Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Noyau de nuit

[Suffit!]

6 Août 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Tueur à gags (2011)

VI

 

     « L’écriture n’est pas faite pour les paroxysmes. » Je ne sais plus de qui est cette vérité première, de Gide peut-être, à moins que je n’aie écrit ça moi-même, du temps où je m’estimais voué à l’extrême, où les demi-mesures me paraissaient méprisables, et où je m’employais à imaginer le monologue intérieur d’un enterré vif, ou celui de la tête coupée, pendant quelques secondes d’éternité avant extinction de la cervelle. Inutile d’ajouter qu’il n’est jamais sorti de là que des cris de bête, et qu’effectivement le langage me semble sans pertinence hors des zones tempérées : de l’expérience mystique, comme des sommets du bonheur, de la souffrance ou du désespoir, ne nous sont tombés que de bien pauvres textes. Et les plus misérables sont bien ceux qu’on rédige à la première personne, signe que primo l’on a survécu, secundo que cesexpériences ne nous ont pas métamorphosé au point de nous guérir du sot besoin de les raconter. La fiction étant à fourrer dans le même sac-poubelle, puisqu’elle ne vaut rien si elle ne ressemble pas au vécu.

     Mais est-ce que je ne me trompe pas d’accusé, en faisant au langage le procès que mériterait la sensibilité? Ou ma sensibilité? Je ne la crois pas spécialement timorée, il y en a des escouades qui tombent dans les pommes devant l’insoutenable, et ça ne m’est jamais arrivé; mais d’abord, l’insoutenable des uns n’est pas celui des autres, outre qu’il se pourrait bien que l’altruisme officiel fût doublé chez tous d’un narcissisme inavouable, et que plus d’un, s’il osait choisir librement, préférerait perdre un gosse qu’il est censé adorer plutôt que l’œuvre d’une vie ou un simple paquet d’actions. Dans le premier cas, il jouirait, si l’on ose employer ce verbe, de la compassion générale, et dans le second, ne se heurterait qu’à l’indifférence : bonne raison pour arborer certains sentiments et en cacher d’autres, lesquels, peut-être, en seront exacerbés, alors que le deuil décent sera, lui, allégé par l’approbation, en somme, de la collectivité? J’ignore si je suis un type spécialement ignoble, et tout me porte à croire que je l’ignorerai toujours. Ce que je sais, en revanche, c’est que si je ne m’évanouis pas, mon esprit, en présence des catastrophes, tend à l’évitement et à l’anesthésie, et se sertdes inventaires prétendument objectifs pour les obtenir. Un exercice auquel je suis rompu, sans cesser pour autant de m’étonner, quand on est dans la merde jusqu’au cou, quand il ne reste apparemment pas le moindre jeu pour un quelconque espoir, de l’efficience des bilans sombres – comme si le pire n’était rien, dès lors que constaté ou prévu!

     Mais je sors encore de mes rails. Mon problème précis, pourrait-on dire technique, est d’amener à la première personne des événements connus du narrateur, et dont la charge affective marque d’absurdité ou d’infamie toute préparation, tout dévoilement progressif. Même dans les best-sellers, l’histoire n’est pas obligée de bien finir, une mère peut perdre son enfant, du fait du croup ou d’un monstre; ce qui est inconcevable ou nauséabond, c’est qu’en le racontant elle-même, elle puisse ménager le suspens du couteau levé, ou des petites joies quotidiennes, et n’aller pas à la désespérance dès la ligne un. Bref, qu’elle se discrédite elle-même en faisant de la littérature; car, je m’en avise, la gestion de la matière narrative n’est pas seule en cause : toute recherche d’effet devient blâmable, sous la plume d’un être que la souffrance est censée anéantir, et au fond, c’est jusqu’au fait même de la prendre, la plume, qui rend suspect le chagrin de ceux qui restentIl est une fiction, quand on se permet des incursions dans le secret de la pensée; mais une fiction joliment commode, car l’auteur, en évoquant un personnage hébété de mélancolie, n’est pas obligé de s’interdire, pour son compte, les bonheurs d’écriture et les artifices du tourne-pages. Bah! Si je virait il à présent, ce serait sans doute pour y trouver de plus riches inconvénients que celui d’assumer la piètre qualité de mon âme.

