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Noyau de nuit

[L'âme-sœur dédaignée et son énigme]

4 Août 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Tueur à gags (2011)

     Je n’ai aucune prétention à l’osmose, et ne saurais rendre compte du parcours de ma sœur : la passion n’est pas un bon outil, mais l’indifférence est pire encore. Je pourrais la voir en vilain petit canard et en enterrée vive, mais il faudrait me voir, moi, en héritier chouchouté, triomphant, et qui pis est oppressif : ça coince. Sans être positivement cancre, il est certain que cette fillette n’avait pas donné sa mesure, elle avait végété dans la médiocrité scolaire, et les deux mâles de la maison (affreux tandem!) ne s’en étaient pas assez souciés pour venir à sa rescousse ou lui remonter les bretelles. Les résultats du frelot génial, qu’elle pouvait au mieux égaler, étaient-ils intangibles? Deux profs avaient fait mine de s’intéresser à elle : en français, pour lui dire qu’elle avait des idées, et qu’il était bien dommage que l’expression en fût si relâchée; plus tardivement, en maths, sur un thème presque identique :douée, mais que de négligences! Pourquoi un tel gâchis? Ces discours positifs l’avaient-ils désaltérée dans le désert? Elle avait lieu d’en être avide… En tout cas, après deux ou trois bières, elle me cita le second comme l’ayant décidée à opter pour la fac de sciences. « Ç’a dû faire plaisir à ton père. – Si on peut lui faire un autre plaisir que de le décevoir. Je crois qu’il s’en fout complètement. » J’en restai bouche bée : « Là tu me scies! Je réfléchissais justement plume en main à ce mandat de décevoir, pas plus tôt que cette nuit. Si la première morveuse venue devance un penseur de ma trempe… – Céxé une trempette, ou que la morve a chéché. – Ou les deux! Non, sans blague, ça te branche, les maths? Tu fais pas juste comme on t’a dit? – Personne m’a jamais rien dit, à moi. J’existe pas. » Je ne jurerais pas, bien entendu, de reproduire ses répliques à la virgule près, mais je me souviens qu’elles m’éberluèrent, pendant un long quart d’heure, entre le moment où la bibine lui eut délié la langue et celui où elle commença à s’embrouiller et à ressasser : j’eus moult occases d’en prendre note ultérieurement, ma frangine ne pétillait qu’une fois grise, mais il lui en fallait très peu pour passer au noir, et alors elle devenait chiante comme pas permis; or elle refusait de s’autoréguler, courant vers l’ivresse comme vers un havre : ceux qui la connaissaient la sevraient à deux canettes, maximum trois – ce qui ne l’a pas empêchée, entre parenthèses, de se métamorphoser en bonhomme Michelin avant la fin de ses saugrenues études, pour prendre ensuite le parti contraire, avec un succès déconcertant : aucun ascétisme ne semblait lui coûter, c’était une fille qui pouvait se nourrir des mois de pommes et de café, et il était impossible, à un an de distance, de prévoir se pointer un squelette ou un sac de saindoux. Attirer l’attentionAppeler au secours? Bien sûr, c’est le diagnostic; mais je l’éludais, indésireux de dévoyer sur elle mon attention et mon aide… Est-ce pour cela que je me répète que ses folies de jeunesse, les défis physiques qu’elle se lançait (Limonne-Saint Merd à pinces, une semaine sans dormir, etc) relevaient d’un compte à régler avec elle-même, et d’autre part n’ont pas hâté sa mort? Bah, je me remettrais facilement de cette culpabilité-là.

     C’est surtout par crainte de me tromper et d’avoir à en rabattre que je répugne à m’attribuer un rôle central dans la vie des autres. Et s’il ne m’est pas agréable de l’avoir eu dans cette vie-là, c’est parce que je n’ai pas tenu mes promesses. Joëlle est bien la seule à avoir cru en mon avenir plus d’une saison, et à l’âge adulte. Si elle avait pu forcer son naturel jusqu’à adopter le rôle de démarcheuse auprès des éditeurs, elle l’aurait fait, pour ma longue honte. Elle s’est contentée de faire taire toute créativité, la place étant prise, et de se spécialiser dans le réel,  dans le “bon sens”, c’est-à-dire dans un domaine qu’elle ne me disputait pas, et où elle pouvait m’être utile, comme bobonne se mettrait aux fourneaux, non par prédisposition innée à la cuisine, mais parce que pépère ne daigne, et qu’il est gourmet. Presque jusqu’à sa mort, j’ai vu le visage de ma sœur se crevasser de mal-être, quand je lui demandais un tuyau en vie pratique, et qu’elle devait confesser son ignorance. Cela dit, ne nous défonçons pas trop le sternum : je suis loin d’être le seul à lui avoir assigné ce créneau, et soutiendrais assez volontiers que c’est une manie masculine fort répandue : à nous les chevauchées de l’imagination, àvous l’humble fonction de garde-fou, qui nous évite les chausse-trapes, et surtout nous offre un aperçu fiable de notre valeur-pour-autrui! Parmi ces rôles traditionnels dont on nous rebat les oreilles, il me semble qu’on n’a jamais assez mis en lumière celui, pour la femme, de gardienne du réel: on leur reproche d’être mémères, popotes, de manquer de fantaisie; mais quand elles enfourchent leurs mille caprices, ou se piquent de créer, elles lassent très vite; et l’on s’avise alors qu’elles chassent sur nos terres, et que ce n’est pas cela qu’on leur demandait.

