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Noyau de nuit

Frime et châtiment, 2

31 Juillet 2015 Publié dans #Fonds de cercueils (1985)

     Il a fini par délaisser le corps inerte, restant étendu à son côté. "Réservant le problème moral", il veut mettre à profit la nuit pour élaborer un plan de sauvegarde : la nuit la plus longue, une situation impossible : rapport de conformité. Mais ses échafaudages régulièrement s'écroulent, vingt fois il palpe le corps à tout hasard, et au-dessus des décombres, opiniâtrement, le "problème moral" revient planer… La liberté de qui respecte la liberté de qui… c'est tout ce qu'il avait décrété devoir respecter : nulle obligation envers l'ennemi qui rôde au dehors et qu'il prétend lasser par l'attente, ni à l'égard d'un morceau de viande encore chaude dont il n'importe plus que de se débarrasser : les mains libres! Lou n'a rien voulu, et s'il a mal agi, tant pis : la morale des forts ne revient pas sur le passé. Mais c'est celle des faibles qui l'enveloppe, le juge, inattendument l'envahit… Pourquoi a-t-il fallu qu'au travers de la peur, du chagrin, de la nausée et d'un début d'ennui vienne sourdre l'idée saugrenue de se féliciter que le désir, au moins, ait fui? Ce n'est pas qu'aussitôt il le sente revenir, oh non, mais le petit cadavre pèse différemment contre sa jambe, et à chaque piétinement de l'opération-survie, son bas-ventre est parcouru de fourmillements inadmissibles, toujours plus pressants… Lou saute du lit : agir! Braver ces foules incertaines. Il hésite à remettre ses chaussures, sa seule arme : avec quelle volupté ne ferait-il pas éclater les dentiers et les couilles! Mais mieux vaut être raisonnable : inaudible… Il prend en mains ses clés, s'irrite du craquement haut et clair de ses jointures, écoute… pousse la targette si lentement que la nuque lui fait mal… Personne; jusqu'à la porte du dortoir, cinq mètres à peine, qu'il franchit prestement, en surveillant ses arrières. La clé tourne bien, très bien, mieux qu'hier soir : aurait-on huilé la serrure? La poignée, le pêne, les gonds mêmes jouent comme en rêve… Trois pas, un froissement à ses pieds; simultanément, une forme imprécise, tapie sur l'escalier gauche… Il se jette en arrière, referme la porte. Oui! "Ils" le guettaient! Devant le danger, ses lubies de combat se sont évanouies, ses genoux s'entrechoquent… Derrière le vitrage, une présence silencieuse; et la poignée, lentement, s'abaisse… Laisser la clé obstruer la serrure… Et s'ils sont aussi dedans? Mais là Lou est chez lui, protégé par trente gamins vivants; et tandis qu'enveloppé de ronflements légers il explore à pas de loup le dortoir, retardant les retrouvailles inévitables, étrangement distancié, comme dans le plus creux des romans policiers, il énumère mentalement les issues : balancer le cadavre par une fenêtre? Insensé; du reste, elles n'ouvrent pas. Les chiottes? Plutôt mourir que charcuter, et avec quoi? La sortie de secours? Doit être surveillée… Il la gagne, écoute… Rien… C'est le même passe : libérer l'autre voie? Non : de toute façon, il sent qu'il n'a plus la force de se risquer dehors, assez d'émotions pour aujourd'hui. Se barricader. Il fouille dans ses poches, y pêche une allumette dont il mâchouille l'extrémité, et qu'il fiche solidement dans la fente : plus d'accès, plus d'issue. Reste l'aquarium : le placard, car sous le lit… Le placard même du pendu, sans doute : pourquoi l'aurait-on changé? Et qui l'ouvrirait, sinon ceux qui sauraient quoi y chercher, qui sont mille fois plus coupables que moi? Personne n'a rien à mettre là-dedans, les pions ont tous leur piaule… C'est dans celle qu'on m'a octroyée que je trouverais un début de sécurité… que je pourrais voir venir, attendre l'odeur… Oh, Yann me prêtera bien sa bagnole… ou Florence… Pas à me baguenauder dans les rues, une couverture suspecte sur l'épaule… Il faut tenir jusqu'à dimanche : tous les petits doivent aller dans leurs familles… et plus de rôdeurs dans les couloirs… Oui!… Que personne n'ouvre d'ici là : demain matin, acheter le plus gros cadenas possible…

