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Noyau de nuit

Fonds de cercueils

31 Juillet 2015 Publié dans #Fonds de cercueils (1985)

Aaaaaaah! Les cons, mais c'est pas possib', mais c'est pas possib'! Au secoooooouuurs! Grat grat graaaatt! Boum boum boum badaboum… Ouais ça c'est du texte… Inexploitable tel quel : planter le cercueil au beau milieu d'un vaudeville, et faire souligner d'appels inarticulés les moments de tension intérieure? Ça sonne déjà fait, pourrais pas dire si exactement ni par qui… Mais bidon, de toute façon; et c'est s'évader de la difficulté où réside tout l'intérêt : celle de suivre méticuleusement l'itinéraire d'une conscience depuis le réveil au fond jusqu'à se ronger les tendons des poignets, boire le sang de ses veines… Seulement, quoi passerait par l'audible? Ils doivent s'époumoner un moment, user faute de mieux d'un langage qui n'est pas taillé pour les paroxysmes, et ne peut guère rendre compte des progrès de l'horreur ou de la folie… L'irremplaçable d'une telle scène, c'est qu'on n'y peut espérer nul spectateur, si ce n'est Dieu… Jamais on n'a eu un tel intérêt à croire, ouais, mais jamais non plus l'appétit de croire n'a subi une telle épreuve… Gratuites, ces affirmations… conflit de conventions, rien de plus, il n'y a pas la plus faible valeur de pronostic dans les manières contradictoires dont j'ai appris à mon insu à appréhender les situations insupportables et sans témoin. Si c'est du pur, du vrai, du métaculturel qui se dévoile là, je n'ai guère de moyen d'y atteindre… Mais, Ducon, c'est justement le sujet, de déboucher sur l'inconnu. Visé-je à un authentique que j'éviterai soigneusement de me mettre en situation de vérifier?… faudra que je pense à laisser des dispositions testamentaires… Non : rien à espérer que du vraisemblable inattendu : mon vrai : dur déjà! Ma liberté créatrice est aussi limitée que l'espace reste-vital de mon héros… Laissons de côté, bien entendu, la phase de reconnaissance des lieux : on tâte à gauche, à droite, en haut… C'est fait! C'est sûr! Éliminer aussi le délire final, à moins d'y garder, transposées, les données, de dérailler logique… Et ne pas ramollir bêtement la cervelle du sujet; sûr que la plupart du temps on ne les a pas enterrés pour rien, et qu'ils ne sont pas dans les meilleures conditions pour aborder en face l'insoutenable; mais faiblesse qu'atténuer : il me faut un type en parfaite possession de mes moyens… Et me voilà à pied d'œuvre! Jouissance d'être encerclé de contraintes, irresponsable : on a l'impression que les contraintes vont tout écrire à votre place… malheur au texte si elles y parviennent! Mais, ouf, avant de s'y mettre, reste à régler le "problème technique" : un enregistrement, donc, inconcevable… fort instructif guide-âne, pourtant… Riche idée, de faire le coup à un copain, en aérant suffisamment et en établissant le contact avec la surface… Je l'exhumerais avant le dernier souffle, quoique… si l'on veut tirer profit de l'expérience, il faut la mener jusqu'à des traumatismes irréversibles, sans doute… c'est à souhaiter du reste, car s'il conserve son intégrité mentale au sortir de la terre, des représailles sont à redouter. Autant qu'il crève. Pour la science. La philo. La littérature. Curieux de savoir comment Jean-Paul se comporterait dans un cas pareil… et Bernard? Savoir si l'on outrepasserait les prétendus caractères… Difficile d'admettre Jean-Paul constatant avec son équanimité coutumière que rien ne peut être tenté, et s'absorbant pour passer le temps dans un problème d'algèbre, coupé, à intervalles calculés, de gueulements rationnels… Qui sait, pourtant? si l'attachement exclusif à sa chère personne est ce qui reste chez tous au delà du jeu? Décidément, l'expérience vaudrait d'être tentée, et comparativement sur plusieurs cobayes, si possible… Pas un problème de les endormir en écrasant du Midpanium dans les apéros… Les cercueils, c'est la peau des fesses, et en acheter plusieurs attirerait l'attention… Du reste, les vend-on séparément des pompes? Mais avec ce tas de planches qui attendent depuis vingt ans dans le grenier de Neuvic la présence simultanée d'assez de bras pour remplacer la poutre pourrie… Je pourrais les inviter à faire le boulot, au fond, avant de les ensevelir… Faudrait creuser assez profond pour qu'ils n'entendent pas les petits oiseaux, emprunter des magnétophones, préparer le coup de manière à éviter les perquisitions… Boulot et tintouin fous, qu'un sifflement intempestif de l'enregistreur suffit à annihiler, et tout ça pour entasser des cassettes de cris et de grattements! Lubie! Mais ça vous a la tronche de vie de ce qui se vend actuellement… Enquête aux limites… Et au vrai, trimer ainsi dispense du seul travail réel : se colleter avec la possibilité de tout dire… en dispense… le diffère : car il faudrait bien reconstituer la progression… de quoi? Quelle convention choisir? Dès qu'on sort du document, articulé ou écrit, il n'y a plus que des constructions, le monologue intérieur pas moins qu'un récit à la troisième personne… Élaguer, remembrer, passerait encore, mais sculpter le vide… Nul ne peut se guetter sentir, se guetter penser… Situation idéale, il est vrai : on n'est plus troublé par les couleurs, les sons; mais le cheminement même de la pensée, comment l'appréhender? Ou du moins, pas trop d'ambition, le rendreapproximativement?