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Noyau de nuit

[Cours élémentaire de crime en col blanc]

30 Août 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Du plomb plein les urnes (1996)

    Ça désigne le taciturne aux Marlboro… Me remonter les bretelles?? Si ce pistonné élève la voix, je le cloue au mur! Mais non, t'affole pas! Il la baisse, au contraire, chuchote : « Sortons. On ne s'entend pas ici. » Mais le hall de la mairie est plein de monde, et en fin de compte, les voilà à arpenter la Place d'Armes, à trois pas le mètre : ça glisse, un soleil bas mais violent n'est pas parvenu à faire fondre le givre. Étrangement, le susnommé Paganelli la boucle, semble attendre… Est-ce que ça va durer? Buû, en chemise mince et veston ouvert, se gèle la couenne; il tape sa pipe à son talon, et manque de s'étaler. Ça semble décider son compagnon de patinage :

 « Vous n'avez rien à ajouter… confidentiellement?

 – Comment?… Mais non!

 – Celui que vous soupçonnez d'être l'homme de main de Blancoin? Je vous garantis que vous ne serez pas cité.

 – Mais je ne soupçonne personne!

 – Vous n'allez pas prétendre que vous vous offrez une sortie pareille sans motif, juste pour jouer au con?

 – Mais si, je vais le prétendre. » Très crânement, mais non sans la faiblesse de laisser supposer des coulisses, par la moue et le ton, tant il se sent niais, le pauvre Buû! Naturellement, l'autre insiste, et naturellement en vain.

 « Tant pis. Vous nous auriez grandement facilité les choses…

 – Un nom en l'air engage trop, en présence d'événements aussi graves.

 – Mais se taire, c'est presque une forme de complicité! »

    Alors là, avoue que c'est bien fait pour ta grande gueule! Je bois du petit lait! Il ne te reste plus que l'escalade :

 « Alors, vous savez que c'est Blancoin?

 – Ne soyez pas ridicule, inspecteur! Je ne sais rien, je débarque! Mais Blancoin, d'évidence, a une casserole grand modèle à la queue! Tout porte à supposer un trafic d'influence classique pour alimenter au moins les caisses de son parti, sans doute des travaux immobiliers personnels, et peut-être des avoirs secrets, un compte en Suisse, que sais-je? Impossible de faire une soustraction exacte tant qu'on ignore ce que palpent les intermédiaires! Et le BIT a mis la clé sous la porte! Ils sont partis en vacances, figurez-vous! Le directeur et la secrétaire!

 – Je vous avoue que je ne comprends pas ce que trifouille cette BIT là-dedans… Dupez n'avait pas besoin d'intermédiaire pour arroser Blancoin…

 – Ah çà, mais seriez-vous stupide?

 – Vous n'aviez pas remarqué?

 – Dupez arrose Blancoin, ah ben je ne vous conseille pas de vous lancer dans les affaires! Certes, l'essentiel des pots-de-vin est probablement glissé en liquide de la main à la main, mais croyez-vous qu'Élibat, devant le fisc, devant ses actionnaires, devant la justice, puisse se permettre de présenter des comptes pleins de trous? Il faut, pour justifier l'absence des sommes détournées, que l'entreprise achète des marchandises ou des services fortement majorés ou carrément fictifs : à cet égard, les “études”, c'est ce qui se fait de mieux – et de pire, car c'est un peu trop diaphane…

 – Ah, d'accord! Mais le BIT lui-même…

 – Naturellement! Il faut qu'à son tour il arbore des factures plausibles d'une autre société, et ainsi de suite, jusqu'à un paradis fiscal quelconque, où de surcroît le secret bancaire sera absolu! On ne tarde pas à perdre la trace de l'argent. On peut avoir des centaines de sociétés en chaîne…

 – Si chacune prélève son pourcentage, il ne doit pas en rester lourd au bout…

 – Il va de soi qu'elles sont fictives, et toutes entre les mêmes mains. Aux Bahamas, vous pouvez créer une boîte sans même donner votre nom!

 – Vous la possédez sous un pseudonyme?

 – Pas besoin : en actions au porteur.

 – Je vois. Mais alors, quel besoin pouvait avoir Dupez de passer par le BIT?