     Ça paraît parfait! Ce qui le serait plus, c'est que l'enfant se soit volatilisé… Lou a beau l'espérer très fort, toujours la tache blafarde, immobile, creuse l'ombre du lit, l'air de l'aquarium est comme saturé du "problème moral", qui lui saute à la gorge dès qu'il pousse la porte : ah, que ce corps disparaisse, je l'aurai vite oublié… Lui, oui. Mais Lou sait bien ce qu'il n'oubliera plus, et qu'entre lui et ses plus proches désormais ce souvenir se dressera… Pour le couper d'un gosse à peine entrevu, il a suffi d'une promenade; mais cent vies ne le couperaient pas de son premier secret… "Ça me donnera de la profondeur"… mais à quoi bonne, sans personne pour la sonder?… Il ouvre le placard : largement assez vaste, dépourvu d'étagères, simple "penderie" : c'est à la tringle du haut que Daire a dû attacher cravate ou ceinture… Simuler un suicide? Celui du pion, impeccable; mais ce gamin, il venait bien de quelque part? Et on établira que la mort remonte à ma nuit de service… Non : s'en tenir au plan A. Lou, puisant dans les films les gestes nécessaires, prend dans ses bras le corps tiède comme on emporte un bébé assoupi, et le contact, la posture font refluer en lui sa tristesse… tiède? Quand même… Avec douceur, de nouveau, il le dépose… Et pouls, bouche-à-bouche, pressions sur le thorax, comme pour reprendre une scène ratée… Il n'est pas en son pouvoir de l'expurger… Que ne pourrait-il se permettre, sans témoin, la besace déjà chargée d'inavouable? Comme excusé par ses scrupules antérieurs, par sa vaine rébellion, il ne se retient plus de caresser ces formes lisses et abandonnées, ranimant les plaisirs de la nuit précédente… Quoi qu'il arrive, personne ne doit savoir… Pénétrer là, entre ces fesses, c'est seulement un peu plus à taire… Non, pas de traces! Se contenter de caresses, de baisers… La targette!… Il se lève en ressort, la repousse; reste auprès de la porte, s'interdisant de toucher sa verge douloureuse. Il s'est repris. Pourtant… Quel mal?… Et merde : je peux pas faire ça, c'est tout! Mais si : tu bandes, le plus gros est fait… Il faut aller au bout de soi-même, quand ça ne gêne personne… Nées de l'interdit? les démangeaisons s'apaisent à l'appel du devoir, renaissent de ce que Lou s'en réjouit… Dégoût – désir – devoir – dégoût… Il ne tournera pas toute la nuit sans escale, il sait bien comment ça va finir… Non, NON! Il empoigne le gosse au hasard par un genou, professionnel et brutal comme un employé à l'Action Spéciale, une épaule de l'autre main, et il le tasse dans la penderie, qu'il referme, épuisé… Il s'assied sur le lit; le corps, ainsi stocké, lui fait horreur; il n'ouvrira plus avant dimanche, c'est réglé… Aller au bout de soi-même… Nécrophile, moi?… Tout le monde, en pareille situation? C'est le souvenir du vivant qu'il pelotait, faut pas se laisser éblouir par un mot… Dans ce box transformé par le crime en île déserte, il a tout pouvoir… Bien petit garçon face aux horreurs des têtes couronnées… Il s'étend sur le lit, déboucle sa ceinture, descend la fermeture-éclair… Le gland n'attendait que ce rappel, il y pose délicatement le bout des doigts, et, ma foi, il n'en dormira que mieux…

 

     La terre craquelle, les tombes se crevassent, crachant les défunts; les lions, en rugissant, vomissent par tronçons les dévorés à recoller pour la parade…

      "Monsieur Cattioux!"