… S'il y a cheminement… Le monologue intérieur : traduction d'un feu d'artifice en un espace à une dimension… On rêve des feuilletons en trente secondes, on traduit trente secondes de rêve par des feuilletons… Ouais, ouais… Mais quel moyen de remonter le cours de l'élaboration? Et à supposer qu'on y parvienne, on risque fort de tomber sur de l'inintelligible, ou du moins sur une "pensée immédiate" strictement individuelle, où aucun lecteur, quelqu'effort qu'il fasse, et pourquoi en ferait-il?, ne retrouvera rien du sens qu'elle a tout au plus pour l'auteur. Chaque mot, chaque lettre, chaque relation est un chapelet d'expériences dont bien peu habitent les mêmes formes chez les autres… Chapelet à combien de voies? Et du reste, pourquoi s'arrêter en chemin, ne pas remonter jusqu'au delà du langage, aux contacts entre neurones? Bzzzz Bzzzz, le nec plus ultra de l'introspection! Évidemment, le jour où l'on pourra traduire les plus faibles variations d'un encéphalogramme, on disposera – mais traduire en quoi, au fait, en mots? Ah, je m'y perds… Supposons pourtant le problème résolu : je les ai là, devant moi, ces données immédiates : tout au plus les éléments de base pour… essayer de commencer à élucider la genèse d'une pensée, d'un sentiment nouveau… Car il est facile d'énoncer : la survie étant indispensable et impossible, s'ensuit ou l'horreur ou la folie, ou – de préférence – l'horreur, puis la folie. Bien. Mais dans le détail? C'est pas vrai! Ils m'ont mis en bière! J'y suis, ils ont dû croire… Hors-sujet. Et si je n'étais encore qu'à l'office? Est-ce que ça résonne? Hors-sujet : six pieds dessous, c'est sûr. Bon, mais en établissant cette certitude dès la première ligne, j'élimine les griffures… et faut déjà la supposer possible : ne passe-t-on pas, justement, dessous, tout son temps à la remettre en question? C'est ce que semble impliquer son exceptionnelle atrocité… Voyons, l'analogie est grosse, mais depuis quarante ans que j'écris sans parvenir à publier un hémistiche, que j'étouffe au fond de mon tiroir, que ma cervelle fait la navette entre la résignation à l'absolu et l'espoir que le prochain, tout de même… Oui, oui, mais ce n'est pas bien grave; et même quand ma marge d'illusion flirte avec l'épaisseur zéro, du moins me reste-t-il encore quelques années à vivre, desquelles peut fleurir la page irrésistible ou le sauvetage d'un journaliste dont la planche à voile se sera retournée… Il est trop tard, soit, mais tous les retraités en sont là, et n'ont ni mieux ni plus vécu… Me suis-je emmerdé? J'ai fait les métiers que je voulais donner à mes héros, j'ai vu les horizons qu'il me fallait décrire, j'ai bu, fumé, sniffé, souffert la faim et la soif pour en détailler les effets, j'ai tué pour savoir… pauvre Christine! Elle méritait mieux que le tiroir… Sa prestation m'a beaucoup appris : spontanée, du moins, alors que j'étais bien raide, et qu'à épier mes sensations je les ai taries… Qu'ai-je connu, au fond, de ce que j'ai expérimenté pour l'exploiter ensuite? L'aliénation au papier m'a blêmi; et même si je m'enterre avec un bout de crayon, doit pas être bien difficile de concevoir une machine ad hoc, qu'espérer d'une "expérience" nécessairement altérée par son objet? Le monde est fait pour aboutir à un beau livre, oui, mais s'il se sait fait pour ça, quel livre obtiendra-t-on? Et il se sentira bien seul, sans personne pour le lire… Aaaaaah! Les salauds, les salauds, c'est pas possib', c'est pas possib', pas un ne m'aura ouvert, ne m'aura parcouru! À l'écriture j'aurai tout sacrifié, je me serai cogné les tâches les plus rebutantes, étiolé dans les plus tristes villes, j'aurai vécu à la limite du supportable, tué dans les tortures la seule femme qui m'ait aimé, et tout cela ne me sera pas rendu au centième! Je périrai aussi ignoré que le père La Crotte, le pourceau du coin, dont la télé, le pinard et la pétanque auront borné l'univers! Serrons, serrons : comment le constat satisfait a-t-il pu si vite se muer en cri de détresse? Quel souffle de caveau, en un instant, pour un instant, a fait vaciller les chandelles? Serrer de près l'irruption du nouveau, percer le mystère de la pensée… Oui… Le reste est "hors-sujet", comme vous l'écrivez si bien… Cartes sur tables, vous le voyez : je ne vous bluffe pas, et serait-ce utile? Le corps de Jean-Paul Descartes a été découvert en mai dernier, à trois mètres cinquante sous terre, isolé effectivement des petits oiseaux, dans un secteur écarté du bois de Pinchelimort, à dix kilomètres d'une maisonnette vous appartenant. Le cercueil, travail d'amateur, communiquait avec la surface par un étroit chenal d'aération bouché manifestement à la hâte, ce qui a permis aux chiens d'éventer la piste. La victime était morte d'inanition après une agonie de dix à quinze jours; on a relevé de profondes ecchymoses – ou profonds, peut-être, on dit "un" ecchymose? enfin, peu importe – aux épaules et aux coudes. Jean-Paul Descartes était, ou se croyait, de vos "amis", si ce mot présente un sens pour vous… Son prénom est en vedette dans le document dont je viens de vous lire une copie, et qui, l'expertise l'atteste, est de votre main… Voilà, voilà… Alors, évidemment, je ne vais pas vous demander : "Avez-vous?", ni : "Pourquoi?", c'est assez clair, ou plutôt, si je vous le demande, c'est pour que vos aveux prennent la forme requise, et vous ne verrez pas d'inconvénients, je pense, à préciser quelques points de détail.

