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Noyau de nuit

[« Doctor Trou, I presume? »]

24 Mars 2017 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Quand se fissureront les parois du caveau (1996)

    Buû marche vers le dénouement, avec une lenteur exaspérante, au rythme imposé par l’homme, là-bas, qui ploie sous le faix de son carton de P.Q., qu’il n’a pas ouvert, et surtout d’un sac-à-dos bourré de victuailles : l’inspecteur a assisté de loin à toutes les emplettes, hésitant à bondir, et il se demande encore pourquoi il a remis à plus tard : dans le patelin, Camille risquait de surgir, certes, mais l’essentiel échappe au pragmatisme : c’est la curiosité de connaître la tanière, manquée de peu la veille; c’est surtout, il s’en avise, que l’image d’Épinal de cette rencontre est déjà tout imprimée dans sa tête, et qu’une rue grouillante ou une tienda de ultramarinos n’est pas le bon cadre… pour quoi? c’est moins précis, mais on peut compter sur l’austérité du décor pour racheter le vide des propos. Buû n’a pas été surpris de reprendre la C138, ni de constater (car il suit à distance très respectueuse) que l’homme au chignon avait disparu à hauteur de l’embranchement de Burgasé : à peine un peu de fébrilité, de précipitation… et la même silhouette de nouveau, trop proche, sur la piste sinuant à flanc de ravin : à chaque virage à gauche, Buû la perd de vue, et presse le pas… pour le marquer quand il double le même cap : précaution superflue, car Trou ne s’est pas retourné une seule fois. Le filateur redoute d’être repéré dans les épingles à cheveux à droite, puisqu’ils s’y font presque face, mais se répète qu’après tout la marche est libre… en repassant un tas de sublimes formules d’introduction dont il vaut mieux faire grâce au lecteur fatigué. Burgasé, le même en gris, car à contre-jour, tout là-bas, puis tout proche, par le même raccourci d’écriture éhonté qu’hier, mais on n’en finirait plus, car les deux marcheurs traînent les godillots, et Buû vit ce temps étiré comme un rêve d’éternité : les coupures s’imposent d’autant plus que, comme on bande ses muscles pour la curée, en supputant dans quelle maison isolée a pu se transférer la planque, voilà que l’homme au sac oblique à gauche… poursuit son chemin vers des royaumes inconnus! Ça va durer encore longtemps? Après tout, au bord de ce chemin en plein vent… on peut reconsidérer l’image d‘Épinal!

    Ce ne sera pas nécessaire : deux ou trois bornes plus loin, on quitte la piste à gauche, pour un sentier à peine tracé, fertile en creux et en bosses, qui mène à un hameau de six ou sept ruines, sur un escarpement qu’évitent les bovidés… Un silence à déguster à la cuillère, potentiellement plus épais qu’à Burgasé, puisqu’on n’accède là qu’à pied… et quand Buû débouche devant l’église, l’homme a disparu.

    Pas de panique! On en aura vite fait le tour… Et de fait. Mais toutes les maisons sont vides et ombreuses, on y respire l’abandon : baisé? Pourtant le sentier ne va pas au-delà. En désespoir de cause, Buû, le cœur cognant, revient vers le campanile, trapu assurément, mais, au jugé, de loin le meilleur poste de découverte. Pas d’accès par l’extérieur : il lève les yeux… et à l’arche, voit s’évanouir un visage! L’a-t-il rêvé? Un oiseau? En tout cas, un mouvement…

    La porte de l’église grince, et l’on sait que c’est bien là : le sac-à-dos est posé le long du mur; sur l’autel, camping-gaz, casserole, jerry-can, sac de riz, boîte de sel, quelques pommes; au sol, un large sommier couvert d’herbe sèche, et une valise de carton. La porte du clocher est ouverte sur quelques marches de pierre… Le pauvre mec, là haut, doit trembler plus que… moi! Buû engage la tête :

 « Je monte! Ne tirez pas! »

    Temps de silence. Pas suspendu. Et puis délivrance : une voix nasale et haut-perchée :

 « Faites gaffe! Les marches sont pourries! »

    Pas vraiment le dialogue prévu, mais ça peut se rattraper… D’ailleurs, le conseil est bon : à cinq degrés, la pierre s’arrête, et plus haut, « pourri » s’avère euphémisme : aux marches manquantes est substituée une planche à 40°, arrimée avec de la ficelle : il faut s’y hisser à genoux, pour rejoindre quelques moignons de pierre, cassée tout près de la paroi…

    La plate-forme, couverte, forme un carré d’un homme étendu de côté, mais le rectangle noir de l’accès occupant un bon tiers de la surface, sommeiller ici trahirait des velléités de suicide. La trappe, juchée sur deux tas de moellons, sert de table, d’ailleurs vide, dont seuls dépassent un buste, une tronche d’ombre.