     Le mugissement de Bœuf; on tambourine à la porte : merde! la clé… Le soleil inonde l'aquarium… "Voilà! J'arrive!" Lou se reculotte en hâte, "Tout de suite!"… Deux ou trois gamins, debout, ont déjà compris que le nouveau risque de ne pas faire long feu…

 "Vous savez quelle heure il est?

– Je suis désolé, j'ai oublié mon réveil…"

     Mais Bœuf, enjambant le fantoche et ses excuses, avance formidablement dans l'allée centrale en scandant : "Allons, debout, allons, debout-debout!" d'une voix qui réveillerait les morts pour les mettre en rangs d'oignons… Enfin, presque… Lou s'agite, inutilement, va de lit en lit, tapotant barreaux et couvertures, n'osant piper mot. La montagne s'est arrêtée :

 "Allons, les enfants, debout! Dépêchons, ou vous n'aurez pas de petit déjeuner… Allons, vous vous laverez ce soir, dépêchons, vous avez un quart d'heure de retard…

– C'est pas d' not' faute : on nous a pas réveillés!

– Monsieur Delcave, je ne vous ai pas demandé votre avis, et vous perdez du temps en l'exprimant. Allons, dépêchons!"

     Tous sont levés, s'affairent; Lou contourne Bœuf, gagne les lavabos, harcelant de "pressons!" honteux, distraits et tourmentés les gosses, qui lui lancent des regards de mépris; subrepticement, il extrait l'allumette de la serrure, et contrôle sa mine dans les glaces : les blancs et les violets qu'il pouvait escompter : il ne s'est endormi qu'à l'aube, insatiable, trouvant en lui des ressources imprévisibles… La chlamyde de soie, sa seule alèse, est comme amidonnée… Bon Dieu! Il faut la planquer…

     Bœuf n'a pas gaspillé un mouvement pour si mince affaire; sa monstrueuse présence, au beau milieu du dort', est le principe de l'activité de la ruche, mais sa hure inexpressive n'en trahit pas la moindre satisfaction… Lou cherche une contenance, adopte l'air accablé qu'il juge le plus propre à obtenir l'absolution…

 "Vous aviez laissé la clé sur la porte?

– Oui, je l'ai oubliée…

– Il faut faire attention, Monsieur Cattioux. Ce n'est pas un bon début."

     Tu parles! Tout planter là… Mais il faut rester jusqu'à dimanche.

 "Vous allez pouvoir vous en tirer, maintenant? Il faut que tout le monde soit au réfectoire dans cinq minutes au plus tard.

– Oui, oui… Allons, pressons, pressons…" Bœuf observe un moment l'affligeant spectacle, puis tourne les talons. Lou se précipite dans l'aquarium, où la soie souillée éclabousse toujours la ruelle : dans l'armoire! Mais quelle pièce aggravante, si le corps est découvert! Lou se rencogne dans l'angle, fourre le tissu dans son slip : pour deux heures… Le clip, dans sa poche. Ceinture, babouches? Il faut rouvrir… Oui, il a bien tué. Il jette ses affaires sur le cadavre, l'œil ailleurs, referme doucement la porte, inspecte l'aquarium…

     "Allons, il faut descendre, maintenant!" Hoquet d'effroi : Bœuf, encore! Qui cette fois ne daigne pas lui accorder un regard. Lou file vers les sanitaires, toque aux chiottes, tire les rideaux des douches : aucun retardataire; le rang est déjà formé à son retour; il fait du zèle, cahier de dortoir en mains…

      "Non, vous ferez l'appel en bas : allez, je fermerai."

     Le placard, bon Dieu! Pourvu qu'il n'y touche pas! Lou n'ose imaginer la scène, les gamins chargent dans l'escalier, il les suit…

 

      "On peut te dire un mot?"

     Sombres, Vachette, Berton, Buloup, dont le susurrement, contrastant avec les fanfares de la veille, illumine Lou; il se sent perdu; mais eux n'ont pas l'air à l'aise… et de fait il y a de quoi… Qu'ils ouvrent le feu! Lui arbore l'incompréhension…

 "Qu'est-ce que t'as fait de Christophe?

– Qui ça, Christophe?

– Écoute, on est tous au courant, c'est nous qui te l'avons envoyé.