– Je n'ai rien fait.

– Hein? Allons, c'est idiot! Vous savez, c'est une simple formalité que nous remplissons là : il n'est pas un jury qui ne se contenterait de ce que je viens de vous lire, et du reste, je ne devrais pas vous dire ça, mais vous ne risquez absolument rien, qu'un internement psychiatrique : vos expériences ont roulé sur un versant qui n'est pas celui de la raison…

– C'est une œuvre de fiction!

– En un sens! Seulement vos fictions produisent des cadavres, et en cela elles outrepassent leurs droits; je comprends bien que, seules, elles aient échoué à vous rendre la vie moins terne, et qu'il vous ait fallu du concret…

– Je n'ai pas tué Jean-Paul!

– Écoutez, comprenez que je n'ai pas que cela à faire; je suis un homme doux, et je vous ai parlé raison; mais il ne faudrait pas croire que tout le monde me ressemble, ici! Les collègues m'ont laissé le soin de vous entendre parce qu'ils considèrent l'affaire Descartes comme close, et puis – je cite l'un d'eux – vous leur faites l'effet de quelque chose de visqueux. Mais visqueux ou pas, ils n'hésiteront pas à vous caresser, je vous en avertis, à vous écrabouiller de bon cœur comme un animal répugnant. L'idée que vous allez tranquillement finir vos jours entouré de soins médicaux ne plaît qu'à demi à certains… Alors, tâchez d'être coopératif, parce que quand les gnons se mettront à pleuvoir, il sera difficile de les arrêter.

– Mais comment vous faire comprendre que j'ai inventé tout ça? C'est un début de nouvelle qui n'a rien donné…

– Oh, je me doute bien que s'il n'avait pas glissé derrière ce coffre… et que vous avez détruit les cassettes… ou mises en lieu sûr, hein, mon gaillard! Les types de votre espèce ne jettent rien, vous êtes de petits encyclopédistes dans votre genre, c'est vous tout ça, alors on ne brûle pas, on enterre! Gardez, gardez, je ne suis pas curieux. Seulement, comment expliquez-vous que vous ayez inventé le réel?

– Mais je l'ai écrit après!

– Et alors, qu'est-ce que ça change?… Comment? Après quoi?

– Les journaux ont raconté l'affaire Descartes, j'ai brodé là-dessus…

– Ah, après?… Ça, c'est pas mal trouvé. Seulement, ça ne colle pas : les journaux n'ont pas publié les détails, le conduit d'aération, tout ça…

– Si, c'était dans La nouvelle république.

– Tu lis La nouvelle république, toi?

