Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Noyau de nuit

[Coulisses de l'happy end]

6 Août 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Tueur à gags (2011)

 Bien entendu, je ne lui dis pas tout. Résolu à ne pas piper mot, notamment, d’un rien d’… agacement? d’étonnement? de vaine attente?… Lise ne reçoit pas beaucoup, du moins depuis notre installation, et les quelques amis qu’elle nous a présentés ne paraissent pas sélectionnés sur la longueur de leur bras. Pourtant, il ne m’entre pas dans la tête qu’une femme aussi riche, qui expose à Paris, n’ait pas, par Serge ou autre, ses petites entrées chez quelque éditeur… J’aurais décliné l’offre de service! Mais il m’offusque un tantinet qu’il n’en ait pas été question… m’offusque? C’est trop dire : officiellement, le sujet n’a pas cours, notre échange idéel et esthétique plane haut au-dessus de cette misérable cuisine; et d’autre part une lectrice comme Lise me comble – mecomblerait, disons, si elle était jeune et jolie – d’autant que je n’ai tout de même pas oublié que c’est le contenu d’une poubelle que j’ai soumis à son verdict… et qu’elle n’a pas vraiment réhabilité. Il lui paraît stupide de donner des notes, et je suis sensible moi-même à l’inutilité, voire au danger, de scléroser en palmarès jouissances ou admirations fugitives, peut-être bien souvent pour s’en débarrasser : il est bien des œuvres, La règle du jeu, par exemple, ou L’idiot de la famille, ou les Essais de Montaigne, que j’ai calées depuis des décennies en haut de mon podium, comme pour me dispenser de leur rendre visite; et même Proust, quand donc l’ai-je ouvert pour la dernière fois? C’est le bagage de l’île déserte, soit, les premiers titres à entasser sur le disque de survie, après l’encyclope et le manuel de vie pratique, mais en attendant l’appareillage, ma foi, sous prétexte d’explorer l’inconnu au lieu de toujours taper aux mêmes veines, je préfère m’ébattre dans le second rayon… Il se peut que mes critères de consécration pèchent par excès d’exigence, en somme une sorte de snobisme. Je n’en demeure pas moins désemparé si « ça me plaît » ne signifie pas que ça doit plaire aux autres – peut-être, qui sait, parce que je ne suis pas très sûr de mes prédilections tant qu’elles n’ont pas d’écho? Pas très sûr de les “ressentir pour de vrai”, mais surtout qu’elles soient “les bonnes” : l’arrière-pensée ne me quitte pas que je n’y entends rien, et que mon attachement mesquin à la trouvaille, la quête dans la littérature des enseignements qui sont fournis aux autres par la vie, une anesthésie au je ne sais quoi qui fit le succès de cuistres comme Rabelais, d’insipides comme Simenon, ou du plus terrestre des requiems, celui de Mozart. Mais je tourne en rond, là : j’en reviens toujours à ce manque d’étoffe qui ne m’interdit pas les goûts tranchés, et en aucun cas ne m’accule au suivisme, mais ne peut se passer de référence à l’absolu, alors même que je sais que l’absolu n’a pas de support, et que la bibliothèque de la postérité n’est qu’une caricature de celle de Dieu.

     On aurait pu croire que ma place était le fond de l’affaire. Mais même m’assigner un lopin dans le trente-sixième dessous exigeait une échelle de valeurs fiable et fixe! Peu importe que je me distingue par mon outrecuidance ou ma modestie : le fait est que je n’ai vu personne d’autre que moi trier ses photos de vacances, et n’en conserver qu’une sur vingt ou cinquante en fonction de critères esthétiques qui bien souvent, et à mon grand dam, me semblaient discutables quelques mois plus tard. De même, je sélectionnais cinq ou six œuvres “incontournables”, et dans ces œuvres, cinq ou six “textes” que je présentais tous les ans à mes élèves, alors que la plupart des collègues renouvelaient leur corpus en feuilletant les manuels. Je n’étais pas plus feignant qu’eux, plus perfectionniste peut-être, mais surtout il m’était inconcevable de présenter autre chose que le meilleur! Que les autres se passent de valeur objective, ou tout tranquillement la postulent, je constate qu’ils n’éprouvent pas le besoin de sortir ainsi quelques échappés du peloton, de s’efforcer d’épouser je ne sais quel regard transcendant, de donner à leur “j’aime” une dimension universelle, sous bénéfice d’approbation. Lise n’est pas folle non plus de la musique religieuse de Mozart, qu’elle trouve comme moi bien profane; mais ça ne lui fait pas un bouton que le monde entier s’en éprenne : elle ne légifère pas pour lui. Mouais. Ça ne l’empêche pourtant pas, à l’occasion, de donner des raisons à vocation générale. Pas simple. Mon hypothèse, c’est qu’avec tous les “gens normaux”, elle a installé en elle un autre, en l’occurrence son frère aîné, qui est une instance de jugement, alors que chez moi le fauteuil serait occupé contre mon gré par ce père que je ne puis avaliser qu’en consentant à n’être rien… Même si l’hypothèse est correcte, de quelle différence réelle rend-elle compte? Je ne m’accorde le droit d’aimer que l’aimable et de haïr que le haïssable, mais, sauf si je suis en cause et si les sentiments sont purement rétorsifs,, je bétonne mes jugements spontanés, qui sont simplement affectés d’un revers de doute; et quant à “eux tous”, il est parfois difficile de savoir s’ils font de leurs intuitions le socle d’une loi, ou se contentent de proclamer leur différence!