 – Vous n'imaginez tout de même pas qu'à la Brigade Financière nous sommes aussi ignares que vous? Je vois bien Dupez… Ha ha! Remarquez qu'il l'a fait! Séminaire aux Antilles! À Saint Kitts! Cinquante-deux briques! Dont probablement douze effectives à tout casser, et quarante pour Blancoin. Seulement, il ne pouvait tout de même pas commander aux Antillais une enquête géologique sur les sols de Limonne! Même recopiée in extenso sur des ouvrages en vente dans toutes les bonnes librairies…

 – Au fond, c'est pas si compliqué…

 – Oh, ce n'était pas sa seule corde! Dupez, d'après ses comptes, payait tout au prix fort, l'architecte, le publicitaire, le sculpteur, les fournisseurs même… Figurez-vous que nous avons été alertés par une œuvre de charité, oui, inspecteur! à qui il avait proposé, sous un prétexte fumeux, un chèque de deux-cent mille francs, à condition qu'ils lui en rétrocèdent la moitié de la main à la main! Rien ne dit, du reste, qu'il n'ait pas réussi avec d'autres…

 – Et vous ne pouvez pas faire l'addition de tout ça?

 – Très long, difficile, aléatoire… Allez donc éplucher toute la comptabilité! Sur cent tonnes de sable facturées – cher – en 1975, qui va nous dire combien ont été effectivement livrées, et à quel prix?

 – Personne. Et par l'autre bout, savoir combien a effectivement dépensé le P. R.

 – Oh, là, aucun espoir : c'est la bouteille à encre : les affaires de Dupez sont cristallines à côté. Du reste, le financement du parti est un délit… bénin, disons. C'est surtout l'enrichissement personnel qui serait inadmissible…

 – La nuance me paraît fallacieuse : on finance le parti pour gagner les élections, et on les gagne pour continuer à s'en mettre plein les poches, et ne pas avoir à rendre de comptes. Leur objectif ultime, à tous, c'est bien de se goberger.

 – Elle est faite au couteau de cuisine, votre analyse, que dis-je? À la masse d'armes!

 – Les analyses fines, je les laisse à ceux qui ont tort : elles ne servent qu'à justifier l'injustifiable.

 – Ce n'est pas tout à fait faux…

 – Moi, si j'avais à les classifier, je distinguerais simplement les battants, ceux qui volent pour gagner, pour grimper, des défaitistes, ceux qui thésaurisent pour leur retraite

 – Et lesquels vous paraissent les plus coupables?

 – Bonne question. Les premiers sont moins antipa; et puis ils font marcher l'économie… En revanche ils sont bien plus dangereux…

 – Et Blancoin, vous le logez où?

 – Attendez que je fasse sa connaissance! Mais de réputation, dans les battants.

 – Il a gratté sur la restauration de son château…

 – Ah, c'est pas pareil! Ça relève du présent, d'une boulimie devant la vie!

 – Reste à savoir ce qu'il fait de ses épargnes… s'il en a! Vous savez, on ne le coincera pas.

 – Oh! Vous croyez vraiment?

 – Et non pas parce qu'il est protégé, comme votre ton semble l'insinuer; mais parce que, comme vous le disiez vous-même avec une pertinence qui peut donner à douter de ce personnage de cancre que vous jouez en ce moment, il est probable que les “fusibles” ont d'ores et déjà sauté!

 – Il en reste pas mal…

 – Aucun, je le crains. Ne me faites pas parler pour le plaisir! Bourduelle faisait pression sur le Conseil d'Administration pour les attributions de marchés; peut-être graissait-il la patte à un ou deux membres pour disposer d'une majorité stable? L'enquête n'a pas encore démarré de ce côté-là. Mais si Blancoin n'est pas un abruti, il laissait Bourduelle se mouiller seul! Et de l'autre côté, Dupez pouvait bien disposer de vingt, cent, mille auxiliaires pour faire passer le fric au travers des comptes, ils n'avaient affaire qu'à lui, et ne peuvent parler de nul autre! Seuls Bourduelle et Dupez traitaient directement avec le maire, et pouvaient témoigner contre lui! On peut espérer, bien sûr, qu'il ait commis une erreur à l'occasion, dans le feu de l'urgence…

 – Il y a l'autre bouffeur de budget, là, Limtrans…

 – L'autre, ah ah! Dites le même! Dupez détenait la majorité… Tant par ses filles que par ses filiales… Ma main à couper que le P. D. G. de Limtrans n'a jamais eu avec le maire que d'irréprochables relations mondaines… Non, il n'y a plus qu'une personne dont la déposition puisse être décisive, si votre hypothèse est juste : le tueur.