– J'ai acheté tous les journaux sur cette affaire.

– Et pourquoi?

– C'est ce que je fais toujours : comme je manque d'imagination, ou plutôt que ça me dégoûte un peu d'inventer…

– Personne ne t'oblige à écrire, dis donc!

– Stendhal, lui aussi, puisait ses sujets…

– Stendhal! Escusez du peu! Mossieu a des références! Mais moi, les références de Mossieu, ça ne m'intéresse pas : ce qui m'intéresse, c'est l'affaire Descartes – et l'affaire Devaux : ah, ça te la coupe, là!

– Ça ne me la coupe pas : vous parlez tout le temps.

– Dis donc, espèce de vieux salopard : l'affaire Devaux, hein! Là, c'est pas la peine de nier, y a prescription! C'est méticuleusement décrit, ce qu'on ressent en tuant sa copine…

– C'est méticuleusement imaginé.

– Et ça correspond!

– Ben oui : aux journaux.

– Aux journaux, aux journaux! T'en fais pas : ce sera vérifié. Et je te conseille de m'épargner cette peine. Comment se fait-il, à propos, qu'on ne les ait pas retrouvés, ces journaux?

– Je ne les ai pas gardés.

– Et pourquoi?

– Vois pas l'intérêt.

– T'occupe : je le vois, moi.

– J'ai bien conservé le roman bâti sur l'assassinat de Christine…

– Qui dit que tu l'as conservé? En place, du moins… Tu as pu le retirer de sa cachette quand tu as senti s'éloigner le danger? Et puis faut connaître l'histoire, nuance. Tu changes l'héroïne en minou, dans ton soi-disant "roman", si j'en crois le compte-rendu du malheureux qu'on a chargé de le lire?… Bon, écoute, c'est bien joué, je te l'accorde, mais ça ne prend pas : t'as quand même mis pas mal de temps à composer ta défense! Tu m'as laissé lire jusqu'au bout, étaler tout mon jeu, en quoi j'ai agi comme un con… Je vais te dire ce qui va se passer, maintenant : on va te défoncer la gueule, et non seulement tu vas passer aux aveux, mais en plus tu vas cracher la position de tes archives, mais si, mais si, tu les as gardées, les cassettes, moi aussi, je suis psychologue, et on aura non seulement les aveux, mais les preuves.

– Non.

– Tu paries? Écoute, je te propose un arrangement : tu gardes les preuves, et tu avoues, d'accord? Sois bon zigue, tu as tout à y gagner, et moi aussi, je te le dis franchement : dans cette boîte, je suis le seul à pratiquer des méthodes "douces", et tu comprends bien que je suis guetté : on serait trop heureux que je me plante, que j'aie besoin de secours : pour eux, je crache dans la soupe : si on peut obtenir autant à moins de frais, autant sans cogner, ils sont dans leur tort.

– Si

– Non, attends, je finis : suppose que tu résistes, que tu ne te mettes pas à table, aucune chance, mais admettons : d'abord, ça aura faittrès mal, je te le garantis…

– Vous ne vous salissez pas les mains, mais quelle différence, si vous brandissez comme ça ceux qui se les salissent?

– Je vous trouve un peu ingrats : plus on est sympa, plus vous crânez : oignez vilain

– Vous voulez le profit des saloperies, sans la culpabilité.

– Possible : c'est mon problème; le tien, c'est que quoi que tu fasses, on te mettra à l'ombre à tout hasard. Tu as 60 ans…

– Cinquante-sept.

– Ouaf ouaf! T'en sortiras les pieds devant, de toute façon : ta copine et un – enfin, une relation, si tu veux, disparaissant comme ça! Ça fait beaucoup. Et même si tu as tartiné sur des crimes déjà commis, est-ce que tu imagines qu'un juge d'instruction, a fortiori un psychiatre, vont trouver ça sain? Une fois entré là-bas, tu es sous la loupe : rien ne passe plus. Toutes les aimables excentricités du dehors deviennent tares au-dedans. Alors juge : c'est l'hosto sans les gnons, ou avec : au choix.

– Avec. Et vous le paierez cher.

– Gratis! T'es pas le premier. Quand je dis "gnons", tu comprends, c'est la gégène, un tas de trucs sans traces dont la pensée seule me souille. Une "expérience" nouvelle, il est vrai… Pas si nouvelle? T'as déjà fait une étude sur les dérouillées?

– Non. Mais je-n'ai-rien-fait!