     Généralisation projective? Peut-être. Bémolisée d’ailleurs depuis que mes prétentions au génie ont baissé pavillon. N’empêche que quand Joëlle se fut affiliée à la Fédération Anarchiste (sans hésiter une semaine à sauter le pas) dont elle avait rencontré quelques membres dans l’escalier en me rendant visite, non seulement ces messieurs, pardon! ces camaradesne manquèrent pas de la bombarder dactylo, alors qu’elle tapait avec deux doigts, et que les vieilles machines mécaniques pardonnaient mal les erreurs, non seulement elle fut préposée au café et aux pizzas plus souvent qu’à son tour, mais on lui assigna très vite ce rôle de consultante en vie pratique qu’elle n’était nullement préparée à assumer, et qu’elle adopta pourtant avec joie, enivrée de servir à quelque chose, et qu’une place lui fût concédée, subalterne apparemment, mais qui lui aurait assuré peu à peu l’entier contrôle des décisions, si elle s’était autorisée à en abuser : elle ne pipait quasi-mot en réunion, et laissait notamment méandrer les interminables débats relatifs aux déviances idéologiques sans y placer le moindre grain de sel, mais comme elle était le plus souvent rapporteuse, il lui était loisible de ne retenir dans ses comptes-rendus que ce qui lui avait paru valoir la peine d’y figurer, et en somme, de faire l’histoire; quand on projetait une action quelconque, elle ne se prononçait jamais sur son bien-fondé, sa pertinence, ou même son opportunité, mais seulement sur sa faisabilité, risques et coûts, et emportait le morceau d’autant plus facilement qu’elle paraissait n’émettre aucune opinion, et s’abstenait de toute participation aux affrontements feutrés d’egos qui formaient la trame secrète des controverses et des polémiques. 

     Pas d’ego? Allons donc! C’est bien l’apparence qu’elle se donnait, mais j’attends encore d’en rencontrer un, un seul, de ces egos soi-disantdépassés, qui ne se révèle en fin de compte surcuirassé,  et dissimulé, se présumant trop fragile pour le combat ouvert. Il suffisait d’écouter les rabâchages de Joëlle quand elle avait un coup de trop dans le nez, pour comprendre que cette justification de son existence aux dépens de sa spécificité ne la comblait pas, et ne constituait qu’une position de repli : les doléances touchant sa jeunesse mise sous le boisseau, le droit à la vie qu’on lui avait refusé, l’injustice de la chose et la souffrance qui en résultait, coulaient intarissablement des bouteilles, et gênaient tout le monde, pour leur chiance objective, mais aussi parce qu’on avait besoindu personnage éminemment raisonnable et équitable qu’elle s’était composé, dont l’ivresse dénonçait l’inconsistance. Vieille histoire : il aurait fallu que se présentât quelqu’un pour l’aimer telle quelle, et sans doute était-il déjà trop tard; en tout cas, les rares partenaires que je lui ai connus, hommes et femmes, étaient plus narcissiques les uns que les autres, et ne s’attachaient qu’au miroir le moins déformant possible : àl’inverse d’une singularité.

     A-t-elle trouvé le bonheur plus tard, avec les gamins qui lui furent confiés, et avec sa fille? Disons qu’elle l’a approché, mais que, si j’y comprends quelque chose, c’est un faux self qui s’est institutionnalisé dans les rôles successifs d’institutrice et de mère modèles : aimée, je veux, mais pour sa fonction, son utilité, pas pour elle-même et sa qualité d’objet. Je dirais qu’elle s’est projetée au mieux en Capucine et tous les gosses dont elle a débroussaillé le sentier, qu’elle les a traités comme elle eût souhaité l’être, ou regrettait de ne l’avoir pas été. Mais n’est-ce pas la règle? Est-ce que toutes les mères ne sont pas leur nourrisson? C’est de la bouillie pour les chats, ma prétendue analyse, qui échappe, comme ses pareilles, à la véri/falsification. Il me semble pourtant que ma sœur avait comme une vocation à la maternité, et, là où je lâchais la bride à la rancune et à l’agressivité, qu’elle laissait la parole à une compréhension indulgente : elle absolvait les poseurs de bombes de la grande époque, vers lesquels se tournait ma nostalgie, mais n’aurait jamais songé à les imiter : les victimes, pour être des bourgeois, n’étant pas elles-mêmes indignes d’empathie. Elle a fait son plein de flics et de supérieurs hiérarchiques odieux, de parasites ingrats qu’elle hébergeait des semaines, et qui l’en remerciaient en chiant dans les draps, de partenaires pachas, mâles ou femelles, qui la faisaient vouster, mais je ne crois pas l’avoir vue désespérer d’aucun d’eux, même si, sur le tard, elle avait appris à se garer des plus nocifs, ne serait-ce que pour en préserver sa fille; et sa mansuétude, dès ce temps de Limonne, était déjà notable à l’égard des trois humains qui l’avaient laminée : sa mère, qu’elle excusait d’avoir fui une oppression étouffante, en laissant là un nouveau-né auquel elle n’avait pas eu le temps de s’attacher; son père, assurément toxique, mais qui avait fait son possible, sur la base de ce qu’il était, qu’il ne pouvait modifier, et qui l’affligeait tout le premier; quant à moi… c’est un peu plus compliqué. J’oserais presque affirmer que ma frangine a été sauvée de la fatalité familiale par l’admiration qu’elle vouait à l’imago fraternelle qu’elle aurait installée toute jeunette sur son autel interne, et qui lui aurait permis de devenir quelqu’un, en s’identifiant à un autre. Depuis que j’ai mesuré les limites de mon père, je n’ai plus admiré personne, mon adolescence s’est passée d’idoles, ce qui pourrait bien signifier que je me suis passé d’adolescence : mon noyau de néant, ma quête insatiable d’étai, l’impossibilité de croire un mot de ce que je dégoise sont-ils liés à cette carence? Ma sœur s’était construit un faux self, et moi qui ai passé ma vie à m’étudier, il me semble que cette étude était sans objet, et n’être rien qu’attente. Mais d’évidence, ces questions me dépassent : redescendons quelques marches. 

