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Noyau de nuit

[Lise me lit]

6 Août 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Tueur à gags (2011)

     Pas question bien sûr de communiquer Tueur à gags à Liselotte avant sévère expurgation, dont je ne lui ai caché que l’orientation; et quand bien même n’y apparaîtrait-elle pas, il m’est inconcevable de montrer unbrouillon à qui que ce soit – encore qu’en un sens il n’y ait jamais que des brouillons. Il est clair que les thèmes de celui-ci partent en tous sens, et qu’il y a beaucoup à élaguer pour y introduire un semblant de cohérence et d’unité. L’histoire de ma vocation et de sa chute, racinée dans l’enfance, souffre à peu près l’intrusion de ma sœur et de sa fille; mais dès le contrat, et même dès le rein à trouver, elle prend un virage inacceptable : comment jointoyer mes thèmes, quel réseau suggérer pour réduire l’hétérogénéité, je n’en ai aucune idée, et de toute façon il sera pipeau. Que Liselotte et sa case pourraient-elles bien symboliser? La terre promise de l’âme-sororat, le retour au giron? Ouais, et puis l’organe manquant, ce serait le génie, greffé par l’amour! Un peu mince et vague, comme justification, et, quoi qu’il en soit cette histoire grouille de ce qu’Huxley appelait des “poux bariolés”, elle part en tous sens, au point que je n’en puis relire les premières pages, relatives au budget bouffe, sans frémir : comme on voit bien que je ne savais pas où j’allais! Non erat his locus, du moins d’après la suite. Le marrant, d’ailleurs, c’est que lorsque je lis l’œuvre d’autrui, je me fous à peu près complètement du premier précepte d’Horace : tout ce qui m’intéresse, c’est la vérité de ce qu’on me raconte, la nouveauté de la syntaxe et du tour : j’estime que Proust, on ne dira pas que je m’en prends au second rayon!, n’a fait queperdre en sacrifiant à l’Unité… sacrifiant quoi donc? C’est un choix du facile, de fabriquer des personnages, même crédibles, en élaguant ce qui dépasse et ravaudant le reste, au lieu de se planter devant le modèle et de s’efforcer d’en rendre un compte exhaustif. Mais comme j’ai lieu de douter, pour ma part, de la valeur intrinsèque de mes remarques et de l’harmonie de ma phrase, ça me rassure quelque part de me dire que ce paragraphe n’est pas isolé, que ses liens avec l’ensemble le légitiment, même s’ils sont pure fallace – et comme si un bon gros Titanic bien riveté était insubmersible!

     Ce sont donc mes œuvres antérieures (pas toutes!) que j’ai passées à ma compagne, en protestant du peu, et en me bottant les fesses de ne pas savoir résister à un besoin… de quoi? de compliments? il n’aurait pas été comblé; de contenance? Personne ne m’a mieux lu que Lise (supprimonslotte, du moins dans l’intimité, que son prénom se soumette mieux au thème principal), mais la concurrence est trop faiblarde pour ne pas vider cette suprématie de toute substance. Il y a au moins un rêve decorrections mutuelles qu’elle a rabroué d’emblée, sans même que je l’aie formulé : « On ne peut pas déranger un mot de vos phrases, ni une phrase de vos pages, ni une page du chapitre! En tout cas, je n’en ai pas les moyens : c’est terriblement fini, ce que vous me donnez, on ne peut que l’accepter ou le rejeter en bloc. Inattaquable par le détail, et parfois irritant de ce fait. À mon avis, ça peut expliquer la désaffection des lecteurs : ils n’ont pas d’interstice pour placer leur question… ou leur réponse. – Vous m’étonnez. Échapper à la critique, c’est une obsession majeure, en effet. Mais le harnois est fissuré de partout. – C’est ce qu’il vous semble, parce que vous avez le nez dessus, la loupe en main, et que vous avez fait ce métier-là pendant vingt ans. » Et je n’eus guère de mal à reconnaître dans ses réticences devant la perfection (oh! Mes chevilles!) un équivalent de ma préférence personnelle pour le devoir mal fichu, plein de failles, mais attestant d’une quête authentique, contre le bon petit produit fini bien léché, qui ne progressera plus… Mais, tout en faisant bonne figure, je le prenais mal, car, tonnerre, je ne suis plus un écolier!