– Quelle importance? Mettons que je te croie… Ça ne fait rien, que tu n'aies rien fait; et tu as tout à perdre à le soutenir. Tes dénégations ne feront que ternir ton image, affaiblir ta position : remets-en, au contraire : profite de l'occase! Tu as cinquante-sept ans, et jamais publié : je parierais que tu n'envoies plus rien aux éditeurs… Oh, je connais le coup, le marché est si fermé… Si tu n'as pas trouvé jusqu'à présent l'occasion ou la force de lécher des bottes parisiennes, ce n'est pas à ton âge que tu y parviendras. Ta seule chance, c'est un beau procès, à la rigueur un chouette non-lieu pour dérangement mental… "L'écrivain fou, pour faire véridique"… ou "il enterrait ses amis pour enregistrer leur agonie" : imagine un peu ce titre sur la couverture de Détective! Un peu immonde, mais si ta prose en vaut la peine, elle rétablira ton standing : l'essentiel, c'est le coup de pub qui fera ouvrir tes bouquins : le premier seuil passé, la qualité peut jouer; et qui sait : elle a tiré Genet de prison, elle peut te faire sortir de l'asile, ou du moins t'y faire octroyer un peu de confort… Qu'as-tu à perdre, de toute façon? La liberté, qu'en faisais-tu? Tu t'enfermais pour écrire… Les "plaisirs de ce monde", je suis sûr que tu t'en fous : la bouffe, bôf, hein? La baise, à ton âge… et qui sait? Il y aura peut-être de petites infirmières… Mais bagatelles, après tout : supposons même la stricte ceinture : en contrepartie, rends-toi compte : le martyr de l'écriture! Pour Elle tu auras foulé aux pieds jusqu'à l'humanité la plus élémentaire : enfoncé, Saint Flaubert! Tu recevras des nausées de correspondance, tu deviendras l'ascète de référence, la borne indépassable, le mec où tout chavire : tu sais, comme cette petite secte au Danemark, que mentionne Voltaire je ne sais plus où, et qui égorgeait les enfants au sortir des fonts baptismaux… Ça m'a frappé, moi : ils se damnaient pour faire le bien : donc le bien n'est pas le bien; mais quels hommes il fallait pour mettre en actes une pareille contradiction! Ça vous dépasse… Bon, je ne veux pas te brusquer, je te laisse réfléchir, je vais chercher à boire : tu veux une bière? Un sandwich, peut-être? Un cigare?

 

*****

 

Vincent Chiaramonti

Inspecteur Divisionnaire

 

à

 

Monsieur le Directeur de l'I.G.S.

S/C de Monsieur le Commissaire  

Divisionnaire Edmond Carpovici  

 

Objet : Note sur l'enregistrement d'un interrogatoire mené par l'Inspecteur principal Serge Buû, réalisé à l'initiative du Commissaire Divisionnaire Lapomme, et communiqué à nos services par ce dernier.

 

 

     Suite aux conclusions de mon enquête relative à l'Inspecteur cité en Objet, favorables à l'intéressé, le Commissaire Divisionnaire Lapomme, son Supérieur Hiérarchique direct, ayant fait parvenir à nos services un enregistrement d'interrogatoire témoignant selon lui à l'évidence d'un comportement de l'Inspecteur incriminé "déontologiquement inacceptable, et frisant la félonie à l'égard des collègues, d'une part, et "hautement répréhensible tant du point de vue moral que de l'efficience professionnelle", de l'autre, selon les propres termes employés par le Commissaire Divisionnaire Lapomme dans la note qu'il a annexée à son envoi, j'ai pris connaissance de cet enregistrement, sur la demande de Monsieur le Commissaire Divisionnaire Carpovici, qui m'a demandé de rédiger par écrit mes observations confidentielles.

     Il convient tout d'abord de souligner que l'initiative qu'a cru devoir prendre le Commissaire Divisionnaire Lapomme n'est pas des plus heureuses, la pose de micros dans le bureau personnel d'un Officier de Police ne pouvant, à l'évidence, se pratiquer que par l'intervention d'un personnel spécialisé, évidemment sollicité, voire recruté sur place, dans ce cas précis, et dont il n'y a aucune raison de penser que sa vie conjugale ou simplement sexuelle le prédispose à respecter le secret professionnel, de sorte que la suspicion qui pèse sur l'Inspecteur Buû risque de s'ébruiter, ce qui constitue de la part du Commissaire Divisionnaire Lapomme une faute professionnelle qui, pour être bénigne, n'en mérite pas moins un avertissement, voire une semonce, et qui semblerait attester que les fonctions qu'il exerce sont devenues trop lourdes pour lui, ou qu'investissant dans cette affaire des sentiments personnels, ceci l'amène à manquer aux plus élémentaires usages. On s'aperçoit d'ailleurs aisément que le Commissaire Divisionnaire Lapomme fait, selon le dicton, "flèche de tout bois", puisque l'accusation qu'il porte à l'égard de son subordonné n'est nullement homogène avec les accusations antérieures, l'Inspecteur Principal Buû n'étant pas taxé d'avoir favorisé le suspect, mais au contraire d'avoir usé d'arguments spécieux pour l'amener à avouer en un laps de temps des plus brefs.

