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Noyau de nuit

[Révélation progressive de ma “nullité”

6 Août 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Tueur à gags (2011)

     Une digression sur le style de rapports humains que favorise Internet me retiendrait trop longtemps et manquerait d’à-propos comme d’aménité. Quand je n’en pouvais plus de solitude, j’ouvrais un nouveau blog, faisais la tournée des confrères, déposais des comm’, recevais en retour quelques visites, qui se muaient parfois en lectorat fidèle – pour quelques semaines, car je n’avais pas de ressources suffisantes pour faire la pute plus longtemps, et ne tardais pas à m’indigner, quand les fonds étaient bas, de leur bêtise, de leur incompréhension, de leur profonde indifférence à mon égard, et du ton de supériorité qu’ils adoptaient si naturellement – quand ils daignaient décocher un avis, ce qui était rare en tout temps, et rarissime si je ne faisais pas les premiers pas. S’ils voulaient bien dire leur mot dans un débat, ma littérature, en revanche les mettait en fuite, et au populo qui m’arrivait de Google, une page en général suffisait, disons plutôt trois lignes : je les prenais en grippe, les engueulais à la cantonade, fermais les écoutilles, et me remettais en plongée pour six mois ou un an. Nul jamais sans doute ne parut moins fait pour vivre en ermite qu’un histrion comme moi, qui puise sa vie dans l’œil d’autrui, et qui n’existe qu’à peine lorsqu’il n’est pas en représentation; mais dans les oppositions apparentes gisent souvent des causes cachées, et il se pourrait qu’une fraction non négligeable des solitaires, sinon tous, aient choisi la sécession non par indifférence, mais au contraire pour se protéger des blessures que le premier singe venu peut infliger à leur émotivité pathologique : quand il suffit d’un jappement ou d’un regard de dédain pour vous endeuiller la semaine, la fréquentation des hommes vous expose à perdre un temps fou en vaines angoisses, en scrupules absurdes, et c’est tout juste si vous parvenez, en un jour absolument vide, à abattre la tâche dont un moins sensible ou mieux cuirassé se débarrasserait en une heure. La solitude signifiait pour moi avant tout le repos nécessaire à un minimum de production, c’est-à-dire à contrôler de mon mieux l’irréprochable facette de mots par laquelle seule je comptais me montrer – et qui, par une contradiction étrange, était sans doute ce qui, de moi, déplaisait le plus, ma prose et mes quelques vers semblant voués au négatif : mes mains étaient caressantes, à la rigueur les paroles, qui s’envolent, pouvaient se laisser aller à la gentillesse; mais l’écrit, lui, était sacré, et ne faisait guère de différence entre vérité et agression. Du reste, avais-je vraiment choisi la solitude? En larguant le travail salarié, j’avais seulement rompu avec une forme de socialisation obligatoire, que rien n’était venu remplacer – ce qui faisait mon affaire au jour le jour, mais à condition que ce quotidien ne m’apparût pas définitif.

     Inutile de se répandre en conjectures sur ce qui serait advenu si avait débarqué sur un de mes blogs un gus intelligent, qui m’aurait fait observer que je n’écrivais pas trop mal, et qu’il y avait quelques épis à glaner dans mes champs, mais pas au point de faire une iniquité majeure de l’indifférence dans laquelle je végétais; qui m’aurait exhorté à profiter de la vie, au lieu de piocher le tunnel d’une monomanie, et peut-être expliqué que lorsqu’on ne jouit pas soi-même, faire jouir les autres est mal aventuré; bref, qui m’aurait accordé dans son estime non un trône, mais un strapontin, et aurait manifesté assez de sagacité pour donner de la valeur à cet humble siège : je n’étais pas dingo, et voyais clairement que ma littérature faisait office de somnifère pour quiconque en avalait sa gorgée; mais quoi : l’échantillonnage était trop réduit, trop niais, trop omphalique; et auraient-ils été des foultitudes à me conspuer en chœur, sans doute ne m’en serais que plus renfoncé dans le déni et le refus de leur déni et de leur refus.