    Mais ne fourrons pas Lise dans le panier de ces “eux tous”, qui n’écoutent pas et ne comprennent rien. Elle possède une faculté d’osmose-dans-la-distance qu’on pourrait tranquillement nommer “intelligence” si elle avait le moindre rapport avec les problèmes de cartes ou de dominos. Et elle m’en impose un peu à la manière de Pascal, non par ses preuves de l’existence de Dieu, mais par sa reproduction des arguments de l’incroyant. Il est bien clair que “mon problème” réside dans un dérèglement de l’estime-de-soi, qui ludionne de la mégalomanie la plus délirante aux abysses de la dépression micromaniaque; mieux dire, si je suis “nul”, c’est toujours au regard d’ambitions insensées, que je partage, me semble-t-il, avec une fraction considérable des humains – chacun dans leur branche, mettons, mais étant toujours tacitement posé que leur branche a plus d’importance que toutes les autres! Je ne suis pas incapable de goûter ce que fait un artiste, mais le retour à soi ne tarde pas, et la jouissance de l’usager, si tant est qu’elle ait du corps, est bientôt traversée de souffrance, soit que je reconnaisse la supériorité du rival, soit qu’au contraire son succès me paraisse injustifié. Or Lise semble tout à fait exempte de cette tare, et se perdre dans l’objet, qu’il s’agisse de l’œuvre achevée d’autrui ou de la sienne en cours, sans être perturbée par le regard réflexif ou le moindre souci de valeur : seuls comptent son plaisir, et, quand elle écrit, la fidélité au paysage intérieur. Se situer par rapport aux autobiographes à pignon sur rue ne lui vient pas à l’idée – dit-elle, et je rétice à la croire sur parole, tant il paraît étrange qu’on puisse faire du neuf sans connaître le vieux, éviter les ornières du déjà-écrit du simple fait d’une originalité spontanée! Et surtout comprendre, au moins partiellement, quelqu’un d’aussi différent de soi.

     Enfin, quoi qu’il en soit de sa lucidité, je goûte une paix sans précédent à avoir là, à disposition, un être auquel je puisse faire presque pleine confiance, et parler, à quelques exceptions près, de tout ce qui me turlupine. Dont les avis semblent couler de source, et n’être ligotés ni par le souci de paraître, ni par l’obsession de se réserver un pré carré. Je ne suis pas “content”, ah, fi, l’horreur! mais j’ai besoin de barrer contre, et de me rappeler, de manière quelque peu artificielle, combien ce serait mieux, d’être un grand penseur et un grand écrivain. Et le meilleur signe d’un “péril de réconciliation”, c’est une compassion, dont je me serais cru bien incapable, à l’égard des tribulations d’autrui : laSchadenfreude semble en voie de régression, je me surprends à m’émouvoir, lors d’un meurtre d’enfant, par exemple, de la “douleur des parents”, et à ne plus trouver si ridicules les condoléances des internautes! Et pour un peu il me paraîtrait tout naturel de mettre comme Lise ma pièce dans la sébile des mendiants… Certes, à présent,j’ai de quoi. Mais ce n’est pas une raison!  En quoi leur faim, à la supposer réelle, peut-elle me toucher? Simple spéculation superstitieuse? Donner un peu pour garder beaucoup? Non, je ne crois pas que Dieu ait rien à y faire : on dirait qu’ils sont devenus mes semblables, simplement parce qu’un être au monde a consenti à m’accorder un minimum de considération. Si c’est comme ça que ça marche, alors on peut se guérir de la psychopathie à faibles frais, et à tout âge… Mais est-ce que ça m’étonne tant que je le dis? Toute ma vie, le soupçon m’a accompagné de me raidir en marge, dans un faux self diamétralement opposé à celui de Winnicott, et expressément construit pour déplaire, ou du moins pour présenter à tout venant la dette de mon “enfance difficile”, laquelle, quand on y songe, fut sans doute plus douce que la plupart des autres : qui sait si je ne me suis pas planté sur toute la ligne, et si mon père, indûment diabolisé, ne m’a pas aimé, à sa façon maladroite? Parfois, je ne comprends plus quels griefs j’ai pu nourrir contre lui, et je rougis comme un gratte-cul d’avoir passé un demi-siècle à m’en venger sur des gens qui en tout cas n’y étaient pour rien. Rougis pas tant de la méchanceté en elle-même que de son fond de geignardise, pas toujours occulte : je vous agresse parce qu’on m’a fait tort. Quelle pitié! Il me sembledevenir adulte, et même devenir bon, comme ces vieillards dont la haine se dénoue, à la fin des romans de Mauriac, et si ça m’effraie, ce n’est pas parce que ça m’expose aux gnons, mais parce que je n’aurais plus rien à écrire! Car je n’ai jamais conçu l’écriture que comme poignard ou scalpel, violence contre les autres et contre soi, rien n’était orgasmique comme une diatribe bien implacable… Et cependant, étais-je si épris que cela de destruction? Il me semble avoir toujours recelé, là, “juste à côté”, des trésors d’indulgence… dont la clef, peut-être, était qu’on m’en témoignât un peu. Mon texte, c’est que je ne sais pas aimer, ou, au choix, que l’amour n’existe pas. Mais je n’en suis plus bien sûr… N’oublions pas, quand même, que ce qu’on donne à voir est toujours suspect. Et qu’il reste possible que, profondément ulcéré par un jugement somme toute dépréciatif (ne mérite pas d’être publié) je m’enveloppe d’une débonnaireté fallacieuse pour dissimuler une profonde rancœur.

 

********** 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article