     Sur le fond, la prédilection de Lise pour l’autobiographique ne fait aucun doute, mais je crois qu’il s’y exprime davantage son goût pour la vérité qu’une prévention en faveur de la personne de l’auteur. Du reste, cet autobiographique, elle ne répugne pas à le chercher dans les romans, où il se signale à ses yeux (comme aux miens) par une certaine opacité. Elle n’est pas friande de systèmes ou d’interprétations, mais plutôt de faits bruts, ayant déjà son système fait : ce qui est attendu, et bien dans la ligne d’un caractère, lui paraît fabriqué et ne l’intéresse pas. Là encore, je lui donnerais bien volontiers raison, s’il n’était humiliant de se voir félicité non de ce qu’on a voulu faire, mais de ce qui nous a échappé! D’ailleurs, si je prise ce qui ne s’explique pas, c’est dans la perspective de parvenir à l’expliquer un jour, ce qui lui paraît superflu. « Suggérez des pistes! Mais laissez-les ouvertes! – En feignant d’avoir fait le parcours? C’est de la supercherie! – Moins que de nous tirer des thèses de cas cliniques inventés, et qui collent trop bien. » Rappel de L’étang aux narcisses, un roman ou j’ai forgé un cabinet médical et sa clientèle, et qui n’est pas son favori. « Soyez juste! Je n’ai fait ça qu’une fois, et la thèse en question n’est qu’un champ de ruines à la fin, puisqu’on ne sait pas si elle concerne l’humanité entière, un groupe limité ou le seul médecin, qui aurait projeté son cas sur tous ses patients! – Mais oui, mais oui, mon cher, j’ai lu ce dénouement! Et j’y ai un certain mérite, puisque ça tient du tic ou du TOC chez vous de détruire votre propre fiction avant le point final, histoire de faire savoir que vous n’en êtes pas dupe… comme si quiconque pouvait en douter! – Bien vu, mais j’évite tout de même de céder au tic-toc deux fois sur trois. – Oui, quand vous démolissez lesthèses à mesure, les unes par les autres, comme dans L’ami Pompignan. – Je préfère le mystère par pléthore au mystère par carence. – Parce que vous êtes hanté par la peur d’être sous-estimé. » Certes, je lui avais fourni des éléments de vive voix, mais il fallait déjà du pif et du chou, il me semble, pour les mettre en rapport avec le document… et pour me mettre dans les jambes cette esthétique des chemins ouverts qui n’a rien de bien original : le beau suggère un ailleurs. Toujours? J’hésite à l’affirmer, en présence d’œuvres qui paraissent avoir réponse à tout, et dont la perfection se referme sur elle-même… Mais si elle siffle l’arrêt des applications, des interprétations, de la rêverie, c’est la perfection du cadavre.

     Cet extrait presque texto de dialogue est assez représentatif : je ne fus pas couvert de louanges, loin s’en faut, mais jamais on n’avait mis au service de mes écrits tant d’attention et de perspicacité, et le bonheur qu’elles me procurèrent aux dépens de ma vanité semble indiquer que mon appétit d’absolu est assez bon diable, et peut transiger à bien moins qu’un sceptre. Toute ma vie d’ailleurs, j’ai eu le sentiment de me guinder sur des échasses, j’entends bien : à l’intérieur, et de rester, parallèlement à mes poussées mégalo, un brave gars ou un bon gros bébé qui ne demandait pas plus qu’une humble place au banquet commun.

