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Noyau de nuit

[Pincé en flag]

5 Août 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Tueur à gags (2011)

     Or amoureuse, elle l’avait été d’abord… de son grand frère! L’assimilation ne se fit pas d’emblée, car elle avait adopté la fictionnaturelle d’élargir progressivement le champ de vision de sa narratrice, sans trop s’appesantir sur l’intra-utérin, qui m’aurait vite assommé. La fillette découvrait donc peu à peu son microcosme, et “Rôm”, son aîné de cinq ans, y occupait assez tôt un poste plus important que celui du Père, froid, négligent ou trop bûcheur. Le gamin qui, demandeur, consentant ou contraint, remplaçait souvent la mère, savait faire chauffer un biberon, obtenir le rot-qui-sauve, et qui sait? changer les couches et talquer un derrière? avait d’évidence constitué la base d’une triangulation précoce et d’un admirable accueil de l’altérité, même si l’on devinait entre les lignes que ce paradis s’était ensuite quelque peu dégradé : cette petite avait été lestée d’amour pour la vie – et, partant, de bon sens et de pondération? Mollo, mollah! Ma sœur n’en manquait pas non plus, et certes ils ne lui étaient pas venus par ce canal, car, poursuppléer la mère absente, je m’étais posé un peu là! Il aurait fallu me payer très cher pour que je m’occupasse d’une larve.

     Le parallèle, favorisé par un écart presque identique (cinq-six ans), me tendait les bras – et m’aurait fourni mainte occasion de remords, si j’avais eu la complaisance d’y céder. Mais fallait pas pousser : Joëlle avait eu des nounous, et mon père veillait à ce qu’elles ne fussent pas des souillons. N’empêche que c’est au moins autant une réincarnation de ma sœur qu’une mémorialiste de génie qu’il était hors de question de supprimer! Je vis un peu en marge des hommes et de la normalité, soit, et l’aura satanique de ces criminels extrêmes qui cassent tous les contrats et font de leur cœur un désert me fascine (un peu moins toutefois depuis qu’ils ont tous leur fan-club, et que la suprême consécration de la peine de mort leur est refusée) mais, même pour primer à peu de frais, je ne me sens pas de taille à les imiter. Je ne suis qu’un pauvre type immature, la plupart de mes dysfonctionnements n’ont pour origine qu’un désir excessif d’amour et d’estime, et s’il m’arrive d’être agressif, c’est que j’anticipe un rejet, ou m’en venge. Je pouvais peut-être (je n’en étais pas bien sûr) me substituer à un virus ou à une peau de banane pour liquider un humain lambda, mais en aucun cas un interlocuteur potentiel, riche d’un trésor de révélations, et encore moins l’auteur à venir de l’œuvre de ma sœur, que la peur de me dépasser l’aurait empêchée d’écrire! Même si j’avais encore eu des prétentions en ce genre, on ne se débarrasse pas de la concurrence de cette façon. Je ne serais pas le Salieri de ce Mozart, c’était chose entendue, dussé-je en crever : Liselotte avait le droit de vivre plus que moi, d’abord parce qu’elle vivait authentiquement, et moi non, et qu’elle avait su ouvrir mes vannes : il ne se passait pas grand-chose dans son histoire, mais je ne pouvais m’en détacher, et aucun texte, jamais, ne m’avait à ce point sollicité les lacrymales.

