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Noyau de nuit

[Première leçon de pensée positive]

31 Août 2016 , Rédigé par Narcipat

 « Si Monsieur veut bien prendre un siège… Je vais voir si Monsieur est visible… » Et tu ne crois pas, pauvre pomme, que les pronoms personnels français véhiculent assez d'équivoque comme ça? Ça rime à quoi, tes Monsieur calqués sur le gibus-télé? Buû ne sait trop s'il se sent aristo ou prolétaire, face à cette bourgeoisie singesse et empesée, il tend à se dire que c'est du kif : aisance et naturel versus amidon, mais ça relève de l'idée reçue toute pure, il ne les a jamais vus de près, les grands seigneurs de l'ancien régime, ou leurs oeuvres, d'accord, mais ce ne sont pas les guindés de la coiffe qui ont pris plume en main, le Cardinal de Retz ne représente pas Beaufort, Elbœuf, le prince de Conti, toutes ces cervelles vides engoncées dans leurs jabots et leurs révérences : eux aussi sans doute faisaient semblant, procustaient leur liberté à des modèles commodes, se chargeaient de chaînes à chaque degré qu'ils gravissaient… Protestation intérieure tous vagues azimuts et de pure forme; car Buû doit bien s'avouer qu'il la trouve exquise, cette antichambre-bibliothèque qu'il parcourt comme une cellule spacieuse, douze enjambées sur seize, négligeant le siège où il se serait incontinent vautré s'il ne lui avait été offert. Du goût… enfin, le sien, aux antipodes des foulards Hermès et de la beauté fiduciaire des bibelots de luxe : tout est simple, ici, non pas fonctionnel, puisque les hautes cathèdres noires semblent des plus inconfortables, que rien n'est prévu, sinon un lutrin, pour consulter les livres, et que percent çà et là une statuette, un tableautin, l'avalanche de feuilles d'une plante inconnue; mais la sobriété des éléments, l'harmonie de l'ensemble, l'éclairage contrasté sans être théâtral exercent sur lui une séduction mal réductible, et dont il ne se défend que mollement : on n'a pas tout gardé, c'est clair, et l'on n'a pas déguisé : les bouquins, pour la plupart, ne sont pas reliés; sur le plafond grossièrement chaulé se détachent trois énormes poutres cirées-acajou, fissurées par l'âge, où une profusion de spots d'opaline saumon, et pas braqués n'importe où, devrait jurer : mais non : ça ne se fait pas, et c'est chouette quand même : la patte d'un décorateur pas trop rouillé? ou la volonté des maîtres de maison? Des voleurs de maison, notre révolté se force à ne pas l'oublier, pendant qu'il relève distraitement titres, auteurs, éditions rares…

 « Monsieur va recevoir Monsieur dans quelques instants… Si Monsieur désire prendre quelque chose…

 – Non merci, Camarade. Dites-moi… Vous êtes plusieurs employés de maison, ici?

 – Deux. La cuisinière et moi.

 – Est-ce que vous vous adressez à la cuisinière à la troisième personne? »

    Le masque du manchot empereur se craquelle d'une sorte de sourire.

 « Euh… Non, Monsieur : c'est ma femme.

 – Et les livreurs, vous leur donnez du “Monsieur”?

 – Oh, les livreurs, non…

 – Je suis chargé de la sécurité de votre patron, et je vais avoir à séjourner ici plus longtemps que je ne le désirerais; je suis flic, assez mal payé, plus mal que vous probablement : est-ce que ça vous mettrait à la torture de me traiter comme un humain normal?

 – Qu'entend Monsieur par “humain normal”?

 – Comme un égal.

 – Oh!… Monsieur aura certainement réfléchi qu'en tant qu'hôte de ces lieux je suis censé lui apporter un service… lui obéir, en somme.

 – Je ne vous demanderai rien.

 – Le principe demeure. Un certain nombre de rites – arbitraires, je l'accorde à Monsieur, mais consacrés par le temps – font du service de Monsieur un travail comme un autre, qui n'implique aucune infériorité. Se débarrasser étourdiment de ces rites, ce serait mettre à nu, voire créer une situation d'esclavage parfaitement humiliante… J'époussette l'antichambre et j'ouvre à Monsieur parce que je suis payé pour cela…

 – Bien reçu : vous ne le feriez pas chez des amis. En somme c'est vous qui préférez maintenir la distance.

 – Monsieur a-t-il lu Loin de la troupe, d'Heinrich Böll?

 – Hein, mais… je crois…

 – Il y a là un soldat constamment chargé de la corvée de latrines, et qui, quand le chef veut fraterniser, s'arrange pour lui renverser sur les pieds le contenu de son seau… »

    Buû est éberlué et en fait montre! Il faut dire que c'est le premier larbin qu'il rencontre, l'espèce a bien fondu depuis 1789, et qu'il est fondé à se demander : “Seraient-ils tous comme ça?” Ce ne serait pas pour lui déplaire!