     En effet, il appert qu'en moins d'une demi-heure d'interrogatoire, et en maniant des arguments puisés avec pertinence dans sa culture littéraire, l'Inspecteur Principal Buû, en dépit d'une erreur de manœuvre initiale, a su redresser la situation et amener le suspect à des aveux complets, sur lesquels il n'est pas revenu à ce jour, et tout porte à croire qu'il ne reviendra ni au cours de l'instruction, ni ultérieurement, attendu sa personnalité, telle qu'elle se révèle dans l'interrogatoire et la déposition subséquente, et le bruit qui ne saurait manquer de se faire autour d'une confession à ce point exorbitante de la criminalité ordinaire qu'elle constitue pour le prévenu une manière de capital d'originalité qu'il sera de son intérêt de protéger et de faire fructifier. On ne peut donc nier que l'Inspecteur Buû n'ait fait preuve d'efficacité.

     En venant à présent au premier chef d'accusation articulé par le Commissaire Divisionnaire Lapomme, selon lequel les arguments employés porteraient le discrédit sur les méthodes utilisées au Commissariat de P., et plus généralement dans la Police, sans trancher sur le fond ni examiner si les propos de l'Inspecteur Buû relatifs aux sévices pratiqués au Commissariat de P. et à sa propre situation au sein dudit Commissariat sont fondés, il convient de remarquer que ces propos, tenus à un suspect dans le secret d'un bureau, et sans témoin que ceux qu'ont pu susciter une écoute intempestive, peuvent être considérés comme nuls et non avenus, ni plus ni moins que si, par manière d'intimidation, l'Inspecteur Buû avait affirmé au suspect que dans la pièce voisine se tenait un molosse prêt à le dévorer, et qu'il faut être naïf, ou de mauvaise foi, ou les deux, pour porter au compte des opinions réelles d'un Fonctionnaire de Police des propos tenus dans une situation où seule importe l'efficacité, qu'on ne peut, comme je l'ai signalé, dénier à l'Inspecteur Buû dans ce cas singulier.

     Concernant le second grief formulé par le Commissaire Divisionnaire Lapomme, selon lequel l'Inspecteur incriminé aurait "créé" et non "trouvé" un coupable (ce sont les termes employés), il me semble fondé sur une conception étroite et "ad usum populi" de la culpabilité, déplacée sous la plume d'un Officier de Police qui devrait s'être pénétré du sens de circulaires déjà anciennes, et à tout le moins avoir médité sur le fait que quand les aveux du prévenu ne sont en aucune manière contradictoires entre eux ni avec les indices, les dépositions des témoins et la simple vraisemblance, il n'est aucune raison de les révoquer en doute, ni de se mettre en quête de preuves supplémentaires, "à moins que celles-ci ne présentent un intérêt intrinsèque, ne permettent de nouvelles arrestations, ou de parer à une rétractation estimée probable" (Circulaire du 7 juin 1976, p. 23, alinéa c), tous objectifs qu'on ne peut mettre en avant dans le cas qui nous occupe. On peut du reste trouver savoureux de lire le Commissaire Divisionnaire Lapomme déplorer la perte de "cassettes" dont la conservation, l'existence même, ne relèvent que des dires de l'Inspecteur Buû, et simultanément affecter de douter que le coupable soit "le bon", sous le prétexte fallacieux qu'il n'aurait rien déclaré que les policiers ne sussent déjà, cette assertion même n'étant du reste pas fondée, le micro saisi au domicile du prévenu présentant, dans la partie intérieure de sa résille, des traces microscopiques de terre schisteuse très semblable à celle du lieu de sépulture de Jean-Paul Descartes, et le fil du micro ayant été coupé en son milieu et ressoudé, ce qui tendrait à confirmer qu'il avait été allongé, puis raccourci (Cf. Déposition et Compte-rendu de perquisition).