     En quelques dizaines de pages, elle était devenue un maître à penser et à sentir, quasiment, de sorte que j’eus d’abord un sourire de la voir s’embarquer, sous un prétexte qui me parut futile (son père avait gagné à la loterie), sur le fleuve bourbeux de la Chance, du Destin, et enfin, de l’Astrologie. Selon moi, scoumoune et baraka ne sont que mirages narcissiques : un cas ne paraît significatif que parce qu’on l’isole : replacé dans l’éventail des possibles, il ne contrevient pas aux probas; il faut bien que le billet gagnant ou la maladie rare échoient à quelqu’un, y voir un signe d’élection ou de malédiction indique seulement qu’on ne sait pas s’envisager à l’égal d’un autre; quant aux abonnés au succès ou à l’échec, bien rare qu’on n’en trouve pas le germe dans leur binette, leur comportement, leur foi en eux-mêmes; mais enfin, il se peut qu’il y ait anguille sous roche, puisque la plupart des pros du jeu croient à la veine, et que les patrons de casino s’emploient à détourner sur le champagne les clients qu’ils voient en passe de faire sauter la banque. L’astrologie, en revanche, cette relique stercoraire de millénaires d’ignorance, il m’était ardu d’admettre que quiconque doué de raison lui accordât son estampille, et les exemples souvent cités de Gœthe, de Balzac, de Jung ou de Breton (pour ne rien dire de Thomas d’Aquin!) ne m’arrachaient que haussements d’épaules. Or Liselotte semblait la prendre tout à fait au sérieux, et en tout cas l’avait assez piochée pour établir elle-même son thème astral. Elle faisait partie de cette mince escouade dont on ne fête l’anniversaire que tous les quatre ans, née qu’elle était un 29 février :Poissons? Secondaire, à la lire : importait surtout l’ascendant lunaire et saturnien, que, pas plus que les autres, elle ne prenait la peine de définir; et pour ce que j’en avais à faire, ma foi, ça pourrait bien rester un mot…

     J’attendais encore une réfutation, quand une toux discrète me fit sursauter. Je n’avais pas  été captivé au point d’oublier le temps, les ombres s’étaient allongées, mais aux termes des instructions, il me restait un bon bout de soirée pour prendre la décision d’attendre ou de battre en retraite. Même en cas de retour prématuré, je ne doutais pas d’entendre le moteur, la grille, ou au moins la porte d’entrée. Or le décrochage n’exigeait que quelques secondes : quand le feu passait au vert, je grattais tout le monde avec mon ex-caisse, ce qui atteste que mon temps de réaction est exceptionnel.

     Et voilà qu’elle était non seulement là, mais tout près, oui, la même! Fard et bajoues comprises, mais humanisés par un sourire enfantin et machiavélique, et, d’abord, par la vie. Je m’avisai qu’elle était entrée par la porte du fond, encore grande ouverte, qu’elle avait traversé la pièce en socquettes, et qu’elle n’était pas seule, braquant sur l’intrus un fâcheux compagnon borgne, un peu mastoc pour la main d’une dame, et qui donnait à redouter des perforations dures à recoudre. Payer d’audace? Apparente : en réalité, la piste était balisée : depuis quelques heures, je vivais dans l’intimité d’une femme dont la délicieuse spontanéité ne pouvait laisser place à aussi trivial que la revendication d’un chez-soi… Mais sans doute était-il prudent de lui indiquer que nous étions au-delà des conventions : elle ouvrait la bouche; avant qu’un son en sortît, du ton le plus officiel, mais velouté de cordialité… « Madame Liselotte Angelici? » Dans le regard, Machiavel me sembla laisser place à l’enfant :

« Mon nom est sur ma boîte. En l’état, c’est plutôt le vôtre qui fait question…

– Ah ah! Oui, vous me surprenez en situation… équivoque. Permettez que je me présente : Jacques Rivière, éditions Gallimard, département des Talents Cachés, équipe du Sud. Je dis “talents”, comprenez-moi, mais le génie est aussi de notre ressort… » Elle en resta bouche bée trois secondes, avant d’être secouée par un rire silencieux – mais sans esquisser un pas : elle gardait une distance de sécurité de deux ou trois mètres, et m’avait toujours dans sa ligne de mire.

« Vous lisiez mon roman? Vous avez un culot phénoménal!

– Un roman? Madame, Madame!… Vous parlez à un professionnel. Notre attention a été attirée par une autobiographie hors-ligne, et il suffit de quelques pages pour ne pas s’y tromper.

