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Noyau de nuit

In Paradisum

31 Juillet 2015 Publié dans #Fonds de cercueils (1985)

   Mon père,

 

     Votre damnée hérudission va bien encore trouver moyen de secourir l'hinspirassion défaillante, et de me surcharger le seul recto d'une cartelette exiguë d'ésotériques références à d'inutiles ramas de gothique écriture jamais que de vous entr'ouverts, relatives à l'Ordre qui m'héberge en ce brumaire pluviôseux… Triste Maison : le Chapitre, restons classiques : des entonnoirs, en est plutôt patibulaire, le gyrovague y surabonde, les offices sont bâclés, la réfection médiocre, l'hémine scandaleusement sous-évaluée. Quant au monocorde débit d'hahahagiographies digestives, on a pris le parti d'y substituer les inflexions tant riches de nuances des drâmâtiques télé. Ce nonobstant, l'Établissement ne laisse pas d'être hospitalier, ni l'existence de s'y dérouler comme à un rythme monastique, oh, point ordonné pour la plus grande gloire de Dieu ou de ses sbires, ni selon une Règle jamais déformée quia jamais déformée, mais en fonction des commodités des médecins, des infirmiers et de la femme de ménage : l'usage est qu'à cette heure, tandis qu'on lessive au Javel les cellules (grises)

                                        le genti dolorose

          c'hanno perduto il ben dell'intelletto

se tassent dans le dying-room pour tant bien que mal deviser, beloter, endurer Radio-Belgique, mais il n'est pas prohibé d'écrire, bien qu'à craindre que cette contravention aux us n'attire sur ma personne une attention propre à contrecarrer mes plans… Car point d'inquiétude! Votre affectionné disciple n'a nulle excentricité sur la voie publique à confesser, son intellect n'a pas affiché de relâche exceptionnelle : signez-vous sept fois, car c'est plus fort encore : Je (neumes ad lib; la suite, chuchotée :) me suis mis à l'hécoute de l'hautre! Ou du moins en ai communiqué le projet, par le véhicule irréprochable d'une épître suffisamment affranchie, à la Direction de Sainte-Marie de Mâlemort, laquelle a pris en khonsidérassion, tant d'onirosaires n'auront pas été égrenés en vain, ma Haute Khompétence parapsychiatrique, et la pertinence de l'Hexpérimentassion proposée. Ah, je vous y prends, vénérable galopin, à ne pas rougir de n'avoir nulle notion de la discipline en question! Tout est dit, et tout vient trop tard, Amen! O piger monache! Prenez, prenez en mains, ouvrez au hasard le rosâtre catéchisme du Dr. Nichtsohn, ouvrage qui, outre sa rigueur et l'apaisante entièreté de ses affirmations, présente les conjugués avantages d'une date récente de parution et de faire table rase de tout ce qui le précède : au panier, les prodigieuses victoires de la psychologie moderne! Le bon docteur est formel et documenté : jusqu'à lui, il n'est qu'art d'abrutir et de parquer. Les barbelés élémentaires, d'abord, qui vous préservent de "nous" : c'est vrai que nous n'occupons qu'un faible espace; mais ne vous sentez-vous jamais à l'étroit dans le tout petit enclos de possibles où l'on vous boucle, vous du Grand Camp? Par ici! C'est le Normal! – Hein! Ce tire-jus de soirée? – De quoi? De quoi? Z'avez vu la liste des délires autorisés? Dieu, la Patrie, la Révolution, votre Génie et votre Étoile? – Et les délires obligatoires? – Ah non, faut pas charrier, mon bonhomme, les régimes totalitaires, c'est pas ici! Vous méconnaissez la réalité, etc… Dialogue rebattu! La réalité est affaire de consensus. – Pas la Scientifique! Vous, le maniaco-dépressif, parquez-vous là! Non, vous, le dépresso-maniaque, par ici! Pardonnez-moi, mon Père, parce que j'ai péché contre l'esprit, de glisser ainsi d'une parquerie à l'autre pour faire effet de profondeur : j'en cherche une quatrième à superposer, sûrement la meilleure, mais trop tard : la retorse manœuvre est dénoncée. Savez pas ce que vous perdez. Moi non plus. "Aurait pu être, au suivant!" La parole est à présent à deux éminents orateurs, entre lesquels va s'engager un dialogue platonicien : à ma gauche, la Diazobine; à ma droite, les pilules de mie de pain. Oh, et puis je vous fais grâce de l'argumentation, car la Science, on le sait, c'est la Diazobine; la mie de pain opère au pif, moi aussi : innovons! innovons! Sautons, n'est-ce-pas, sur le moindre fait polémique qui nous dispensera de lecture et d'expérience, mais bien abrités sous le parapsy nichtsohnien, faute de quoi, cancres que nous sommes, nous risquerions de retrouver Euclide, Lavater ou Duconnaud. Table rase de tout, optime; sauf de l'intérêt qu'a l'ignare à la faire!