     Assez de théorie! Les “acteurs institutionnels” qui se sont astreints à parcourir les pages qui précèdent n’ont pas manqué de stigmatiser mon égocentrisme et ma sécheresse de cœur, mais en des termes que je ne puis avaliser. Passe encore qu’on prétende faire un drame de la mort de Max et surtout du coup de grâce : meurtre délibéré, j’en conviens, sinon prémédité. Je soutiendrais sur un bûcher que, placées devant l’alternative de gros ennuis personnels et de la suppression d’un indifférent, 99 personnes sur cent agiraient comme moi, et que la centième, c’est la peur de se faire pincer ou une répugnance purement physique qui la détournerait du geste salvateur. Mais qu’importe. Ce qui me blesse en revanche, c’est qu’on me dise que Capuce ne m’importait que dans la mesure où elle faisait montre de dons exceptionnels. Me blesse? Même pas : je sais que c’est faux, et me fous de leur avis, comme je me fous de tout désormais. Peut-être ne l’ai-je pas aimée comme je l’aurais dû, mais je suis certain que si j’avais eu à opter entre sa mort et la mienne, même accompagnée de souffrances, je n’aurais pas hésité une seconde, personne au monde ne dût-il être informé de mon choix.

     Nous étions si heureux que j’en avais honte, tant il semblait que l’argent seul fît la différence.  Mais non : si Capucine avait marqué le moindre désir de revenir à notre gêne antérieure, je l’aurais suivie – après avoir tenté de la raisonner – et n’en aurais pas autrement souffert. Mais il n’y avait pas la moindre raison! Nous avons été joués tous deux par une mégère infernale, qui a mis des facultés intellectuelles hors-pair (ou surplombant, en tout cas, les miennes de très haut) au service d’une haine et d’un amour aussi inexplicables l’un que l’autre… 

     Bon, et là-dessus, quoi? Embrayer sur nos ultimes vacances, et l’accord parfait qui régnait dans le trio, culminant, au retour, sur l’aboutissement de la procédure d’adoption, et la réussite triomphale de la petite dans son nouveau lycée? Après quoi, la voilà qui meurt, au terme d’une terrible agonie. Le rein? Non : elle a été empoisonnée. L’effondrement. Le pacte de suicide proposé à Liselotte, et hargneusement refusé. Le hasard qui me met sur la piste du labo souterrain où elle distillait la jusquiame, l’aconit et la ciguë. Les explications : la pâtée létale m’était destinée. La vieille m’avait mené en barque depuis le retour de Thaïlande, elle avait commandité le cambriolage, et pris connaissance de Tueur à gags, vouant à son auteur une rancune infernale, et mitonnant dès lors sa vengeance : tissu de stupidités horrifiques et banales, qui me permettait de rassembler mes thèmes, et surtout de revenir au pessimisme, avec une diatribe de Liselotte débordante de dédain, entre autres pour mes œuvrettes… J’ai la faiblesse de la regretter, et c’est la jubilation avec laquelle je l’aurais écrite sur quoi il y aurait lieu de s’interroger. Lemessage de la nuit, de deux nuits sur trois au bas mot, est toujours le même, quoique les fioritures changent à chaque rêve : Tu n’es rien, tu n’as jamais compté dans rien, tu as été méprisé par quiconque t’a approché, un type comme toi ne mérite pas de vivre, etc, etc, mais il est tout de même bizarre que cette condamnation, censée ne se pouvoir regarder fixement, je me délecte de me la servir à moi-même, en en fignolant les attendus, alors que je ne parviens qu’à grand-peine et en traînant la plume à reproduire le moindre éloge dont je sois l’objet, à moins qu’il ne soit à l’évidence infondé. Parce qu’il sera toujours en retrait sur mes prétentions dantesques? Mais non, il m’en faut très peu : qu’un mien cadeau plaise, par exemple,  qu’un enfant ait l’air de priser ma compagnie, me ravit pour un jour. Parce que, tout bêtement, ça ne se dit pas? Bête ou non, l’explication demande à être expliquée. Il est tout de même étrange que lorsque je me réveille tout pantelant d’un cauchemar, où tout le monde baise sauf moi, où l’on se gausse de mes discours et de mes écrits ridicules, où  il s’avère que je ne suis pas un homme à part entière, au lieu de pratiquer l’évitement, je m’évertue à épuiser la révélation, et que cette opération tordue me ragaillardisse, alors que je suis à la torture quand on attend tant soit peu de moi. Je ne sais si ça me rassure, de confier à d’autres le soin de m’anéantir, mais il est certain que le meurtre de Capucine par erreur revêtait moins d’importance que l’éreintement de mes ours par une Lise déchaînée… ce qui n’est pas fort surprenant, puisque Capucine, quoique très vaguement inspirée d’une nièce authentique, n’existe pas, et Lise encore moins, mais que l’obsession de ma nullité est, elle, bien réelle.