 « Vous avez été entendu, au sujet de la nuit du 11? »

    L'autre empoigne fermement son seau de merde. Le ton se durcit perceptiblement.

 « Oui, Monsieur.

 – Et votre… employeur a passé toute la nuit ici?

 – Toute la nuit, je ne saurais l'affirmer; mais nous avons entendu vers minuit une discussion assez vive en provenance de la chambre de Monsieur.

 – À quel propos?

 – J'en témoignerai en justice si je suis requis de le faire.

 – Il aurait pu sortir ensuite?

 – Avec d'extrêmes précautions. Madame a demandé du thé, et je ne me suis pas recouché avant une heure.

 – Ils font chambre à part?

 – Ordinairement. Mon Dieu, ce n'est pas un secret!

 – Où logez-vous, votre femme et vous?

 – Nous disposons de deux pièces au second.

 – Vous êtes donc quatre à coucher dans l'hôtel?

 – Cinq, avec le secrétaire de Monsieur.

 – Il était là?

 – Non. C'est son jour de congé.

 – À quelle heure » Mais un vigoureux tagadatsointsoin retentit à la porte d'entrée : non pas sollicitation, mais simple avertissement, puisqu'aussitôt voici débouler un dandy trapu en vert-bouteille, qui dans une déferlante de cheveux blonds jappe au larbin-philosophe : « Mon père est là? » – « Oui, Monsieur », et s'évanouit par la porte du fond, en contournant le visiteur par la droite, comme le haricot d'un rond-point. Les rideaux s'agitent à l'appel d'air.

 « C'est le publicitaire?

 – Le directeur de l'Agence, oui, Monsieur. » Et comme Buû note la nuance pour y réfléchir plus tard :

 « Monsieur va vous recevoir incessamment.

 – Mais je m'en fous, qu'il me reçoive! Seulement je suis chargé de sa sécurité, et je suis tout de même censé palper ses visiteurs au passage!

 – Oh, tout de même pas la famille!

 – Qui sait? En tout cas, il va falloir verrouiller cette porte, ou y mettre une chaîne.

 – La porte ne comporte ni chaîne ni verrou; on ne la ferme jamais à clef, d'ailleurs.

 – Même pas la nuit?

 – Non. Je n'ai jamais vu la clef. De toute façon, il y a un factionnaire en permanence à la grille.

 – C'est gai! Il va vraiment falloir dormir en travers de l'entrée – au risque de se faire craquer les côtes par un énergumène… »

    Sur ce, l'on sonne de nouveau, mais dans le genre retenu, respectueux, le genre… Damger chez les Puissants.

    Cette fois, les deux ennemis mortels sont en présence. Avec la complicité de Lapomme, ils ont réussi à s'éviter deux ans. Oh, ce fut facile : Buû était écarté de toute tâche laissant présager la moindre chance d'avancement. Il a végété sans joie, tandis que l'autre, à vrai-dire, ne faisait guère d'étincelles. Mais à Limonne, hein, les gros coups… D'autant que dauphin d'une ganache qui n'a pas renoncé à l'espoir et tire à elle toutes les couvertures, ce n'est pas un poste si porteur… Damger lui aussi décline le coup de rouge, et l'esclave-libre-dans-sa-tête disparaît l'annoncer. Buû s'est assis, tendu par la désinvolture qu'il s'impose de jouer, et fixe le dos du collègue, qui parcourt à son tour ceux des bouquins : il a changé de costard, mais pas dans le sens du faste; s'est douché, on s'en avise à quelques mèches mal séchées; et noyé d'eau de toilette “en solde à Uniprix”, Messieurs les parvenus? Est-ce que vraiment votre tarin grand-luxe ferait la différence lors d'un humer aveugle? Est-ce que la douloureuse ne donnerait pas du prix à n'importe quel remugle? Enfin, tout ça pour excuser notre prolaristo de renifler avec une certaine volupté, d'autant que Damger, c'était calomnie par routine, n'a pas appuyé sur l'arrosoir… Gonflé tout de même; le mec : le voilà-t-il pas qui tire un livre du rayonnage… le repousse à la réflexion, et toujours dos-au-nez, articule comme pour lui-même, d'une voix désincarnée :

 « Il va falloir trouver un gentleman-agreement

 – Propose. »

    L'autre, prestement, tourne le recto cravate-de-soie, vers celui qui redevient son interlocuteur :

 « Ou une franche réconciliation! Moi, je n'ai aucune rancune, et toi, tu dois bien reconnaître que tu n'as rien à me reprocher. On n'a rien à gagner à cette situation ni l'un ni l'autre.