– Vous êtes des ordures.

– Fais pas ta chochotte, hein! T'as pas craché dessus!

– Je l'ai pas forcé!

– Ben nous non plus, s'il y a que ça… Allons, vieux, on est du même bord, on va pas se bouffer le nez…

– Pourquoi vous avez fait ça?

– Oh, c'est une tradition, elle date pas de nous, t'étais pas spécialement visé, faut pas croire… On y a tous passé… Ben oui, on a été surpris en pleine action, on a eu un peu les boules, pas vrai, Berton?… Mais on s'en plaint pas… Tu comprends, c'est une sécurité, on sait jamais, on peut tomber sur un pudibond qui aille moucharder…

– Comme Daire?

– … Hein? T'es malade?

– Tu dérailles complètement, là.

– On fait de mal à personne!

– Vous souillez des gamins, vous leur préparez une nausée pour la vie…

– On souille! Merde! Je m'attendais pas à ça dans ta bouche!

– Oh, je suis aussi fumier que toi…

– À la bonne heure! Et on en rediscutera, tu sais… Mais remettons le problème moral à plus tard, si tu veux bien…

– Alors, tous?

– Oui, tous les pions, ici, oh… depuis toujours, hein?

– Ouais, je crois.

– Mais c'est la première fois que l'initiation merde à ce point, à ma connaissance : d'abord, Christophe a été viré; en un sens, ça valait autant, il était repéré. J'ai eu du mal à le faire taire, moyennant finance, évidemment… C'est le fils de mes voisins, tu comprends… Mais la grosse connerie, c'est de l'avoir réintroduit dans le Lycée… Il faut dire que comme pousse-au-crime, hein?… Comme on te connaissait pas, on a jugé prudent de déployer les grands moyens… Seulement ce con de Berton prétend avoir entendu des bruits suspects…

– J'ai entendu très distinctement un bruit de pas.

– Il n'a pas eu de suites, en tout cas… Enfin, il s'est mis à couvert, et il est revenu trop tard pour le coup de théâtre. Ce qui fait qu'il a fallu récidiver, en corsant la mise en scène… Seulement, là, chapeau pour le verrou! Et pour comble, voilà Sevin qui s'endort dans l'escalier! Il t'a entendu rentrer, seulement, Christophe, on sait pas où il est… Je peux pas demander à ses parents s'il a regagné ses foyers… Ça mettra la puce à l'oreille s'il a fait une fugue, et c'est sur mon blair que ça retombera.

– Je ne sais pas du tout où il est parti.

– Tu l'as fait sortir du bahut?

– Non, je croyais qu'il venait d'un autre dortoir…

– Bon, alors il est encore ici. Il a pas pu se tirer ce matin, fringué Mille et une nuits… Faut faire une battue, parce que si Bœuf tombe sur lui, on est tous dans le bain. C'est sûr qu'il jactera. Tu sais, les gosses…

– Mais enfin, il était bien en étude hier matin!

– M'en parle pas!

– Son initiative, ça… Heureusement, Vachette était pas de service quand il l'a vu quitter la perm… Il l'a fait sortir par Pionville, et Christophe, tout content! Il se marrait…

– Ah, c'est un numéro!

– Bon, alors on se divise, hein! C'est surtout pour lui qu'on fait ça, tu sais… Il se rend pas toujours compte…

– Moi, je connais pas les lieux… sauf la cour et les dortoirs…

– Impec! Moi, je ratisse Pionville et le bâtiment administratif.

– Moi, je suis de service, là…

– Ça fait rien, je me charge du reste.

– Tu peux me passer la clé de ta piaule?

– Mais je m'en sers pas, de ma piaule.

– Écoute, vieux, c'est seulement pour me tranquilliser.

– Comprends pas… Tiens.

– Merci… Et nos excuses, hein!

– Laisse tomber.

– Rassemblement chez moi dans un quart d'heure."