     Naturellement, ce dérapage vers le Grand Guignol était contrôlé : un beau matin, Lise avait à me parler : elle avait lu en douce mon roman et en blâmait les dernières péripéties : elle faisait bon marché de ma traîtrise à son égard, et n’en soufflait même pas mot; mais sa superstition ne tolérait pas que je liquidasse sur le papier une gamine dont la vie était menacée, et quand bien même le péril aurait été imaginaire, la perversité d’une telle création suscitait des inquiétudes : est-ce que le bonheur en soi n’était pas générateur d’angoisse? Étais-je donc voué à tout gâcher, même seulement en fantasme, jusqu’à mon dernier souffle? En quoi ça me rassurait-il, d’inventer des catastrophes, de surcroît banales à pleurer? Là-dessus, on embrayait sur la critique du texte entier, et tout à la fois sa déconstruction, puisqu’il s’avérait peu à peu que les protagonistes étaient tout différents, puis qu’ils n’existaient tout simplement pas, interlocutrice comprise. Ah! Quelle surprise! Comme on s’en doutait peu! Ce n’était qu’un roman, et un mauvais! Mutatis mutandis, c’est à peu près le dénouement de La scribe du capitaine, laquelle scribe n’a eu affaire qu’à un imposteur, de Double je, déréalisé in extremis par une série d’articles, de Narcipat, où le psy-narrateur s’apprête à découvrir qu’il est le seul atteint du syndrome dont il affuble ses patients… à moins que ce mal n’affecte l’humanité entière. En bref, tout cela n’était rien, et je tiens à le dire moi-même, histoire sans doute de désamorcer le risque qu’un autre ne me l’assène.

     Ce roman, c’est moins de ne pouvoir le finir qui m’étonne, que d’avoir pu le poursuivre si longtemps. Il est sans cohérence, sans unité, sans rigueur, et comment posséderait-il ces qualités? Il lui aurait fallu les trouver en route, par récupération et totalisation après coup, puisque je suis absolument incapable de bâtir un plan et de m’y tenir. Dès lors que je sais où je vais au démarrage, la plume me tombe des mains. Il faut partir à l’aventure, pour avoir une chance de déboucher dans la lumière, prétends-je, mais sans doute pour simplement meubler le temps et, au jour le jour, remplir les exigences au moins quantitatives du surmoi. Cette donnée explique-t-elle la médiocrité et l’invraisemblance? Et d’abord, est-elle si indiscutable? En fait non, ô stupeur, c’est faux, et pour Tueur à gags comme pour tous les autres, il se dessinait bien au départ comme une ébauche de canevas : un ex-écrivain à qui la mort de sa sœur a fourni comme par miracle une raison de vivre d’arrière-garde, en la personne de sa nièce, est confronté à la nécessité de se faire du fric pour assurer une greffe à la petite… et l’invraisemblance survient au premier “contrat”. Est-ce à dire qu’il y aurait moyen de sauver ce fatras? Il suffirait que le “coup” ait été indiqué par Max, que Liselotte soit tout de même moins riche (un Kee, un Dali, un Derain en banlieue, sans protection, quelle blague!), qu’elle ne vende ses toiles qu’au compte-gouttes, et en Septimanie… bon, et alors? Pour sauver quoi? Voilà bien le problème. Où veux-je donc en venir, je l’ignore moi-même. Le simple examen du cas de figure d’une âme-sœur qui se présenterait sous une enveloppe physique repoussante? En fait le “bonheur” que j’essayais de peindre à la fin du chapitre précédent me levait le cœur. En fait les seules pages que j’aie écrites avec un peu d’élan, une vingtaine sur deux cents environ, ont trait à la naissance, au développement et à l’effondrement de la “vocation”. Peut-être aussi, vaguement, ces dialogues déséquilibrés et trop fusionnels avec “Capucine”, l’interlocuteur qui manque à ma solitude, mais dont on sent trop qu’il n’a pas de racine dans la vie. Quand je mets le nez dehors, mon seul bonheur est de croiser des enfants heureux. Mais en supporterais-je un vrai plus de vingt-quatre heures?

     Le fond de l’affaire, c’est sans doute que je ne suis pas romancier du tout : la fiction, écartelée entre le besoin de vraisemblance et celui d’étonner, ne m’apporte pas la paix, et je saute sur toutes les tartines didactiques qui passent à ma portée, même celles dont j’ai déjà usiné çà et là dix moutures. Surtout, je ne connais pas d’autres : créer un personnage, pour moi, consiste à tailler des limites plus ou moins arbitraires dans mon ego, à m’amputer, c’est-à-dire à aller au rebours du travail de dilatation et de libération qui est le seul qui m’appelle, et le seul dont je devrais m’occuper.  Et la rage de déverser mes essais avortés dans ce blog, rien que pour occuper le terrain, est d’autant moins compréhensible que personne ne m’a fait l’honneur de s’y intéresser, pas même à charge de revanche!