– Et à quoi donc?

– Ne serait-ce qu’à l’impossibilité de deviner la suite : elle sort des autoroutes de l’imagination, et chemine dans les layons du réel.

– Heureuse d’apprendre que ça fait illusion. Mais “hors-ligne”, c’est bien le cas de le dire, puisque je n’en ai communiqué un mot à personne.

– Ignorez-vous donc que des mouchards sont installés sur tous les ordinateurs? Dès lors que vous êtes branchée sur Internet, que vous recevez le moindre courriel, tout votre travail personnel est surveillé. Nous suivons vos progrès depuis longtemps. » Je vis l’œil vaciller : elle n’était pas tout à fait sûre que je lui racontasse des bobards, et, apparemment, l’idée ne lui plaisait qu’à demi, ou moins encore.

« J’admire le brio avec lequel vous prétendez retomber sur vos pattes, mais au cas où ne l’auriez pas noté de visu, je n’ai plus douze ans

– Vous les avez encore quand on s’immerge dans votre œuvre.

– Très flatteur, mais je vous conseille de ne pas oublier cet instrument, et en plus, si je trouais la peau d’un cambrioleur en exercice…

– Je vous dirais bien que vous avez oublié le cran de sûreté, mais j’ignore où il se trouve, et je craindrais que vous ne vérifiassiez à mes dépens.

– Vous êtes sûr de votre forme, là “vérifiassiez”?

– L’imparfait du subjonctif après un conditionnel? Oui, mais vous savez, on peut s’en passer. Je suis un peu maniaque…

– Vous avez dû trouver des fautes, non, dans ma prose?

– Oh, très peu! Des hardiesses… parfois involontaires? C’est l’affaire d’un grouillot. L’essentiel n’est pas là.

– Et où, on se demande.

– Dans une voix inimitable, dont je n’ai jamais entendu l’équivalent. La seule qui en approche, c’est Madame de Staal, au début du XVIIIème…

– Du XIXème, vous voulez dire.

– Vous confondez STA-EL et STA-AL, ce me semble. Ma faute : j’aurais dû dire Mademoiselle Delaunay, car Staal, elle le fut si peu…

– Vous êtes au moins un cambrioleur cultivé.

– Et qui de surcroît ne cambriole pas.

– Et qui fait quoi, alors? Et qui est entré comment? Assez fait le Jacques, Monsieur Rivière!

– La porte de la cuisine n’était pas fermée. 

– Je n’en crois rien, mais c’est à la rigueur plausible. Vous pesez sur toutes les clenches, comme ça, à tout hasard?

– Quand je passe devant. Un ou deux pour cent de réussite.

– Et vous ne volez rien?

– Seulement de l’info. Je suis curieux des êtres, et surtout de ce qu’ils cachent.

– Ah ah. Et vous les avez poussées jusqu’où, vos explorations? À quelle page vous en êtes? L’héroïne a tué quelqu’un?

– Non. Elle ne m’en paraît pas capable. Elle aime trop les gens et la vie.

– Ne vous y fiez pas.

– Même meurtrière, je suis tout disposé à lui donner raison.

– Même si c’est vous qu’elle envoie ad patres?

– Même! Malgré soi, on adhère à sa vision. Juste quelques petites choses que je ne saisis pas…

– Lesquelles, par exemple?

– Par exemple, biémie… Vous ne vomissez pas la vie…

– C’est une survivance… Où avez-vous fureté, au juste?

– Eh bien, là : Pour en finir

– C’est le plus récent : il est réconcilié. Les autres sont plus amers.

– Bravo! Ce n’est pas tout le secret de Proust, mais une bonne part tout de même.

– Vous poussez un peu loin la flagornerie, non?

– D’honneur, j’dis comme je pense! Tenez, votre tartine sur l’astrologie – j’en étais là –, je la trouve ridicule : eh bien, je le dis!

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