     Pour résumer le point de vue que le Commissaire Divisionnaire Carpovici m'a expressément prié de formuler… un souvenir de savon, ça : il lui est arrivé de l'ouvrir un peu trop grande, et de formuler des avis que personne ne lui demandait… alors… de formuler, je dirai que pour établir que l'Inspecteur Buû a obtenu des aveux d'une manière peu protocolaire, le Commissaire Divisionnaire Lapomme a procédé lui-même de façon très peu protocolaire. Mais alors que le premier manquement au code de déontologie, qui n'est doté d'importance que pour le public, lequel était absent, ou convié par l'intermédiaire du seul Commissaire Divisionnaire Lapomme, est largement compensé par le succès, le second, non content de l'emporter en gravité, resplendit, pour ainsi dire, dans toute son inutilité, et, à supposer qu'aucune conséquence fâcheuse ne s'ensuive pour le bon renom de la police à P., l'on peut en tout cas affirmer que le Commissaire Divisionnaire Lapomme aurait pu employer plus utilement son temps, ce qui confirme à mes yeux la relative incapacité de cet Officier, et l'urgence de sa mise à la retraite. Quant à l'Inspecteur Buû, il est à craindre qu'il ne puisse, dans de telles conditions de travail, donner toute sa mesure, et, fort de l'ordre exprès d'exprimer mon opinion, j'ose risquer qu'il conviendrait sans doute de lui accorder, avec avancement d'échelon, la mutation qu'il appelle de ses vœux.

– Oui, ça me paraît la meilleure solution : qu'en pensez-vous?

– Eh ouai : si ça se reproduit ailleurs, on en aura le cœur net.

– Ce Lapomme est un abruti?

– Eh nong : pas plus qu'un autre! Mais il en fait une affaire personnelle, sans doute, et c'est le meilleur moyen d'accumuler les cagades.

– Le mettre à la retraite! Il est pressé, votre jeune!

– Oh, il a les dents longues!

– Il n'écrit pas mal : on dirait un peu du De Gaulle…

– Ah, je ne suis pas compétent; j'avoue que c'est un peu tarabiscoté pour moi, et maintes fois je lui ai dit de couper court. Les littéraires, d'ordinaire, je m'en méfie : ils ont tendance à voir pas ce qui est, mais ce qui fait joli. Mais celui-là n'est pas dupe, c'est certain, on peut s'en remettre à lui. C'est lui qui a réglé l'affaire des psilocybes, vous savez, il nous a étouffé ça de main de maître.

– C'est un véritable iceberg, pour son âge! Elles m'auraient intéressé, moi, ces cassettes.

– Oh, si elles existent, il ne doit pas être difficile de les retrouver… Mais vous savez, c'est toujours la même chose : on imagine Dieu sait quoi, et en fin de compte un bon Hichetecoque est dix fois plus impressionnant.

– Ah, je ne suis pas de votre avis : le document, c'est tout de même autre chose… Vous vous souvenez des sadiques de Bressuire?

– Eh ouai.

– Saisissant, non? Mais cette affaire l'est plus encore. Ils ne chôment pas, à P., ces derniers temps.

– Oh, moi, ça ne m'étonne pas : dans ces pays de plaine, ils s'emmerdent tellement! Moi, quand je descends, ces prairies, de l'autoroute, je les vois rouge-sang.

– Ah, poète!

– Chez nous, les gens passent pour violents parce qu'ils ont la flemme de faire disparaître les cadavres.

– Ah ah! Elle est excellente, celle-là! Vous me la prêtez, mon cher? Je la resservirai ce soir à qui de droit.

– Oh, de grand cœur!

– Et pour cet inspecteur… Buû (quel nom!), rédigez la note dans le sens convenu… Ce garçon-là aura gratifié son chef d'une formule percutante, et qui aura été rapportée, vous ne croyez pas? Je me souviens, quand j'étais jeune commissaire à… mais je vous raconterai mes péchés de jeunesse une autre fois : aujourd'hui, je suis "à la bourre", ah ah!… Et il y a encore ce brave Rinaldi qui attend pour l'histoire des "trucs turcs"; il va falloir que je lui donne un peu sur les doigts… Pouvez-vous lui dire d'entrer? Merci.

 

Tu peux y aller, Duconnaud t'attend. N'aie pas peur, ça ne va pas traîner, il a un raout ce soir.

 

Bonjour, Monsieur le Directeur!

 

**********

 

Salut! Tu as entendu la nouvelle?

– Oui : l'amateur, là? Pas gêné! On voit de ces dingues!

– En voilà un qui a du bol qu'on ait aboli la peine de mort!

– Non, là, tu pousses : y a pas de but lucratif, la victime n'est pas un gosse… Non, il sauvait sa tête à coup sûr.

– Le gosse, au fait, comment il va?

– Il s'agite beaucoup, il pleure, évidemment, il demande sa mère, mais il ne crie toujours pas : à mon avis, il ne se rend pas compte.

– Ah, qu'est-ce que je t'avais dit? Il est trop jeune, ça ne pouvait rien donner.

– Vaut toujours mieux essayer : là, ça nous fera un sujet de comparaison.

– Avec quoi?

– Eh bien, je pense qu'il faudrait en prendre un du même âge, mais qui ait assisté à une mise en bière.