          Non, sur la Théorie je ne veux pas abattre

          Un couperet sans lame, auquel manque le manche

Mais convenez qu'il y a fort à redire à la pratique, et ce pourquoi? Portail bien mal fermé qu'enfonce là Nichtsohn : parce que guérir et parquer sont contradictoires!

     Mais il faut être honnêtes, et ne pas pleurer avec les palais sur ces marginaux que les chaumières, elles, endurent longtemps avant de s'en débarrasser… Au dépotoir, l'horreur se concentre, se multiplie, c'est affreux, inhumain! "Si la protection mentale des sujets âgés faisait l'objet d'une meilleure prise en charge, une page de tartine… que l'hospitalisation systématique dont on abuse actuellement" : horrible! Mais dix, vingt ans de jeune vie happés par d'impérieux gagas, cette tragédie-là ne fait pas recette auprès de Bouche-d'or très prompts à sauter par les fenêtres dès que se pointe un casse-pieds! Moi, jamais : je déserte d'avance, ne restât-il après que l'abattoir! C'que vous faites là, alors? Ah, nuance, je ne m'engage pas, j'hexpérimente. Eh, quoi donc, outrecuidant vibrion? Patience, j'y arrive, après un entr'acte de vécu tout chaud : vient de faire, dûment épaulé, une entrée remarquée un novice dont la démarche flageolante, les douces contorsions, le bredouillis naissant ne semblaient point forcés, et excitaient l'intérêt – pas général, toutefois, et, las, il a suffi qu'un compagnon d'infortune lance de derrière sa tierce (scrupule : je ne la vois pas, mais il l'a annoncée) : "Tu sais, tu n'as pas besoin de faire le fou, ici!" pour que l'agitoïde se calme instantanément! Assis bien chage à présent, il suit le jeu (et voici notre tierce… Scrupule, je ne la vois toujours pas, mais ses adversaires l'acceptent : est-il plus sûr savoir?), semble s'intéresser, va prendre part sans doute… Oh, souffrants, mais cabotins! "Guérissez-vous les uns les autres" (ça nous fera moins de boulot) mais c'est "censurez-vous" qu'il faudrait prêcher, car chacun ne tolère que soi de spectaculaire… Tiens tiens! Qu'en sais-tu, souriceau? On biffe à partir de car, on biffe à partir de mais, on biffe tout, sauf les faits : toute interprétation est suspecte, c'est surimprimer son délire propre, poncer le camarade aliéné comme un vieux parchemin, le khomprendre pour ne pas l'accepter : pratique autoritaire que récuse magistralement Nichtsohn. Que faire donc? Prier? Non : adopter! Thérapeutique passive! Prendre sur soi les péchés d'Israël, ou plutôt leur laisser toutes portes ouvertes : ils sortiront par le fond.

     Quoi me séduit donc là-dedans, si ce n'est faire vertu du farniente? Peut-être de ressentir que ça me guérirait, moi, s'il y avait lieu, que je ne tolérerais pas qu'un acolyte me donne la réplique, se fasse l'écho, l'ampli de mes divagations, au lieu de rester dans la salle à les siffler; peut-être que malgré la déroute des Légions célestes je vous reste redevable d'un optimisme impénitent : "Les ravisseurs ne ravissent que le royaume des cieux"… Mon nouveau gourou fait pourtant justice du mythe de s'accomplir : qu'accomplirait-on? Que sommes-nous, que nos entraves? Mais alors, à quoi viser? Les "en sortir", au sens qu'ils assurent leur pâtée? À condition qu'un tel impératif soit décrété catégorique, car il ne peut prendre appui lui-même que sur le sable de la dignité humaine. Seulement, si c'est à la souffrance qu'on déclare la guerre, quelle plus belle victoire que l'obtention d'une folie heureuse?… Et aussi duraillon serait, comme écrit Herr Nichtsohn, d'inoculer la psychose que de la guérir!