     Le pire est-il que ce soit justice, ou que j’aie un talent méconnu? Je ne parviens toujours pas à répondre à cette question, et la demi-fiction d’un type qui aurait enfin compris qu’il chevauchait une chimère ne m’a pas longtemps rasséréné; il est d’ailleurs significatif qu’il repique au truc en évoquant ses espoirs et ses fiaschi. Si étrange que cela puisse paraître, il me semble que je donnerais gros pour acquérir la certitude que tous mes écrits sont de la merde, de la première ligne à la dernière, et qu’il n’en pouvait être autrement, attendu que de naissance ou d’enfance je n’étais pas des élus. Resterait bien sûr à trouver que faire des quelques années qui me restent, mais j’en serais moins embarrassé si je commençais par éliminer ce paramètre : personne ne me demande rien, soit, n’empêche qu’il y a des besoins, çà et là, un peu partout, qui ne sont pas comblés, et qu’il s’avérerait sans doute moins ardu de me mettre humblement à leur service si je n’étais pas paralysé par la hantise de perdre le temps que je ne consacrerais pas à mon Œuvre. Le problème, c’est que ces élusn’existent pas, ou seulement dans l’après-coup. Que leur existence avant toute réalisation n’est qu’une fiction conçue et défendue par des écrivains qui, pour des raisons diverses, ont rencontré le succès, et qui tiennent à se convaincre qu’ils font partie depuis toujours d’un groupe spécial. J’ai toujours su que… mais oui, mais oui, ma grosse, c’est le B-A BA du vouloir-être, mais ça ne prouve rien, car dix mille autres ont toujours su, qui pourtant ne s’arrachèrent jamais aux ténèbres, et toi qui es traduite en trente-cinq langues, tu survivras peut-être à ton lectorat.

     Quand bien même un bilan objectif de l’accompli serait possible (et qui donc l’effectuerait? sur quels critères?), il resterait inacceptable qu’on réduisît un homme, quel qu’il soit, à son passé, tant qu’il est encore en vie, et qu’il peut triompher de ses défauts en commençant par en prendre conscience. Ça ne m’a pas mené loin, affaire entendue, mais un peu plus tout de même que la solution du tonneau, débouchant sur une cirrhose précoce. S’il ne s’agissait que de rayer nul un potentiel deromans époustouflants, on pourrait à la rigueur s’y résigner, encore qu’en tant que consommateur je sois assez bien placé pour dire que c’est une denrée plutôt rare, l’insignifiance étant la règle. Mais bon, donner du plaisir par ce canal, à supposer même que j’en fusse capable, ce qui est très improbable, demeure une tâche subalterne, qu’on peut laisser à l’autres sans excessive rancœur. Ce n’est pas mon monde qu’ils créeront, certes, mais ce monde-là est-il assez original pour qu’on porte le deuil de son avortement? Rien ne l’indique jusqu’à l’heure, et la simple quête de reconnaissance ou de notoriété ne justifie pas qu’on s’obstine à braver les affres de l’indifférence et du mépris. Ce qui va nettement moins de soi, c’est de renoncer à se connaître, et surtout à apprendre à vivre. Or je suis fait de telle manière que l’entremise et le débouché de l’écrit sont nécessaires à ces deux entreprises intimement associées, ce qui, je ne me le cache pas, pourrait en dire long sur leurs limites. Mais même l’histrionisme qui les pourrit est matière à littérature, comme tout le reste. Il est malheureusement prévisible que casser ma plume servirait de prélude à un avachissement total : ça ne m’intéresse plus de me scruter, si ce n’est pour faire profiter le peuple du produit de mes fouilles, et j’ai beau faire, trouver des solutions pour jouir de quelque confort dans ce lit d’épines, et profiter au mieux du temps qui me reste, ne s’entend que pour la galerie ou pour l’âme-sœur, seules susceptibles de me donner l’être. Dès lors que c’en sera fini de la Somme en guise d’horizon, je serai réduit au végétatif, et j’ai lieu de craindre que ses charmes, ceux de la lecture, notamment, ne soient étroitement dépendants de la Tâche que je délaisse, donc réduits à rien s’il n’y en a plus aucune à planter là. Bien sûr, je pourrais me remettre à voyager, courber l’échine sous les imbéciles questionnaires de Meetic, explorer un peu le monde du bénévolat, mais pour le moment je ne puis voir tout cela que comme des procédés pour engranger de la vie, pour la déballer ensuite, où-ça où-ça? Pas facile d’en finir avec une manie qui a tout phagocyté, et pas par hasard, puisqu’elle est le réceptacle – ou le véhicule – idéal du narcissisme. De s’autoriser tout bonnement à vivre, surtout si tard, tant qu’on n’a pas extirpé le ver, au cœur de la valeur.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article