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Noyau de nuit

[Après la mort du sens de la vie]

6 Août 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Tueur à gags (2011)

     Est-ce que l’effondrement me mettait en contact avec la vérité? Il faudrait qu’il y en eût une en ce domaine; or, une fois passée l’évidence du déjà-écrit et des fautes d’écolier (évidence, déjà, d’une élite!) on entre dans les territoires mouvants de l’opinion, sans le moindre outil sûr pour distinguer « c’est bon » de « ça me plaît » : personne ne sait, parce qu’il n’y a rien à savoir, les verdicts du temps ne valent pas plus cher que ceux de la foule ou des doctes, et si j’avais choisi cette voie, c’est en partie pour cela : architecte ou ingénieur, que votre immeuble s’écroule ou votre avion s’écrase, ils vous écrabouillent sans appel; mais les sifflets, même massifs, sont chose légère et dont on peut toujours se relever. Totalement inapte à la création, qu’est-ce que ça signifiait, sinon que je ne me surprenais pas moi-même, et peut-être me relisais avec une intransigeance que la simple vitesse épargnait aux autres? Ne suffisait-il pas de ralentir pour réduire les poèmes les plus increvables à un enfilement de chevilles et de platitudes? En réalité, c’est bien une simple hypothèse que j’avais adoptée, plausible sans plus, celle d’être un minable bouffi d’outrecuidance, comme j’en voyais tant, hypothèse liée à la quasi-certitude de ne jamais “percer”, et s’accompagnant de la terreur d’être vu tel, à quoi je préférais éperdument n’être pas vu du tout. Du reste, la crise, quoique d’une radicalité sans précédent, présentait certains des dehors douteux de mes habituelles dépressionnettes : elle avait pour fonction de promulguer un état d’exception à la faveur duquel tous les impératifs surmoïques seraient suspendus, et tous les abandons permis; elle me dispensait d’une besogne qui m’était devenue odieuse; pas mon coup d’essai, puisque mon sillage était jonché d’épaves; mais le renoncement définitif avait un autre rictus, à se demander si je ne savais pas depuis belle lurette à quoi m’en tenir, et si n’avais pas fait la respiration artificielle à une raison de vivre moribonde davantage pour meubler mon temps que dans l’espoir d’une réhabilitation. Car tout se tenait : je n’étais pas en peine de trouver des occupations pour remplir mes journées, bricolage, jardinage, artisanat, et surtout lecture, qui les occupait déjà à moitié, m’ouvraient les bras, sans compter la chnouf, la télé, le jaja et le dodo. D’autre part, je ne souffrais pas à l’idée de n’exister plus pour personne, comme le processus en était bien engagé : c’est d’être vu comme négligeable qui m’arrachait les tripes. Mais je ne pouvais me faire une mentalité de jouisseur et d’usager, qui suppose, ce me semble, qu’on s’accorde au préalable une valeur : tout désir était subordonné chez moi à celui du salut, même quand il paraissait en faire fi. Lorsque je me vautrais dans une lecture facile-mais-point-sans-pépites, que serait-il resté du plaisir que je prenais à engranger du neuf si je n’avais dû, plus tard, indirectement m’en parer? Et d’autre part, je savais, sans bien me l’expliquer, que tout roman évasif me laisserait froid, sans tâche à délaisser. Elle pouvait s’affubler de masques nobles, fondamentalement elle se résumait à chercher la meilleure grimace possible pour le jour du jugement; et comme elle était scandée par le rappel constant de “ma nullité” réelle ou originelle, on pouvait comprendre le soulagement quotidien, vers onze heures ou midi, de tout oublier dans l’ersatz de vie d’un faux autre, ou d’un vrai. Mais dès lors que j’aurais mis le travail à la poubelle, le loisir ne manquerait pas de l’y suivre, car il n’avait guère de charme que celui qu’il tirait d’une autorisation temporaire à l’irresponsabilité. Et la musique, et les voyages… fumée. Oh, je pouvais meubler! Mais d’insipide. À part celui de bouffer, auquel l’être humain ne peut consacrer qu’une part minime de ses jours, aucun plaisir ne survivrait au renoncement à être quelqu’un : même la volupté des branlettes s’éteignait avec la vraisemblance d’uneréalisation du cinérotique, à laquelle seule la reconnaissance de mon génie m’eût ouvert droit. 