 – Il va devoir le liquider en personne…

 – En cas d'urgence, peut-être… Mais dans l'immédiat, je ne vois pas ce qu'il pourrait craindre : un chantage? L'exécutant risque perpète comme le commanditaire…

 – Le plus clair de ça, c'est que si Blancoin s'est contenté de saigner la ville, s'il n'a pas ajouté Dupez à son tableau de chasse, il n'a pas une chance de ne pas s'en tirer!

 – Et vous préconiseriez quoi?

 – Enfin, il n'y a pas cent mille manières de recomposer le puzzle! Le poids des présomptions ne suffit pas? Il vous faut le témoin à tout prix, comme en Amérique?

 – Je vous fais remarquer qu'aucune cour n'a été saisie de cette affaire! Nous enquêtons ici sur un assassinat.

 – Blancoin est bien assez suspect pour qu'on perquisitionne chez lui!

 – Le juge d’instruc’ ne veut pas en entendre parler. Du reste, qu'y trouverait-on?

 – Mais… je sais pas… Du fric, des titres, des lettres, des notes, un agenda, si on le cueille à l'improviste! Des clefs qui n'ouvriront aucune porte sur place!

 – Ceci bien entendu si nous admettons l'enrichissement personnel…

 – Mais même les comptes authentiques du parti, il doit bien les tenir quelque part!

 – Ma foi, Inspecteur, à vous de voir! Dans une heure, vous serez dans la place…

 – S. P. D. G.…

 – S. P. De Personne… Est-ce qu'un fonceur comme vous a besoin d'être couvert? »

    Buû frissonne.

 « Ben… Par ce temps…

 – Rentrons… Si vraiment vous n'avez rien à ajouter… Notez, au cas où, que je suis cantonné à l'hôtel de Blossac… Voici mon numéro personnel : les appels ne passent pas par la réception.

 – Bonjour la note de frais!

 – Ah ça, c'est une tout autre enquête… dont vous ne risquez pas d'être investi… »

    La parole s'envole, mais tout de même elle est lâchée! Est-ce que ces cocos sont descendus pour descendre Blancoin avant les élections? Est-ce que, tout simplement, ils rouleraient pour le gouvernement en place, et, tout matelassés de consignes de ne pas avoir l'air d'y toucher, sauteraient sur ce collaborateur qui s'offre étourdiment? M'utiliser, moi! Parés à me désavouer au moindre pépin! Bah! À moi de savoir les utiliser, eux! L'objectif ponctuel est le même : vider ce furoncle, eux pour ouvrir la voie au pillage socialo, et moi… et moi… ma foi, pour le plaisir, car s'il s'agit de réveiller les masses, je peux me l'accrocher, comme la FACC, si FACC y a… Ils vont monter en épingle le scandale Blancoin, en faire un abcès de fixation, prétendre drainer là la grogne et le soupçon, répéter à longueur de canards enchaînés, ligotés, bien conformes, que “tous pourris” relève à l'évidence d'un populisme ringard… Oh, le bon peuple, qui n'a qu'à lire en lui-même pour savoir qu'on vole ce qu'on peut dès qu'on peut, ne sera pas dupe; mais le bon peuple n'a accès au courrier des lecteurs ou au standard du Téléphone sonne que s'il bêle avec les loups… Non, ça ne lui apprendra rien, rien qui se formule en proverbe ou en maxime; mais “tous pourris” s'émousse à force d'approximation, et un bon petit procédé précisément expliqué affûte l'exaspération… Seulement la latitude d'action est des plus faibles : Buû ignore l'art de crocheter les coffres, et ne se voit pas fouiller méthodiquement le burlingue du maire, surtout sous la surveillance de Damger…

    Ce malcommode coéquipier ne l'a pas attendu : bobonne à prévenir, le complet des dimanches à enfiler, un coup de déodorant longue-durée à se pulvériser sous les bras… à moins qu'il ne tienne à arriver le premier, histoire de se placer, de cafeter la taupe… « Vous vous retrouverez à l'hôtel Sainte-Fantine : M. le Maire est prévenu » : bon. Deux-trois cafés au troquet d'en face; un paquet de tabac au Vizir; frais de toilette : néant! Ce serait une bassesse… Du reste, il s'est rasé ce matin, brossé les dents avant-hier, peigné le mois dernier : un sou neuf! Qui est-ce qui murmure, là, qu'il vaudrait mieux éviter le choc frontal? Buû n'a pas entendu : il a déjà décarré.

 

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