     Quant au jugement que je portais moi-même sur mes scribouillages, il était, je l’ai répété, tributaire de l’attente : quand je m’étais fourré en tête qu’une page était scintillante, presque immanquablement elle en devenait terne; mais relue comme terne, elle se remettait à briller, de sorte qu’au lieu de l’ataraxie, c’est une nouvelle version des montagnes russes que j’avais trouvée dans ma cabane. Cela dit, depuis que je disposais, en principe, de tout le temps de faire mes preuves, l’excuse commode des obligations sociales m’ayant été arrachée, le mouvement, quoiqu’ondulatoire, suivait une ligne descendante. Adepte des simplifications et d’une sorte de mysticisme, j’ai tendance à regrouper en une secousse sismique la “révélation” de ma nullité, mais c’est pas à pas que j’ai dû constater la pauvreté de mes images, la misère de mes traits d’esprit, les tours récurrents d’une syntaxe étriquée, l’affreuse routine d’un style cousu d’expressions toutes faites… En arrêt devant un mot de Wilde, une hyperbole, une métaphore comme en déverse à pleine page San-Antonio ou le moindre romancier américain, je revenais avec une horreur hébétée à mes blagues pas drôles, à mes sempiternels jardins, envols et appareillages, dans lesquels je ne faisais que fuir une pensée rigoureuse, et la protéger vasouillarde; j’y passerai le temps qu’il faudra, mais… mais rien : je pouvais bien fixer la fenêtre, les murs, les objets qui couvraient ma table, il n’en décantait d’analogies qu’absurdes ou banales; pris d’une fièvre réformatrice, je décidais de diviser au moins par quatre les formules assurantes qui émaillaient si naturellement mon discours (« le plaisant, le vrai, l’étrange, etc, c’est que ») où elles prenaient la place de l’approbation d’autrui, et ne réussissais qu’à figer la sauce; chaque imparfait du subjonctif, chaque tour un peu soutenu était certes évidé et subverti par l’ironie, mais en secret, à mes seuls yeux, et en quoi différait donc le résultat d’un discours académique ininterrompu? Ce qui me parut peu à peu le fond de l’affaire, c’est que je n’avais pas de langage propre, pas de “petite musique”, que je squattais les mots des autres pour me traiter moi-même en sujet – c’est-à-dire en objet. En écrivant, je visais à un aval qui me donnât l’être, et, incapable d’opérer un détour, une transposition, de “sublimer” comme un véritable artiste, je supposais, dans mon texte même, cet aval obtenu, et me donnais un être fallacieux, par l’entremise d’une plume étrangère, me fermant ipso facto toute reconnaissance authentique. Oh, bien sûr, je me chiais dessus! Mais c’est s’encenser en creux. Oh, bien sûr, je m’y essayais, au détour! Mais mes histoires ne prenaient pas vie, mes personnages restaient exsangues, des pantins qui m’assommaient moi-même, et chaque occasion de m’évader dans la théorie était une goulée d’ozone – à condition de ne l’aborder qu’au hasard et par raccroc : j’avais trop peur des huées que m’aurait values la prétention de savoir. Car tout cela pouvait se déchiffrer, plus simplement, comme un délire mégalomaniaque qui aurait fui la confrontation au réel, et mon peu de goût pour la fiction narrative trouvait là une explication simple : d’abord, faute de connaissance des autres, j’étais incapable d’évaluer une vraisemblance; donc je n’étais guidé, dans le choix des péripéties, que par deux cornacs durs à accorder : le besoin d’étonner, et celui d’être aussi banal que possible, puisqu’à cela se réduisait pour moi d’être crédible. Quant à enfourcher l’imagination pure vers les cimes du conte de fées, il n’en était simplement pas question, je ne supportais même pas la lecture de ces livres-là, Perrault et Tolkien me tombaient des mains.