    Le simple instinct de survie aurait donc dû abolir un cataclysme qui n’avait de réalité que dans une perception révocable et dont, au fond, j’étais maître. Pendant ces années de turbin, je m’étais persuadé que ma seule excuse pour ne pas mourir illico, c’était de trouver un peu de nouveau tous les jours, et de fait n’étaient euphoriques que ceux qui avaient vu l’éclosion d’un petit quelque chose qui n’existait pas la veille. Si j’acceptais de tenir définitivement l’avenir pour incréatif, donc inutile, je n’avais, en principe, plus qu’à me tuer, et j’avais potassé assez de méthodes diverses pour le faire dans un certain confort. Mais bien sûr, ça ne marche pas comme ça. Comme dit la veuve Mouaque : « C’est bête. Moi qu’avais des rentes. » Je crois que je me serais pendu assez sereinement si j’avais vu le bout de mes épargnes, ou face à une maladie invalidante, par simple peur de la dépendance. Encore n’en suis-je pas certain, car la mort, de près, s’ensauvage. En l’état, en tout cas, je n’avais aucune raison de me presser.

     Pour n’omettre aucun paramètre, il faut quand même rappeler que mon père était mort quelques mois plus tôt, dans des circonstances que ni Joëlle ni moi n’avions pris la peine d’élucider : d’après sa femme, il avait fait “un effort” au jardin, ce qui nous étonnait un peu de la part de ce pur esprit, mais enfin il avait largement l’âge d’y passer, et sa veuve, radicalement incasable, n’avait rien à gagner à ce décès – que le bon débarras. Que me fit-ce? Rien, comme prévu, du moins en surface; mais aux abysses, va savoir? Je ne serais pas le premier à avoir renoncé à mes procédures d’appel dès que l’auteur de la première condamnation, seul habilité à la rapporter, aurait passé la ligne d’ombre; mais je crois que ceux-là l’emportent en nombre et en puissance, dont un décès parental alibéré la production symbolique. Du reste, quand l’inconscient est de la partie… je pourrais aussi avoir cassé ma plume par piété masochiste pour la Sentence du Père. Je n’avais jamais soumis une ligne à ses avis depuis les environs de ma quinzième année, et, quand je le revoyais, un ou deux jours sur mille en moyenne, c’est avec un mépris tantôt agacé, tantôt amusé, que je l’entendais s’entêter dans le dénigrement systématique et obtus : il rabattait ma superbe – une superbe qui ne se manifestait pas, que je sache, mais qui était définitivement intaillée dans sa prunelle – et il ne manquait pas une occasion de me rappeler non seulement quel gâchis j’avais fait de ma vie, moi qui n’avais même pas été foutu de garder le moins recherché des jobs et les moins attirantes des femmes, mais que je n’avais jamais eu l’ombre d’une base pour espérer davantage, ce que je lui accordais avec acclamation. Nul doute que s’il a pensé à moi dans la dernière ligne droite, c’est pour se décerner un satisfecit, que Dieu, s’Il existe, est fort capable d’avoir estampillé. Je les emmerde tous deux, sans trop regretter que ça n’exige aucun courage. Mais je le répète, il se peut qu’il n’y ait là que les dehors d’un désir de punition.