     Mes conversations avec Joëlle ressemblaient par bien des aspects à celles d’un maître et d’un disciple, puisqu’hors ébriété, j’occupais neuf bons dixièmes du temps de parole, et d’elle, pour le coup, n’attendaisqu’une approbation sans conditions ou des ajustements de détail. Oh, je me serais bien accommodé aussi qu’elle lût à ma place tous les auteurs qui me tombaient des mains, et m’en fît un extrait, mais surtout sans rajouter de son cru! Elle se contentait d’accuser réception, mieux que personne (sans mal!) mais est-ce oubli ou défaut d’écoute, je ne me souviens pas qu’elle ait jamais apporté, en provenance des autres ou de son fonds propre, la moindre contribution à une “trouvaille” quelconque. Ni d’ailleurs qu’elle leur ait témoigné la moindre admiration. Je lui donnai à lire les portions achevées de L’ami Pompignan, et consentis à ce qu’elle les tapât : pas une faute de frappe à lui reprocher, pas une de ces altérations dont les copistes intelligents sont prodigues : elle reproduisait jusqu’aux orthographes défectueuses, avec un respect du document qui en disait long sur son humilité, et/ou sur son orgueil (toute correction impliquant une prise de risque), saupoudrés peut-être d’un rien de perfidie? D’autre part, elle me donnait l’impression de ne s’épater de rien : ces portraits que j’échafaudais à grand’peine et ahan, ces organigrammes de symptômes, on aurait dit qu’ils allaient de soi pour elle, ou qu’elle voulait en faire mine. N’avait-elle pas trouvé dans ma prose matière à mieux se comprendre? C’est une question que je n’osais pas poser. Se revanchait-elle de ce qu’il n’y eût trace d’elle là-dedans, mon anti-héros n’ayant ni frère ni sœur? À moins qu’il n’allât de soi que je fusse de naissance le successeur de Proust et de Freud réunis? Il se peut que cet être, et lui seul, ait épousé mon self grandiose dans ses vicissitudes et ses replis successifs : qu’elle m’ait mis sur un piédestal de maître du monde, puis de plus intelligent des hommes, pour enfin ne me conserver que la palme de la lucidité, essentielle à ses yeux, puisqu’elle avait expulsé son père du Saint des Saints parce qu’ilmentait et se mentait. De sorte que L’ami Pompignan, qui me taillait un costard assez sordide, n’entamait pas mon armure resplendissante de Paladin du Vrai.

     Personne n’ayant joué ce rôle pour moi, et me sachant moi-même fort indigne de l’assumer, j’ai du mal à admettre d’avoir été pour quiconquecelui qui dit la valeur, et sur le diktat duquel on peut se reposer – comme ça, sans raison, par simple besoin d’un point d’appui! À admettre que Joëllene pouvait pas juger mes écrits, parce qu’ils constituaient le socle de tout jugement. Quand elle a pris, plus tard, du recul, et que je lui ai reproché amèrement de calquer son opinion sur un insuccès dont elle connaissait pourtant l’inconsistance, les éditeurs ne lisant pas les paquets postaux (elles sont quelques-unes à m’avoir fait le coup, de chercher dans le texte les causes du fiasco, quelques mois après m’avoir assuré que la réussite ne faisait pas un pli) je ne mesurais pas à quel point son univers pâtissait de mon naufrage, et les difficultés qu’elle avait à recoller les morceaux. Du reste, elle était bien le seul être au monde que pût ronger cette faute de ne s’être pas mis au service de mon œuvre en la faisant connaître, dont je faisais grief en sourdine aux rares imprudents qui en disaient du bien.

 

 

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