     Alors nul but! Cap sur le large! Pas guérir : voir. Voir ce que donne l'irrésistance; n'apporter au patient que la non-khontradiction, et son principe : l'aider à tirer les conséquences, non pour déboucher sur le réveil par l'absurde, issue prévue, ennuyeuse : c'est leur bateauqu'honnêtement je veux prendre, et tant mieux s'il mène pour de bon à des terres inconnues. L'avouerai-je? Il y a bien des échecs déjà dans mon sillage : la parapsy a peu rendu dans les cafés : les gens ont des prémisses redoutables, et sont aveugles aux faits : alors, comment accompagner jusquà la nuit, pousser à bout le dingue ordinaire qui, exemple, tient une "race" pour inférieure et perverse? Le bout, c'est l'esclavagisme ou la tuerie : donc, révulsé d'horreur, le dingue ordinaire… Du tout, mon Père, il acquiesce! Pas tous, remarquez, et le racisme ouvert fait moins de mal que le rentré… Les morales qu'on subit sans les assumer vous tassent de ces bombes! Le droit à la parole économise du sang… Non, biffez, c'est le contraire : encore ce Royaume des Cieux qui m'obsède, cette vision d'un bleu indélébile que vous m'avez donnée au bout du couloir : le couloir a changé, et l'issue, ô combien, mais le bleu reste, et de ce mirage-là rien n'aura raison que l'épreuve des faits – trop dangereuse au dehors, cependant : mieux valent les Hexpériences en vase clos. Dehors est si monotone, d'ailleurs… Cherche folie sur laquelle embarquer, grandes lignes s'abstenir.

     Alors on m'a octroyé une cellule parfaitement pareille aux autres, murs de chaux et buis racorbénit : la Maison est tenue par les Sœurs du Saint Fouet, et n'a donné ni dans l'agnosticisme ni dans la mixité : à la Messe même, que je ne profanerai point de ma présence, l'allée centrale nous sépare des côtes surnuméraires, et bien fol qui jurerait que tous les regards et toutes les oraisons s'orientent vers l'autel; mais ces sources impures ne me passionnent pas, il est triste et vain d'y ramener les ruisseaux les plus divers : c'est leur cours capricieux qu'il faut suivre.

     Naturellement, je ne suis pas tenu au Rapport, je vais œuvrer dans l'indépendance, et Messieurs les Médecins affecteront de ne pas me distinguer des autres frères : en vertu de quel accord j'ai eu droit à la Sainte Table hier soir et ce matin : Diazobine pour les autres, mie de pain pour moi, mais sous des enrobages identiques, ruse! Je n'aurais pas craché sur un bon somnifère pourtant, car mon plumard est doté d'un sommier bombé des plus sensibles, où l'on ne peut remuer un orteil sans se retrouver la margoulette sur le carreau : il est à espérer que mes cauchemars consentiront à renoncer à l'expression corporelle – quoique non : chaque réveil brusque est un porche ouvert sur la khonnaissance de ce soi qui n'est rien que ce qu'on en khonnaît, et il ne me déplaît pas de rajouter ce petit sens malsaint à la brisure de Matines. Du reste, ne geignons pas : d'après un infirmier blanchi sous la blouse, il n'y a pas si longtemps que ces ressorts ombrageux ont remplacé la litière de paille que les incontinents pouvaient souiller à loisir… Le pire, c'est qu'il s'en vante!

          Le général Progrès a emporté la place

          Partout la pierr' taillée succède à la caillasse…

Il est temps d'y insinuer ma technichtologie de pointe : le devoir m'appelle, pourquoi pas sous la forme d'une petite belote? Et vous voyez qu'il me reste à peine assez de vélin pour protester que j'aurais tant à dire s'il m'en restait davantage.