     Ma piaule, bon… Chouette piste! La vraie, si j'avais pu sortir… Mais précaire : tôt ou tard, ils reviendront au placard… Le cadenasser, c'est presque y inscrire "Morgue"… Tout leur avouer? À nous tous, on s'en tirera aisément… Mais la répulsion que je vais leur inspirer! Finis les blagues, les rires! Ou ignobles, ou fêlés… Le mess d'Auschwitz… Dès qu'ils sauront, ça va planer sur nous continuellement…

     La cohésion du groupe a rasséréné Lou : il ne songe plus à quitter son poste… Même au premier regard horrifié des collègues, il ne s'exposerait qu'en dernière extrémité… Flanquer le corps ailleurs : il a vu, au passage, de vastes armoires sur les paliers… fermées : merde! Il doit bien y avoir des coins où l'on ne va jamais, des caves, un grenier, mais l'heure n'est pas aux reconnaissances… Une seule solution : un autre aquarium… Pas con! Même s'ils songent à regarder, c'est sur l'un d'eux que se retourneront les soupçons… Ouais, optimiste, là… Je suis quand même seul ici en ce moment, et ils le savent… Mais pas le choix… Il va être rigide… Est-ce que je vais arriver à l'arracher de là?

     Quelqu'un a dû y parvenir : car cette fois, le cadavre a disparu.

     Catastrophe!… Délivrance! Mais pourquoi m'avoir joué cette comédie? Car eux seuls… Autrement, il serait en place, et les flics devant… Eh bien, je m'en lave les mains! Mais pourquoi ces cachotteries? Nom de Dieu! La clé! Ils vont le mettre dans ma chambre!

     Complètement idiot : aucun avantage, sinon provisoire : ils ne peuvent s'en tirer ainsi : je dirai tout, et ça sonnera juste : un élève d'ici, viré avant ma nomination, le voisin de Buloup, en plus… Mais… C'est eux qui m'ont raconté ça!

     Lou dévale l'escalier, s'impose de ralentir le pas pour traverser la cour, remonte vers Pionville quatre à quatre… "Sa" chambre est encore ouverte; barrant la porte, Buloup.

 "T'as déjà fait les dortoirs?

– Ouais, ouais.

– T'as regardé partout?

– Ouais."

     À gauche, un lit; au fond, une armoire de fer, vers laquelle Lou…

 "Non, j'ai regardé, va…

– Pas moi.

– Ah, d'accord! Charmant!

– Si vous, vous ne me faites pas confiance, admets que moi, j'ai le droit de tout supposer."

     L'armoire est vide, et le collègue semble salement soucieux… Et si le gamin s'était réveillé? Bon Dieu, ce serait le bouquet! Ce que Lou a tant souhaité n'est pas loin de lui apparaître surcroît de complication… Il s'élance vers la porte pour regagner l'internat, mais freine aussitôt…

     Sentant la soie couler dans la jambe du pantalon.

     Sans baisser les yeux vers l'enflure subite de sa cuisse, il oblique vers les chiottes, comme Berton émerge de l'escalier…

 "Rien?

– Non.

– J'arrive!"

     Le réservoir de la chasse? Ça peut gêner le fonctionnement… Lou roule la soie en boule, la renfourne. Ne pas s'agiter.

     Dans le couloir, les deux pions se taisent, prostrés.

 "Entrons chez moi, faut faire le point. On est vraiment dans la merde.

– Suffit de tout nier.

– C'est pas ça, mais Christophe, qu'est-ce qu'il est devenu?"

     La voix de Buloup tremble d'agacement et d'angoisse; Lou, non sans stupeur, s'aperçoit que le sort du gamin, plus que leur propre sécurité, les préoccupe… Encore un jeu? Tout de même, cette disparition…

 "Écoutez, les gars, y a un point pas clair : pourquoi m'avez-vous envoyé cette carte?

– Quelle carte?

– PÉDÉ, là…"

     Leur étonnement n'a pas l'air feint… Lou, évitant le clip de justesse, extrait de sa poche le pli froissé, le tend à Buloup… Berton se penche…

 "Je peux te jurer que c'est pas nous.

– Et qui voulez-vous?

– Ben je connais pas ta vie, moi…

– Non, mais tu rigoles?"

     Ils ne paraissent pas convaincus…

 "Et remarquez que ç'a été posté avant!