     J’ai dit quel rôle central eurent probablement Joëlle et Capucine dans ma survie. Mais je ne les voyais qu’un mois par an, et quasiment personne d’autre. Je n’avais conçu la solitude que comme un moyen, et, m’y trouvant enfermé alors que la fin s’était dérobée, j’aurais dû m’étioler de désespoir et d’ennui. Mais d’abord, j’étais libéré de la hantise de perdre mon temps, et disponible pour l’aventure, même une qui faisait flop 99 fois sur cent. Face aux brises tièdes et aux cirrus roses, au lieu de tirer le rideau et de m’accrocher à l’écritoire, je bourrais hâtivement mon sac à dos, enfilais un chemin (à pied, c’est moins cher) et revenais trois jours plus tard avec un claquage et quelques photos. Je me levais toujours bien avant l’aube, une habitude ne se casse pas si facilement, mais passais le plus clair de ma nuit à chercher des occases sur eBay, à placer mon mot dans tel ou tel débat, à écrire à des inconnues anorexiques ou boulimiques, sans espoir de dévirtualisation, puisque je me faisais passer pour l’une d’elles, ou pour un jeune. Et je finis par ouvrir de nouveaux blogs, pas follement différents des anciens, si ce n’est que j’y pratiquais cyniquement l’imposture, et me gardais comme du choléra de toute allusion à mes défuntes ambitions. L’un d’eux, celui d’une femme battue et séquestrée, conquit un lectorat dont tous mes romans ensemble ne sont pas près d’approcher, et lectorat qui plus est aimant et secourable : les messieurs certes avaient envie de se me faire, et quelques dames aussi, sans doute; mais la plupart étaient dupes de leur élan caritatif, et le comble, c’est qu’ils me disaient le plus grand bien de mon style, qu’on m’avait plutôt invité jusque là à corriger. J’eus moins de succès, pas mal tout de même, sous le déguisement d’un ado grabataire, qui, loin de geindre, clamait son amour de la vie et sa confiance en l’avenir. Et le centenaire qui donnait des leçons de stoïcisme du haut de sa phase terminale, et l’interné psychiatrique qui n’avalait pas ses pilules et se levait la nuit pour taper en douce sur l’ordi des infirmiers… bien difficile d’avance de se faire une idée de ce qui va toucher les masses, parfois des êtres “faits pour plaire” se cassaient le pif, tous les amuseurs ne faisaient pas rire, ni tous les pitoyables larmoyer; mais j’éprouvais, à composer ces gens aux antipodes de ma personne, une volupté déconcertante, que les fictions solitaires ne m’avaient jamais procurée. Ça ne me donne pas la grosse tête qu’aucun de ces personnages n’ait été ouvertement révoqué en doute, vu qu’ils étaient délibérément usinés banals, et que moult sceptiques se recrutaient peut-être dans la masse des visiteurs muets, mais notons au passage qu’ils avaient assez de présence pour qu’un public les couvrît d’éloges, de consolations, de propositions de rencontre et d’hébergement, qu’il n’était pas toujours facile d’éluder. Cela dit, montraitement de l’altérité restait projectif, et si l’usager d’un blog était tombé sur un autre, il aurait sans doute relevé des coïncidences troublantes.

     Est-ce que j’avais tellement renoncé que ça, au fond? Certaines nuits, je tartinais du carac à perte de vue, bien plus que du temps de la Vocation, avec un plaisir un peu nauséeux mais sans précédent, du fait évident de l’irresponsabilité : tout cela ne comptait pas, et je n’aurais jamais à enrendre compte : le jour où je serais deviné, il suffirait de fermer boutique. Mais j’étais bien conscient que l’irresponsabilité avait toujours été en quelque manière la condition d’un minimum de rendement : les premières pages ne m’avaient jamais effrayé, je souillais avec tout ce qui me passait par la tête un vide papier que sa blancheur défendait fort mal, et je pouvais aller bon train quelque temps; c’est seulement quand l’aventure devenait une entreprise, à visées illimitées, il va sans dire, que l’inhibition frappait, et que chaque ligne se tortillait sur la page, en proie aux affres de son possible ridicule. Peut-être après tout la soi-disant assomption de ce dernier constituait-elle un expédient pour libérer l’écriture de ses entraves? Qui sait si, sournoisement, je ne persistais pas à tenir cette séquestrée, cet infirme, ce vieillard, cette pouffiasse, dont je perdais rapidement les mots de passe, mais conservais les prestations dans un coin de DD, comme des éléments demon œuvre, mosaïque que la postérité recomposerait après mon trépas, si ça valait le coup, ce qu’au moins j’aurais évité de revendiquer moi-même? Entre la Révélation et la prise en charge de Capucine, survivant à ma seule raison de vivre, je fus officiellement un cadavre en sursis; mais matériellement, la texture de mes jours n’avait guère changé, on aurait dit que je m’étais simplement donné campos de bouquiner et d’écrire des bêtises, en déléguant l’aval à des auditoires limités, pour, qui sait? reprendre élan et forces en vue d’une restauration de la postulation première? La vie, à tout prendre, était moins grisaille qu’avant, trouver des âmes-sœurs pour mes clampins de composition rejaillissait un peu sur leur créateur, et il n’est pas impossible que sous couleur de m’entretenir les doigts je sois revenu, avec la présente chronique, à l’entreprise reniée, en lui rognant quelque peu les univers’ailes.

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