 

*** 

 

Fête du Bienheureux Glinglin

 

               Homme de peu de foi,

 

     Merci tout de même pour ce relent de salpêtre et d'encens qui, blanc sur blanc, vient éclabousser de candeur l'arctique médical et le vide papier… Tout un monde!

                                            …mais l'encre est un cachot

Vous n'entendez rien à ma lettre parce que vous n'entendez rien à ces choses, et comment convertirez-vous les poissons, si vous ne descendez dans leurs "bocaux"? Une cure de Nichtsohnisme ne ferait pas de mal aux défenseurs de la foi.

     Mais professer l'optimisme épuise, et il faut que je libère ma Khonscience dans le creux d'une oreille même bouchée : ne le répétez pas, surtout, mais… les fous sont décevants! Ceux que je côtoie, du moins, car d'étranges clameurs font parfois trembloter l'air gélatineux, mais en provenance d'autres pavillons, vers lesquels on m'a vivement déconseillé de tourner mon apostolat, sous prétexte qu'il y a peu à y faire, et c'est bien possible, car le cri, c'est bien joli, et il s'en pousse bien quelques uns dans le service étale où l'on m'a installé : les cordes vibrent encore, ce sont les tympans qui sont morts. Crieurs, susurreurs, bien ou mal timbrés, ils ont ça en commun : ne rien écouter, même pas l'écho… Peu d'éléments donc sur lesquels "me pencher" : à ce jour trois, des moins curables, paraît-il : des moins abrutissables? Mon piteux bilan devrait m'inciter à modérer mes épithètes.

     Je vous le dresserai pourtant dans l'enthousiasme, sous l'effet d'une exemplaire partie d'échecs avec "Gaston", un mégalomythomane – grave faute déjà qu'ainsi d'emblée lui donner tort, mais comment oublier ce qu'on sait, ne pas voir qu'il secontredit? Aux échecs du moins il joue admirablement : proclamant, d'abord, que c'est pour gagner, ce qui change de l'hypocrisie des pousseurs de bois, de cuir, de fer, des coureurs, des causeurs, des bosseurs d'hors-les-murs… Et gagner, pour lui, c'est être reconnu gagnant : conception exigeante et laxiste, qui ne s'embarrasse pas des règles établies : il les améliore au fur de ses besoins, et, Nichtsohn sous le coude, vous supposez bien que je me fais un devoir d'accepter sans sourciller les plus saugrenus ajouts, implacable à les enregistrer et à les retourner contre l'adversaire quand il souhaiterait fort ne les avoir jamais édictés; sans vous fatiguer d'une énumération futile, je vous laisse imaginer, ligotée par une réglementation soviétolévitique, quelle fin de partie! À quoi bon? J'ignore, je marche dans les ténèbres; mais remarquez que cet être que braque tout refus a encaissé sans broncher les retours de boomerang; qu'au seuil du mat, et le hâtant par une ultime innovation, le voilà-t-il pas qui soupire amusé : "Tu parles d'une partie!" alors que si j'avais contesté, il m'aurait sans doute jeté l'échiquier à la face… Petite bosse, objecterez-vous, et qu'en d'autres circonstances Gaston peut aller trop loin… Mais quoi peut donc arriver, ici? Et ce gars-là peut-être n'en remet, ne se bute que de n'avoir de sa vie ouï oui