     Lise ne tient aucun de mes écrits pour exécrable, mais non plus pour génial, à l’exception peut-être de L’ami Pompignan, que je n’ai jamais vraiment dépassé, mais qui demeure tout de même une œuvre de jeunesse, et d’une assez longue nouvelle, conçue à la même époque, mais rédigée trente ans plus tard : le journal intime d’une éléphante de mer qui, dans le style de Brigitte Bardot, raconte quel bonheur c’est de se sentir protégée par un “pacha” de quatre fois son poids, puis de sentir la vie qui croît en soi, et puis narre avec une indifférence hébétée le dépeçage de son nouveau-né par les skuas et autres oiseaux de mer. Rien peut-être ne m’a coûté davantage que ces quelques pages écrites en extériorité en vue d’un effet, chaque mot m’en semblait faux à crier, et je rétice très fort à entériner l’applaudissement accordé à une grossessepompée dans des livres : en un sens l’âme-sœur ne pouvait pas être plus loin de la plaque qu’en prisant ce truc aux dépens d’autres que j’estimais autrement réussis; va savoir pourquoi? parce qu’à la fin les grands phoques retournent à la mer, et que les éthologistes ignorent encore où ils vont, et ce qu’ils y font au juste? Lise : « Ça m’a touchée. Je ne saurais vous donner de raison. Peut-être en partie parce que la virtuosité en est absente. Les choses vraiment increvables sont simples. » Pas d’accord du tout sur le principe, et cependant je ne serais pas loin de considérer ce texte, non comme un chef-d’œuvre, mais comme mon chef-d’œuvre, sur la seule foi d’une parole qui m’en impose, moins peut-être par sa compréhension que par son altérité irréductible : Lise semble incernable.À peine ai-je isolé sa prédilection pour le petit fait vrai, pour la sensation vécue, qu’il faut corriger, ces pages qu’elle porte aux nues étant écrites de chic, même si je suis possédé à mon insu par un désir de grossesse et d’enculage côté pénétré. Quant à L’ami Pompignan, dont j’ai exposé le principe polyphonique, quoi donc aurait dû lui déplaire davantage que cette trituration des mêmes symptômes par des optiques différentes? Mais elle a perçu la souffrance sous la théorie, l’ironie et le tarabiscotage… ce qui pourrait nous renvoyer à la pitié, et pourtant ne m’irrite pas.

     En vérité je ne m’y retrouve pas du tout. Certains de ses commentaires cernent de si près mes intentions qu’ils confinent au fusionnel. C’est la première fois, et probablement la dernière, que quelqu’un me donne l’impression de parler de ce que j’ai écrit, et pas d’un remembrement vaseux qu’il aurait opéré dans sa tête, sur la base de ce qui y figurait déjà. Elle a parfaitement saisi, par exemple, ce qu’implique la distinction entre croyance et adhésion masochique à la culpabilité, ou l’ambiguïté du syndrome d’échec, qui peut se proposer l’échec comme objectif, mais aussi y viser pour éviter de le subir. Ou l’espèce de révolution métapsychologique que constitue la subordination de prétendues pulsions primaires, libido et agressivité, à la quête de l’être et de la valeur de l’ego. Et vingt autres questions dont je ne prétends pas qu’elles soient bien ardues; mais dont il me fait tout drôle de pouvoirparler avec un autre que mon bonnet – alors même que cet autre ne se sent pas spécialement concerné. Cette femme écoute (et lit), ce qui semble tout simple, puisque chacun s’en targue, mais qui d’après mon expérience est rarissime. On reste bleu déjà de constater qu’elle n’affiche ni prédilection ni répugnance spéciale pour ce qui est le plus proche de ce qu’elle écrit elle-même! Certes elle préfère les faits à la ratiocination, mais il ne lui échappe pas qu’une théorie, avant de se muer en œillères, sert de lorgnette, et qu’au reste s’en passer ne signifie rien, sinon accueillir celles, implicites et informes, du sens commun.

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