– Ben précisément…

– Je peux te dire que c'est la première fois que ça m'arrive, et que c'est la première fois que je reçois…

– Mais on connaît pas ton adresse!"

     Accent d'exaspération : leur souci, manifestement, est ailleurs…

 "Écoutez, y en a un au moins qui la connaissait, et qui nous fait marcher…

– Mais qui, enfin?

– Un de vous! Et à mon avis, c'est toi.

– Ah, ça va!

– La première conversation qu'on a eue, tu m'as parlé de Christophe… Dans quel but?

– Je voulais qu'on en discute calmement, économiser la seconde séance, si possible. Berton est témoin que j'en étais pas partisan…"

     Alors, qui, qui? La grande ombre, Lou ne peut la leur dévoiler… Muré dans un mystère trop épais pour lui, c'est pourtant de haut qu'il étudie leurs visages torturés, avec l'orgueil d'en savoir un peu plus qu'eux…

 

     La question, les débats, le verdict, les supplices ont mouliné la nuit : non qu'il fût accusé d'un fugitif homicide, ni des seuls crimes que renaissant à la raison il reconnaisse : s'être abstenu d'appeler, et avoir pris, cédant à l'épuisement, la décision d'interrompre des soins inutiles. C'est sur les caresses inoffensives prodiguées à une chair sans défense, indiciblement mêlées à l'armoire qui la dissimulait aux collègues, aux enfants et au monde, que se sont acharnés ses cauchemars; mais par un retournement qu'il ne peut s'expliquer que par le talion, ce corps blanc, mou, disloqué, c'est surtout lui qui en jouait le rôle, non sans un plaisir inavouable… Les épaules lourdes, le crâne cotonneux, la bouche pâteuse des somnifères absorbés dès son retour du Lycée, il consulte sa montre : six heures, largement à temps pour le service de midi… bien trop tôt : il va falloir vivre d'ici là… ou replonger… Mais sa table de travail, porte d'armoire posée sur deux cantines, est plaquée de lumière… Aïe : pas de doute, il a dormi près de trente heures, plus de cinquante peut-être? "Ce n'est pas un bon début"… En tout cas, si les flics étaient venus, ils l'auraient réveillé… Chaque jour qui s'enfuit l'éloigne du danger… Les passer à dormir…

     Voyons, si nous ne sommes que vendredi, je peux arriver à temps pour l'étude du soir… Les collègues ont pu s'arranger pour que mon absence passe inaperçue… On est solidaires, après tout… Essayons toujours : inutile de se cacher la tête sous l'oreiller.

     Pourtant, à la vue de l'enveloppe vaguement attendue, redoutée, son premier mouvement est de recul… de refus… "Big brother"… Sans l'ouvrir, il la fourre dans sa poche, court… Le bus passe pile, il s'y engouffre…

     Il va me déposer aux portes du Lycée : ce n'est pas là-bas qu'il faut prendre connaissance de la… carte, oui, il en palpe la raideur… Mieux vaut hâter le bouleversement, ou je n'aurai pas le temps de le surmonter, de prendre une contenance… La fuite, peut-être… Voyons… Que puis-je escompter de pire? Un chantage? Je n'ai pas un rond… Et ce carton : non, un message aussi bref que le premier… S'il émane de l'escamoteur de cadavre, et pas la peine d'en douter, bien qu'il ait pris un drôle de risque lui-même, j'ai droit à… ASSASSIN? Quatre bâtons de Moïse… Pour me démolir, il ne peut trouver mieux…

     Sous couleur de descendre à la prochaine, et pour protéger des voyageurs le texte et sa propre réaction, Lou tangue jusqu'au fond inoccupé, et, pliant le bras autour de la barre verticale, décachette…

     Découvre, les yeux écarquillés : NÉCROFIL.