             Et le Oui tour à tour lui est baume et caustique

Plus complaisamment il s'est étendu le soir sur ses hautes relations, les trésors qu'il cèle en ses palais, les terribles répliques dont il a foudroyé l'ennemi, plus son bonjour du matin est froncé… Eh, qu'il morde, c'est tout bon! Son esquif enchanté ne tient pas la haute mer : pas de place à bord, pas d'espoir en proue : la maigre revendication de Khompter Hextrêmement se vêt de peaux de lion et de robes d'or en vente dans toutes les échoppes : Gaston ne crée pas, il exagère; et ne croit pas, mais ment : d'une tirade à l'autre, il oublie ses hauts faits, un clou chasse l'autre, et l'on peut y accrocher le principe de non-khontradiction. Dudit, que comptais-je faire, du reste? "L'architecture humaine", discipline obsédante qui s'est créée en Michel, mon second et plus fascinant client, est un chaonirique que toute exigence logique offense et trahit; et mes questions ont le seul pouvoir d'agacer prodigieusement l'artiste, sans doute de lui rappeler combien obscurs les rapports de voisinage qui unissent des hommes tours et marelles à la fois, d'immenses façades de chairs inertes mais souffrantes, un traité rongé de brume de la caresse comme modelage (le geste favori de Michel : dessiner à deux mains, pétrir dans le vide un col ou une taille), l'amputation aux ciseaux de doigts et d'orteils, en une anthropologie de l'appareillage des corps selon lui clairement structurée, mais "un peu derrière" (et il se désigne l'occiput) et en marge du monde : un jardin clos, un hobby, qui d'en légitimer un autre éveille ma suspicion : car Michel écrit, des poèmes à la fois minutieux et impensables qui, signés Char, déclencheraient peut-être une déférente méditation, mais qui, sans reliure et sans nom, sont évidemment mis au panier par leurs destinataires : Michel en éprouve une rage qui diminue le thème en magnifiant la cause : l'architecture humaine s'effondre et dévoile un banal architecte de son propre destin; de fait, il parle beaucoup moins de la nécessité d'écrire que de la difficulté de publier : "Ils ne lisent rien! – Non. – On me les vole! – C'est possible. – C'est pourtant pas méchant!" et je me garde bien de voir là un non-sens de diversion : il a censuré l'ombre de doigts coupés que démesurait un énigmatique "fanal délétère" – opération qui toutefois me séduirait davantage si elle ne mettait en branle le poème suivant :

                  Trancher les doigts tranchés! Que le sel

                                          Lacrymal

                  Préserve du faux jour pus lent

                         Pus noir d'entre les planches disjointes…

La suite s'est évadée de mon écumémoire, et je n'oserais même pas garantir que ces quatre "vers" ne soient point tronçonnés en six ou maçonnés en un dans une nouvelle version "adoucie" selon des critères qui m'échappent… Ces abysses valent-elles le voyage? Un phantasme qui n'est pas assez obsédant pour distraire du désir de le faire connaître mérite-t-il d'être connu? Qu'on s'y absorbe? Est-ce demander l'impossible, que nous parvienne un cri qui ne soit pas appel? Les "belles actions cachées" de Pascal… Mais je reproche surtout aux obsessions de Michel de ne faire qu'ajouter au spectacle du monde, de n'en point proposer une lecture nouvelle : ce poète parle de tout très platement, et se rue sur les desserts…

     Le clochard confus que les infirmiers appellent Georges, mais qui décline tous les jours un catalogue d'identités différentes, et dont, pour déférer à vos invitations à la clarté (mais les êtres sont obscurs, mon très-cher Père, je ne les fais pas) je ne respecterai pas le polynomat pourtant significatif, lit autrui, lui, avec une sûreté que je lui emprunterais volontiers, n'était un renâclement devant la banagéné excessive de ses interprétations qui reposent, je le crains, sur une acception étroite et cacochyme de la "difficulté d'être" : de n'être ni plus ni moins, ni tout ni rien. Le cocasse, c'est qu'il prétend se tirer de là en changeant de personnalité bien plus souvent que de chemise : graveleux un matin (moult anecdotes), POUM à midi (et il raconte sa guerre d'Espagne en un catalan paraît-il irréprochable), le soir démoniaque ou saint; encore simplifié-je, car on ne sait jamais sur quel pied acquiescer; le troublant, c'est qu'il hécoute avidement, dirai-je imite? s'approprie les autres sans charge aucune, au point qu'on a grand mal à les reconnaître, s'ils ne tranchent par leur bizarrerie propre; mais quand Georges est Michel, Michel s'irrite et se retire : ça vous rappelle quelque chose? À moi aussi! Mais Georges n'a pas pratiqué Nichtsohn, et c'est sur vingt registres, vingt intonations, vingt tempi que j'ai entendu cette profession de foi tremblotante comme un paysage de canicule, et que j'espère ne pas simplifier à tort : il faut se dissoudre dans les possibles… Qu'il puisse formuler cet objectif gêne; incite au doute : volonté intime, vraiment, d'y atteindre? Ce qui l'apaise, l'exalte, est-ce de se perdre, ou d'être insaisissable? Mais ce pointilleux distinguo ne révèle-t-il pas, s'il est permis de s'interpréter soi-même, que Georges me pose quelques petites questions sur mes motifs… Le spectacle qu'il donne, s'entend, car pour ses questions mêmes, ses réponses : poubelle. "Tout le mal vient de", et là mettez la rate, l'air pollué, le manque d'amour ou la subordination du faire à l'être… Tout le monde a une rate, respire, a manqué d'amour, soigne son curriculum : comment font donc ceux qui s'en accommodent? D'une manière ou d'une autre, il faut que certains soient constitués souffrants… constitués se choisissant souffrants… Ah, je pèche contre l'Hécoute; mais juger vaut mieux qu'interpréter : au moins je prends Georges au sérieux.

