interroger sur ses mobiles. Espérons toutefois que les errements policiers ne l'auront pas conduit à  un terrorisme de revanche!

    Nous avons entretenu nos lecteurs de l'étrange déchaînement épistolaire auquel cet attentat a donné lieu, et qui Dieu merci semble se tasser. Notre rôle ne consiste nullement, comme se l'imaginent certains virtuoses de l'invective anonyme, à “faire passer” un portrait officiel du patron qui relèverait d'une éloquence de cimetière; nous sommes sensibles aux déceptions qu'occasionne le travail intérimaire, aux exigences parfois scandaleuses que subissent les jeunes sans qualification; mais entre canoniser la victime et excuser l'assassin, il y a une marge considérable! L'État de droit s'édifie sur le renoncement à la vengeance personnelle, et il n'est en aucun cas acceptable qu'un individu prenne prétexte des carences de la justice pour frapper soi-même : le ressentiment se paie des plus mauvaises raisons, s'égare sur n'importe quelle cible, et si porté qu'on soit à approuver telle ou telle “correction” qu'on aura trouvée méritée, telle manifestation d'autodéfense, il faut se l'interdire : accepter une expédition punitive, même contre le plus noir des criminels, c'est en accepter le principe, c'est les accepter toutes : qui ne voit que c'est sombrer dans le règne de la force, que n'importe quelle folie brûle de travestir en droit? Qui ne voit qu'aucune vie n'est plus protégée dans ces conditions? Pour une gifle, une facture salée, une lettre que l'administration aura laissée sans réponse, pour rien, une lubie, une vapeur qui aura traversé un cerveau dérangé, une seule sentence, la mort! Convenons qu'il serait paradoxal et monstrueux, au moment où notre législation entérine le caractère sacré de toute vie humaine, même celle des plus atroces assassins, de prétendre légitimer la vengeance privée, et son mépris absolu de la vie!

    C'est du reste une revendication dont les vengeurs démasqués sont fort éloignés : Guéranger, dont les psychiatres nous diront s'il est tout à fait responsable de ses actes, semble plutôt s'être considéré comme l'instrument d'une fatalité que comme le bras d'une justice; Icare ne s'embarrasse pas de droit, et prétend avoir cédé à un coup de colère – d'une colère imitative, ça existe! Quant à Bèzemin, qui nous dira quelle fut la part du remords dans son ultime décision? Ce n'est pas le seul secret du reste qu'ait emporté dans la tombe cet être énigmatique, dont la culpabilité nous est confirmée par son complice, mais dont les motivations persistent à nous échapper, dans la mesure, peut-être, où elles sortent du cercle de la raison. La révolte contre tout et contre tous, l'obsession d'assainir en détruisant sans se préoccuper de remplacer, ressortissent à la pathologie mentale, non à la politique; mais on a déjà vu des foules folles, des partis psychotiques, des époques endiablées! À Dieu ne plaise que las de trop de calme certains se prennent à souhaiter que “ça bouge”! On peut caresser la souffrance en pensée quand on s'ennuie; mais quand on se met à souffrir pour de bon, on ne tarde pas à regretter l'ennui.

François Écalle

 

***

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