« Doctor Trou, I presume? » Sic! Et encore, c’est la meilleure! Le destinataire est à mille années-lumière, sans nulle vanité, de s’en égayer :

 « Merde! Le colis…

– Un cadeau qui vous fera de l’usage, je vous rassure tout de suite…

– Et qu’est-ce qui me vaut cet avantage?

– Permettez-moi de me présenter : inspecteur Buû. »

    Déclaration saluée d’un silence et d’un faible mouvement de bras : non pour saisir une arme, mais pour se pincer jusqu’au sang!

 « Celui qui suis… pas celui que vous inventez!

– Dommage…

– Pour la psychiatrie, peut-être! Mais moi qui suis à même de comparer, mille excuses, je trouve l’original nettement mieux!

– De comparer… avec quoi?

– C’est bien de vous, ce truc? »

    On commence à en douter, car c’est bien attentivement lu… La face, amincie par la lumière, est squelettique, et Buû, qui croyait l’avoir apprise par cœur, ne la reconnaît plus, sans doute parce qu’il n’en distingue plus que les contours. Entre les voûtelettes, un toit effondré, le versant d’en face, et une vertigineuse échappée sur la vallée : liste exhaustive du divertissement local? Pour un pur esprit; mais nul valet pour les corvées d’eau, d’argols, de bouffetance… À ras de terre, une belle merde bien sèche doit constituer un événement, Buû en a tâté… Une paix indicible monte de l’ensemble, paix de la tombe, paix des gagas… Tiens! Il n’a pas aperçu un livre… Pas le moindre bout de papier.  

    Trou relève enfin la tête, avec quelque chose comme un sourire.

 « Un texte-programme… Ce qui trouble, dans une œuvre de jeunesse, ce n’est pas son éloignement, c’est qu’elle soit si proche…

– Vous écrivez toujours?

– Pas ici, non. J’étais parti pour ça, et puis, un beau matin…

– Vous avez opté pour la Voie du Silence?

– Disons qu’elle s’est imposée… Le silence silencieux s’est substitué au silence verbeux dont il était le noyau… l’ultime expression.

– Et celle-là ne risque pas de se planter! »

    L’autre ne répond pas, et Buû s’irrite de se sentir vulgaire face à ce Détachement de pacotille.

 « En somme, vous êtes mort?

– Sauf que je jouis de ma mort… Vous avez l’air énervé? Je ne conteste pas votre droit à l’action…

– Et donc d’autant plus!

– Mais non, je trouve parfaitement honorable de se rendre utile… même seulement à soi. Mais moi, mon utilité était nulle… et en un sens c’était justice : il n’y a pas de littérature de trop-plein. Toute écriture est appel, révèle un manque…

– Mais ce manque peut combler les carences des autres, ça dépend de la forme qu’il prend! de ce qu’il dit! Merde! C’est un appel à l’origine, je veux bien, de même que tous nos actes ont la gloriole ou le gain pour objectif! Mais c’est pas tout à fait la même chose d’ouvrir un hospice et de bombarder Hiroshima! D’écrire Les frères Karamazov ou Les derniers jours de Charles Baudelaire!

– Les bons artisans fabriquent des chaises – ou des lits – confortables, et les mauvais des saloperies. La marchandise diffère, mais c’est toujours de la marchandise.

– Sauf que là, c’est pas un problème de tour de main! Celui qui me touchera, c’est celui qui aura serré du plus près sa question, donc la mienne! Qui sera parti toutes voiles dehors, sans chercher à me plaire!

– Ça se dit. Vous le croyez vraiment? Qu’est-ce que vous lisez?

– Euh… la question n’est pas là.

Serrer sa question, comme vous dites, ça mène à l’illisible et à la famine.

– Vous vous préoccupez de ça? Admettons qu’un minimum de tour de main soit nécessaire… pas trop!