     Si, il a trouvé mieux, le salaud! Lou sent ses jambes se dérober; la secousse d'un arrêt le jette au tapis : cacher la carte, bon Dieu! Il gagne une place assise, n'osant plus tirer de sa poche ces majuscules impersonnelles comme la justice, tracées comme au pochoir d'une de ces larges règles en plastique pour les enfants… Et la faute d'orthographe? Un gosse qui m'aura observé?… Plusieurs?… Le Dortoir!! Hydre à trente têtes, Argus… Mais qu'ont-ils pu voir? Tout s'est passé en moi, ou presque… Aurais-je parlé durant mon sommeil? Mais eux n'ont pu déménager le corps, ils étaient surveillés… Je ne me suis pas écrit ça moi-même, au moins?

     Le chef d'accusation colle trop à ses cauchemars pour qu'il ne s'efforce de reconstituer son retour, hier ou avant-hier… Mais combien de failles sournoises dans ses souvenirs, dans ses actes… Tout est possible… Mais je sais l'écrire, ce mot… Un enfant?L'enfant? Si vivant, un monstre de perversité… Si mort… Non, je pousse, là… J'en connais un qui serait content de me voir ainsi perdre la boule… J'aimerais le connaître, plutôt! Un malin! Nécrofil! Mon œil! Ce sont des mots qu'on lit, et même si on les parle, c'est sachant ses racines, les plus connues du moins… Faut pas me prendre pour un con! Nécrofil à la patte, oui!… Scolaire!… Khâgneux… Eh eh… Lou essaie de ressusciter les mimiques de Berton… Pourrait bien jouer double-jeu, ce mec-là… Ses pas dans l'escalier… Bien simple à vérifier, au fond… Deux de ref, le matin, plus ceux qui bouffaient…

     La soustraction ne peut donner que "Berton", Lou s'en persuade pour quelques stations, puis, lassé, abandonne sa certitude aussi légèrement qu'il l'avait embrassée… "Berton" cavalier seul, d'ailleurs? Ou sous mandat? Berton, ou tous? Et Sevin, que je n'ai qu'entrevu? Et les autres, que je ne connais pas? Et Bœuf, qui a fermé le dortoir derrière moi? Non, exclu : quel intérêt aurait-il?…

     Déveine : c'est justement à Monsieur le Conseiller d'Éducation que se heurte Lou en débouchant dans la cour.

 "Monsieur Cattioux, vous n'étiez pas là ce midi?

– Non.

– Pouvez-vous me suivre dans mon bureau, Monsieur? Ce que j'ai à vous dire ne regarde pas les élèves."

     Lou, courbant l'échine, emboîte sans un mot le pas à Bœuf… L'intermède d'opulence aura été bien court… Me paieront-ils ces trois jours? En expérience, à vrai-dire, il a touché un salaire inespéré!… Je pourrais refuser de partir, il n'a sûrement pas le pouvoir de m'y contraindre… Mais j'en ai marre, marre, marre!

 "Asseyez-vous.

– Merci…

– Alors, Monsieur Cattioux! Qu'est-ce qui vous est encore arrivé, cette fois? Vous ne savez pas que vous avez un service à assurer?

– Si… Je ne me suis pas réveillé.

– Tout simplement! Dans "surveillance", il y a "veille", Monsieur! Quand on ne sait pas se réveiller, on ne peut pas être surveillant.

– C'est aussi mon avis.

– Alors, qu'est-ce qu'on va faire de vous?

– Vous n'aurez pas à vous en préoccuper, je m'en vais.

– Vous vous en allez?

– Oui, je ne suis pas fait pour ce métier.

– Oh, un "métier"… Une bourse déguisée, tout au plus… C'est pas bien difficile, tout de même!

– Trop difficile pour moi.

– Et vous avez les moyens de votre politique? De quoi vivez-vous?

– Ça ne vous regarde pas.

– Dites donc, vous êtes bien agressif!

– Je ne m'occupe pas de vos affaires, vous n'avez pas à vous mêler des miennes.

– Entendu! Alors, votre placard, vous le viderez vous-même avant de partir!

– Qu… quel placard?

– Quelle question! Celui du dortoir, tiens… Celui de Barbe-bleue!"

     Lou exhale une interjection indistincte, de surprise, d'accablement, de soulagement : c'était lui! Mais pourquoi?

 "C'est vous qui m'avez écrit ces cartes?