     Apparemment, je suis bien le seul : choquant procédé, on ne poste pas ses lettres, sous le chef qu'elles seraient mots sans suite : pour s'aviser de ça, il a fallu les lire, et je doute qu'on ait pris de la peine à tenter d'en débrouiller les fils; on a refusé de me les communiquer, et j'ai cru voir fuir dans l'œil de l'interne d'immenses coulisses de cachotteries, que l'arrivée de votre réponse a réduites à la surprise, probable, de me voir si bien informé. Gênerais-je? On ne m'aide aucunement : pourquoi m'avoir admis? M'a-t-on cru secrètement mandaté? Y a-t-il des factions dans le corps médicolocal? Les infirmiers stationnent au seuil négatif du nichtsohnisme, et plus ils ont ingurgité de littérature psychiatrique, plus violente est leur nausée. Mais ils n'ont pas besoin d'être écœurés pour faire vomir… Le doyen, un affreux, qui va plonger dans le Léthé de la retraite sans avoir de ses yeux vu une guérison, consacre au thème des "vains efforts et dépenses” de torrentueux discours qui ne se privent pas de charrier, entre autres immondices, la piqûre libératrice, alias T4, acte d'humanité bien connu, à portée des "oreilles inutiles"… Difficile de démêler si c'est à bon entendeur, ou si l'ancêtre se croit impénétrable : le fait est qu'il est compris et exécré. Ses khollègues sont plus discrets; mais leur Foi ne va jamais au-delà de corriger "rien à faire" par "dans ce milieu"… Il y a des durs et des doux (en gueule : je n'ai assisté qu'à une chasse à l'homme, sans fioritortures) : peu importe; surtout, des mêmes et des autres : on ne s'en aperçoit pas tout de suite, tous feignant l'altérité : ça se faitrendre service-servicebon pour les immatures de se laisser happer; n'empêche qu'il en est qui tiennent clairement le refus du réel pour une bonne solution, soit qu'ils voient khontradiction au sein du désir même, soit qu'icelui s'aheurte au réel, ou simplement aux "possibilités" du désireux… Et variations nouvelles sur ce fric si bêtement gaspillé et qui, investi en Agences de Bronzage, Bocuses Populaires ou Bordels d'État, guérirait peut-être… Il y a un gros bien intentionné qui ne tarit pas là-dessus : pour lui, non seulement le décrochage, mais même le désir fou naît de l'impossibilité de satisfaire le "normal" – lisez le sien, ça va de soi : pédalos et galbes doux : de ça, il est sûr; alors, il y réduit tout. Et que fais-je d'autre? À m'observer dénoncer ainsi en Georges, en Michel, en Gaston tantôt du trop même et tantôt du trop autre, dirait-on pas que le chasseur de trésor ne cherche qu'une pierre de touche? Que veux-je? S'évertuer à se vider de toute interprétation, comme si les autres avaient un sens littéral, pour au bout du compte accueillir les leurs, d'interprétations, et pas n'importe quelles, qu'est-ce que c'est que ce travail? Ça ressemble pas mal à rien du tout…