     Je me l’étais répété des milliers de fois, c’était pour moi, depuis L’ami Pompignan, comme un article de dogme, que ma vocation” n’était née d’aucun talent, mais du besoin désespéré d’interjeter appel d’un verdict d’anéantissement, d’un originel « Tu ne vaux rien ». Mais je m’étais évertué à rétorquer à l’absence de dons (donc d’héritage! c’était aussi une pierre dans le jardin paternel) une théorie de la persévérance et/ou de la liberté. Or il fallait bien constater avec le temps que la persévérance se heurtait à un mur, que la liberté n’était pas descendue m’irriguer la cervelle et les mains, que tout se passait au contraire comme si j’avais épuisé mes maigres réserves : je ne faisais plus que ressasser, en une langue toujours plus compassée, et le découragement se lisait à livre ouvert aussi bien dans mes réticences à me mettre au boulot le matin, la recherche effrénée de choses à faire pour retarder cette épreuve, que dans une propension croissante à l’inachèvement. Je ne me sentais pas appelé, nul n’attendait rien de moi, c’était la donnée de base, à quoi j’avais répondu par la foi en un public non encore advenu. Seulement, chaque point final forait son trou dans la barcasse : comment cesser de croire aux tentatives précédentes sans que les suivantes n’en gardent la plaie au flanc, surtout quand on se convainc peu à peu qu’onépuise un gisement fourni par la vie, et que rien d’autre que la vie ne saurait renouveler? Comment voir l’avenir en bleu quand il vous semble descendre une marche à chaque nouvel essai? Essayer certes est le seul moyen de réussir, comme prendre un billet de gagner à la loterie; mais ça ne signifie pas, il s’en faut, que tous les billets soient gagnants, que tous ceux qui essaient réussissent, et en extériorité, qu’on s’en réjouisse ou s’en désole, on n’a pas de mal, tout en brandissant bien haut le drapeau d’une perfectibilité de principe, à aligner un grouillement de grouillots qui, soit, peuvent se dépasser, mais n’arriveront jamais assez haut pour captiver ou éclairer les autres.

     Il n’est pas facile de se voir soi-même comme l’un d’eux, surtout quand vous avez brûlé vos vaisseaux, et que, du fait de l’âge, qui vous ferme l’amour, l’aventure et le recyclage, il ne se présente plus d’alternative au Grand Œuvre que la mort.  On a eu beau s’astreindre à pousser pour tous l’Hymne au Potentiel, d’instinct et presque inconsciemment, on a toujours excepté son cas. Ce torchon que je venais de commettre, assurément, et pas mal des précédents… ces rimes forcées, cette histoire banale et incohérente, ces réflexions emberlificotées, ces cris d’ignorance… oui, mais c’était moi, à la limite, les choses les plus ratées, je les récupérais à la manière universitaire, comme un document sur l’individu d’exception que je ne manquerais pas de devenir, puisque je l’étais déjà, dans l’immémoriale intimité du vouloir-être. On se dit, en découvrant les affligeants poétaillons d’Internet : « C’est pas possib’! Ils peuvent donc pas comparer? Avec X, avec Y, avec les vrais? » Mais non, ils ne peuvent pas, quand bien même ils ne seraient ni stupides ni ignares : l’ego jouit d’un statut spécial, et mon sonnet bancal, ma croûte crapoteuse, mes photos de vacances sont hors-concours de naissance. Du reste, toute évaluation esthétique étant infectée de narcissisme – me touche c’en quoi je me reconnais, ce que, crois-je, j’aurais pu créer, ou du moins qu’en quelque façon je m’approprie– il n’y a pas à s’étonner qu’on ait tant de mal à faire la différence entre son œuvre et le beau. L’illusion des autres, on la relève au premier coup d’œil, et sans trop se piquer d’équité : un de moins, c’est tout bon. Qu’on ait épousé soi-même une chimère semblable, on en étudie posément l’hypothèse, mais elle reste une vue de l’esprit, et de fait, c’est une véritable révolution qui s’est opérée en moi, la nuit de lune où je suis resté des heures hébété à fixer mon écran, foudroyé par l’évidence d’être “nul”, ou plutôt médiocre comme un autre. En vain récapitulerais-je les observations, les arguments qui m’assaillirent alors : absolument rien n’était neuf, mais tout avait changé de gueule, parce qu’à l’improviste je m’étais vu de l’extérieur, distancié de mon délire, à tel point que même en écrire l’histoire, le procédé de raccroc auquel je sacrifie en ce moment, ne m’arrachait qu’un sourire jaune et las. Si exaspérant qu’il fût d’avoir mis un demi-siècle à m’en aviser, je m’étais leurré, en traînant jusque là un rêve de grandeur fort petit (puisque focalisé sur ma valeur) dont on se dévêt d’ordinaire à l’adolescence – à moins toutefois qu’on ne s’entoure de suffisamment d’empêchements (les incarnés étant les plus commodes) pour pouvoir le mettre, sotto voce, à l’irréel du passé : « Sans gosses à nourrir, que n’aurais-je pu?… »

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