– Vous vous mêlez de mes affaires, à présent? Eh bien, vous avez raison : mettons-les ensemble! Je ne suis pas aussi cachottier que vous, moi, mon petit…"

     Bœuf s'est levé; de l'horizontale du bureau a jailli une charcuterie rougeâtre, érigée, monstrueuse, sur laquelle Lou, tassé sur son siège, s'hypnotise… Œdipeux… Lentement, inexorablement, la montagne avance… Lou, renversant sa chaise, bondit vers la porte; mais une poigne sûre lui agrafe le bras.

 "Je te plais pas beaucoup, hein? Mais toi, tu me plais.

– Mais je… p…

– Tout ira bien, t'en fais pas! Si tu préfères vingt ans de taule, t'as qu'un mot à dire! Moi, j'ai pas laissé d'empreintes. Et en taule, tu sais, mon loup, ah ah, avec la gueule que t'as, faudra que tu y passes…"

     D'une torsion de poignet, il a agenouillé Lou, qui détourne la tête… Le contact sur sa joue de la chair brûlante…

      "Eh bien, si ça te dégoûte de me sucer…"

     Bœuf le relève, léchouille non sans douceur des lèvres, des yeux que Lou essaie de dérober par des dénégations frénétiques; une main lui agrippe fermement les reins, l'autre le pétrit, et Lou sent que la terreur, le dégoût ne sont pas des obstacles…

      "À la bonne heure! Baisse ton pantalon, maintenant."

     Non, NON!

     Une paire de gifles à étourdir un âne.

     Tout est possible… Tout est consommé.

     "Baisse ton pantalon!"

     La main obtempère comme en rêve.

 

     Lou, dans l'obscurité, pleure. Œdipeux ne l'a pas dispensé de service, mais le lui a réduit à rien par un échelonnement assez anarchique d'apparitions assez nombreuses pour tuer dans l'œuf toute velléité de bordel. Isolé par la souffrance et l'hébétude, il n'a rien vu des gosses, ni leur travail, ni leur coucher. Il n'avait pas conscience de retenir des larmes, mais à peine les plafonniers éteints et la porte close, elles ont commencé à s'épancher, et c'est comme si elles avaient toujours été nécessaires… Il n'a pourtant personne à émouvoir, c'est un langage perdu; d'aucune autorité, même imaginaire, il n'espère plus de consolation; le père qu'il s'est découvert ce soir a chassé tous les autres, en a révélé l'essence inadmissible. Lou pleure, intarissablement, de s'être envolé au-delà du langage des pleurs, au-delà des consolations, au faîte du crime et de la lucidité. Oh certes, les paroles de réconfort, il en serait avide, volontiers il s'endormirait au ronron de la plus niaise berceuse; mais chaque matin il faudra se réveiller dans l'air glacé des cimes, d'où le chemin parcouru se révèle à lui avec une cruelle netteté : comment eût-il saisi, avant cette abrupte ascension, le sens de ses goûts et de ses résistances? Que les baisers dont il se reprochait d'avoir couvert l'enfant mort, c'est lui-même qui les avait reçus? Que dans les scènes de séduction dont il trouvait malsain d'animer ses branlettes, il n'était pas le dompteur, mais la domptée? Que "le moyen de résister? Il fallut bien…", c'est lui, lui, qui le répétait d'une voix pâmée, loin de jouir qu'on pliât devant sa force? Que si obéir était à ses yeux le crime inexpiable, c'est parce qu'il était la volupté suprême? Que s'il se cramponnait si aveuglément à la liberté, c'était pour trop aimer la soumission? À présent, le placard est ouvert; mais aucun tour de bonneteau ne dissipera plus la pestilence qui en monte, mêlée aux sourds élancements de son anus, et à son nom,

     Lou Cattiou…

     Lou Cattiou…

indéfiniment psalmodié sur l'air de Let it be… Let it be… Oui, il va bien falloir vivre, et d'autres sont passés par là… Il comprend à présent leur méchanceté, le désespoir où ils baignent… Reculer, maintenant qu'il est allé "au bout de lui-même" constater l'identité de l'horreur et du plaisir, et que la vérité est triste, irrémédiablement? Bien sûr, il y a toujours la penderie…

 

 

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