 – Pas si sûr. Je ne crois pas que tu puisses me pardonner d'avoir tout fait pour t'aligner; et de toute façon, les arrivistes n'ont pas d'amis. Comme tu es beaucoup plus répandu que moi, j'ai intérêt à ce qu'on sache que nous nous détestons : ça relativise tout ce que tu peux jaboter.

 – Tu crois que je parle de toi? Tu te prends pour le centre du monde! Quand bien même je le ferais, d'ailleurs, qu'est-ce que je gagnerais à une… normalisation de nos relations? De passer pour un traître, c'est t »

 « Monsieur va recevoir ces Messieurs dans un instant.

 – Ces Messieurs sont très bien ici. On est payés pour protéger Monsieur, pas pour le supporter. »

    Le valet met les bouts sans formuler de commentaire, et Damger, avec un sourire, tire de nouveau de la bibliothèque le bouquin qu'il y avait relogé, l'ouvre…

 « Toi qui prétends avoir tout lu, j'aimerais t'offrir un ouvrage que tu ne dois pas connaître…

 – Le Nouveau Testament?

 – Un de ses dérivés… »

    Il montre la couverture à Buû, qui déchiffre : Comment se faire des amis pour réussir dans la vie, par Dale Carnegie, et se marre comme un bossu.

 « Ton livre de chevet? Fais gaffe à la concurrence!

 – Oh, tu ne me talonnes pas encore! Quand je t'entends dire que l'arriviste n'a pas d'amis… Mais il n'a que ça, mon pauvre ami! Il ne peut pas s'en passer!

 – Pas des vrais.

 – C'est là que tu te trompes. Écoute, mon fils, et instruis-toi : “Au lieu de nous concentrer sur nous-mêmes, efforçons-nous d'apercevoir les qualités de notre interlocuteur. Nous pourrons alors lui exprimer notre admiration sincère, sans avoir recours à des compliments si grossiers et si faux, qu'ils sont démasqués avant même d'avoir pu franchir nos lèvres.” Pour toi, chaque fois qu'on est positif, qu'on cherche sincèrement à découvrir ce que l'autre recèle de bien, on lèche les bottes! Mais la flatterie ne donne rien. Le grand art, c'est d'aimer et d'admirer vraiment les gens.

 – qui nous sont utiles.

 – Tout le monde a sa petite utilité, on ne sait jamais de qui on peut avoir besoin. Et puis, une règle de vie comme celle-là, tu ne peux pas la débrancher de temps en temps, ou elle ne fonctionne plus. Il faut tendre à tous un miroir dans lequel ils puissent se voir en beau…

 – Et pour gratter quoi, en échange de son ennui? S'ils s'admirent vraiment, ils n'ont aucune raison de t'en savoir gré. Et si t'as un service à demander, ils se diront qu'ils t'ont déjà donné leur exquis commerce… Tu me fais penser à ces dragueurs qui se prosternent devant la cervelle des filles dont le cul seul leur plaît et les motive… En principe, ça ne devrait pas marcher du tout!

 – Et ça marche quand même… Tu sais, les principes de ce genre… D'ailleurs, tu n'arrives toujours pas à sortir de la comédie… Je te dis

 – O. K.! Eh bien, dépeins-moi Lapomme en positif, par exemple…

 – À froid, comme ça, j'admets que le sujet est difficile… Mais il m'a beaucoup appris, ne serait-ce que par ses erreurs…

 – Ah oui, vu par là, j'admets qu'il est instructif! Et d'autres vont s'avérer merveilleusement fumiers, fascinants d'ennui… Ton truc, c'est comme l'amour des Chrétiens : aimer tout le monde, et par devoir, ça ne présente aucun sens pour moi. On aime toujours par rapport à ceux qu'on n'aime pas! Si quelques-uns sont colorés, c'est parce que la masse est transparente. Toi, tu touilles tout, comme ces gosses qui ne peuvent pas s'empêcher de mélanger leurs pâtes à modeler, et se retrouvent avec une grosse massue grisâtre bien assommante…

 – C'est quand tu fais confiance aux gens qui t'entourent qu'ils se montrent sous leur meilleur jour! Qu'ils te renvoient le bonheur que tu leur donnes! Toi, tu as pris le parti de vivre dans l'insatisfaction et le dégoût! On dirait que ton principe, c'est de tout critiquer – et de déplaire, du même coup!

 – Je refuse de faire de la gymnastique pour trouver sympa un salaud ou génial un crétin! Toutes ces complaisances-là, c'est pour soi-même qu'on les a, en dernière analyse!

 – Et pourquoi pas?

 – Parce que ça ne vous rend pas meilleur, comme tu dis, ça vous dégrade! J'avais un prof, au lycée, qui donnait 19 à tous les cancres : pédagogie de la réussite! Il ne décourageait pas, je peux te dire! Eh bien… »

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