– Quelle qu’en soit la dose, de toute façon, tout ce qu’on lit nous drague. C’est un appel, puisqu’il nous parvient. Qui ne manque de rien se tait.

– C’est votre cas?

– Je me le demande. Quand j’ai compris que je ne serais jamais entendu que des trois pelés auxquels je fourrais de force mes bouquins dans les mains, que l’espoir d’une réponse était vain, que d’autre part j’aurais beau descendre toutes les marches possibles vers le déjà-écrit, le commercial, si vous préférez, ça ne déboucherait jamais sur une publication

– Nous y voilà!

– Mais non! Je pensais que l’écriture survivrait à ça, épurée, magnifique! Elle était tellement mêlée à ma vie! Débarrassée de tout souci de plaire, de frimer, la joie que ç’allait être!

– On écrit pour être lu.

– Eh oui. La joie existe, elle se substitue à cet objectif, elle le masque, le travestit… Mais il demeure, et sans lui… On ne serre pas sa question sur une île déserte, quand on est sûr de ne pas la quitter. Pas par écrit, du moins : pour quoi faire? Et même autrement, je doute… Les questions se défont, quand on ne peut communiquer les réponses à personne.

– Alors, c’est fini?

– On dirait. Mais ne pavoisons pas prématurément.

– Et si vous étiez publié tout à coup?

– Quoi? Des trucs morts… Trop tard. Je serais un peu comme ces maîtres du dyana que les disciples viennent harceler précisément parce qu’enseigner ne leur dit plus rien.

– Mouais… Et moi, je vous harcèle, peut-être? Votre plaidoyer pour la supériorité du silence ne manque pas d’âpreté… »

    Sourire oriental

 « Quand on ne voit personne, les relations humaines prennent du retard… Je puise sans doute dans le placard aux réflexes révolus. Mais “supériorité”, c’est de l’interprétation tendancieuse…

– Qu’est-ce que vous faites, ici?

– Rien.

– Austère.

– Tout naturel. Comme je m’étais restreint à une certaine destinée, tout sens se perd avec le sien.

– Mais pourquoi ici?

– Ici ou n’importe où… J’y étais, j’y reste.

– Depuis quand?

– Deux hivers.

– Vous passez l’hiver dans ce clocher venteux?

– Non, j’ai une position de repli… À Burgasé, un gros patelin que vous avez dû voir en passant.

– Merci, j’en sors. Il pue.

– Les vaches, les mouches et le manque d’eau m’y dérangent un peu l’été… Ici, c’est ma résidence secondaire.

– Juste une question… Pourquoi une table, dans ce clocher?

– Oh! Ça date du tout début…

– Pourquoi ce clocher, alors? C’est coton d’y monter!

– Je regarde la campagne…

– Un sous-sol, ce serait pareil, puisqu’elle ne change pas! Bon, je suis confus, senseï, mais mon total métalent a une infime et triviale tâche à mener à bien, et vos sublimes indications… »

    Tu peux y compter! Trou n’a strictement aucun nom à livrer : ceux mêmes de Lhermitte et d’Écalle semblent n’évoquer qu’un vague écho mou, en provenance d’une vie antérieure… Quant à l’utilisation de Buû, ma foi, c’est bien possible que les tuyaux du journaliste… honnêtement, souviens plus! À la fin il me les brise!

« Vous allez vous faire convoquer, et on vous traitera le nirvana à coups de lattes! »

    Une simple moue amusée, avec un regard significatif aux feuillets de Fonds de cercueils. Buû enrage.

 « Après tout, qu’est-ce qui me dit que vous n’êtes pas dans le coup? Croquenots… bus… train… Vous rallieriez Paris en douze heures! »

    Le Sage ne bronche pas, et l’inspecteur sent le rouge de la honte se substituer à celui de l’exaspération.

 « Soit. Eh bien, bonne méditation! Moi qui ne suis pas aussi avancé, je vis dans l’illusion de n’avoir pas de temps à perdre… »

    Le dialogue est raté, fallait s’y attendre : ça ne concorde jamais. Ce n’est pas sans regret pourtant que Buû, oubliant « ses » feuilles, glisse une jambe dans l’ouverture, tâtonne… C’est presque fichu…

 « Attendez… Qu’est-ce qui le dit, en effet? »

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