– Tiens, ça, c'est pas con! Et les autres, rien de neuf?

– Le 11 a un comportement très bizarre, écoute :

 "lâcher; je sais qu'il s'agit d'une expérience, et par là-même je risque de la fausser. Je vous conseille donc de me relâcher immédiatement, m'entendez-vous? J'ignore ce que vous attendez, mais il est évident que je ne puis remplir votre attente que fallacieusement, vu que jesais que c'est une expérience. Soyez assuré que j'en comprends l'intérêt théorique, mais je ne puis que"

– Ça fait longtemps qu'il est comme ça?

– Il a rempli quatre cassettes; je n'ai pas encore eu le temps de les auditionner.

– C'est la première fois que ça arrive. Il s'est passé quelque chose? Le magnéto a sifflé?

– Je ne pense pas : il le dirait. À mon avis, c'est une coïncidence : il aura trouvé ce pari-là plus confortable.

– T'as sa fiche?

– Étudiant en psycho.

– Ah!

– Ouais… Une recrue de perdue, peut-être…

– Oh, ça, on s'en fout! Mais les cas uniques, c'est gênant pour les statistiques : on ne peut tout de même pas multiplier les fournées par dix.

– Non, mais c'est intéressant de savoir que c'est possible : il suffit de faire des réserves sur la représentativité.

– Bien obligés! Pas de surprise avec les autres?

– Non. Le 6 a cessé de crier, et ne bouge plus, mais il vit : évanoui, probablement. Le 17 a l'air de souffrir, il s'est démis l'épaule, on verra à la radio. Les trois sous Midpanium ont commencé à se déchaîner vers deux heures.

– Prévu. Et sous Diazobine?

– Pas encore. Très calmes.

– Bon à savoir : quand notre heure sera venue, on saura quoi mettre dans la doublure du costume.

– Parle pas de malheur! J'ai pris des dispositions.

– En toute discrétion, j'espère?

– Oh, n'aie crainte! Bon, je vais me pieuter, moi. Si tu veux jeter un coup d'oreille aux cassettes…

– À celles de l'étudiant, volontiers; mais les autres, c'est toujours la même chose…

– Les comparaisons sont précieuses.

– Ouais… À mon avis, c'est pas comme ça qu'on trouvera quelque chose d'intéressant.

– Et tu suggérerais quoi?

– Carrément de les sortir : on pourrait les interviewer à divers stades. Maintenant, on a assez de données sur leurs capacités de résistance; mais on n'arrive pas à reconstituer le cheminement des consciences.

– Je serais assez d'accord; mais il y a des difficultés.

– Lesquelles? On peut feindre un sauvetage, et les piquer après,… ou les réutiliser aux tortures, ce serait plus économique.

– Oh, ça, c'est pas le problème! Non, ce que je crains, c'est qu'ils ne soient pas capables de dire grand-chose. Pas très verbalisable, ce genre d'expérience : on va avoir droit à des "ce que j'ai eu peur", etc…

– Qui sait? De toute façon, ça fera une donnée supplémentaire. Cet étudiant, par exemple, c'est rageant de penser qu'il va claquer comme ça, sans nous expliquer ce qui s'est passé en lui. Enfin, qu'est-ce que tu veux? Je vais toujours auditionner ses cassettes.

– Bon, moi, je me sauve.

– Et ta thèse, ça avance?

– Ne m'en parle pas! Ça me tue de ne pouvoir faire état de mes expériences! Je fais semblant de "risquer des hypothèses", et bien sûr je vais être tympanisé comme "ambitieux essayiste"… Tu ne peux pas savoir…

– Excuse : je sais!

– Oui, c'est vrai que Reuchlin ne t'a pas raté, toi non plus.

– Le cuistre!

– Enfin, c'est la vie. Qui est-ce qui te relève?

– Blin. Oh, il n'a pas l'intuition de Leroux! Mais le recrutement est difficile.

– Eh! Allez, salut.

– Salut.

 "lument évident qu'il ne peut s'agir que d'une expérience, je me porte fort bien, mes parents ne m'auraient pas laissé enterrer à la légère, je ne suis même pas blessé! Ce n'est pas sérieux, d'ailleurs on respire à l'aise. Messieurs les Expérimentateurs, je vous prie instamment de reconnaître enfin qu'un sujet trop lucide ne fait pas votre affaire. Il y a longtemps que je me doutais qu'on ne pouvait s'en tenir au légal, il faut bien que la science avance, et je contribuerais volontiers à son progrès, mais en assumant un rôle plus actif : assurez-vous de mon silence en m'utilisant : ça m'intéressera, je vous jure, et je vous serai extrêmement obligé de"…

 

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