     Minuit. Un pied dans le Jour des Morts. Georges se balade dans le couloir, et de temps en temps colle son nez au plexiglas. Dans quelques heures, vous ferez le tour du cloître en chantant In Paradisum… Quelque chose qui cloche : je ne puis imaginer d'autre Paradis qu'un interminable tour de cloître cuculle rabattue, et l'In Paradisum montant dans le jour sale…

 

***

 

 

               O Jupiter prônant,

 

     Savez-vous que vos brefs me brûlent longtemps la poche avant que j'ose les ouvrir? Et que je n'en prends connaissance que par razzias effarouchées? La première phrase, hop! La dernière… Elles rassurent, la convention y est de règle, N.S.J.C., croix ascétique, fr. (indigne) Polycarpe, "Croyez, mon cher Ami"… All is O.K., on peut s'attaquer au reste, comme un roquet aux passants placides… Que crains-je donc? D'être morigéné? Bien sûr! Mais moins, certainement, qu'une déclaration d'amour… ou même qu'une carte de vœux! J'ai peur des autres, voilà le fait, le "fanal délétère" qui éclaire bizarrement mon séjour en ces murs : aurais-je choisi le point le plus faible du dispositif pour m'insérer dans le libre-arbitre de l'ennemi? Hic jacet hubris, et non dans cette prétanssion à la médecine des âmes que vous me prêtez paresseusement… Mais je vous sais un gros pot de gré de prendre si charnellement hintérêt à mes patients… On dirait presque que vous doutez de leur existence! Michel, fiche signalétique : une vingtaine d'années, ensemble aspergeomorphe : long, blanc, couronné de cheveux roussâtres; nullement architecte : étudiant en socio, mais maçonnerie vivrière l'été; nullement interné pour dépeçage, l'idée même, je crois, l'en ferait frissonner… De quoi je n'extrairai point d'apophtegme désabusé sur la poésie, vos critiques sont justifiées, le sens du Bô me fait défaut, et tel peut n'être pas prophète au pays de son Moi, qui fournira aux autres – quoi, pourtant? Demandâtes-vous jamais la sagesse aux bouquins? Moi, j'en puis parler, qui fus assez fou pour croire à une littérature de trop-plein, à des Hauteurs descendant comme Sainte Thérèse de leur lévitation pour nous servir un bol de bouillon… Calembredaine! Enluminé de luxuriance ou de dépouillement, le livre est là pour attester que la Solution qu'en me cassant le cul j'y pourrais trouver n'est pas la bonne, qu'il manquait à l'écrivain ce pavé de papier pour faire bon poids : le plus souverain traité crie : "Au secours!" Et si crier apaise, alors ne lisons pas : crions! "Vers quels continents ineffables Séraphin Blanquette, auteur exemplaire de ce temps, s'éloigne-t-il ainsi de nous?" La question peut se poser, mais la réponse ne nous parviendra pas des Khontinents susmentionnés

          Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse

c'est le cas de le dire, mais gommons "grand" qui réclame un spectateur, gommons que le silence "soit" une garantie, ne retenons que l'aveu : tout livre est percluse barcasse. Nichtsohn, finasserez-vous derechef, vous enquérant de sa méthode d'une manière qui semble n'avoir rien à lui envier : et l'effet pépèrapeutique ne se fera pas attendre : pourquoi ai-je inventé ce Cacatéchisme? Et pourquoi pas? Me surprendrait guère qu'il soit imprimé quelque part, il traîne dans toutes les têtes : degré zéro des cures de l'esprit! Divan, matelas, carpette, prie-Dieu, baignoire, et cette Babel de dogmes : sortilèges bus

          Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange

d'Hécoute et d'Hautorité. Guérison, soumission : utopique d'espérer l'une sans l'autre; et il n'y a pas d'insoumis. Mais, du moins, renoncer à des Savoirs auxquels nul ne se réfère plus que pour passer le temps, asservir ou humilier le voisin, comme si la cuistrerie dogmatique émergeait revigorée du naufrage de la foi : "Ah pardon, mon Cher, je me permets de vous faire observer que ce que vous appelez 'narcissisme'"… Vous m'excuserez, mon Père, d'oublier les croyants : longtemps a que je n'en ai rencontré : rien que des brins, des poils de fois grappillés çà et là, et assemblés en nids dans la prétendue jungle du siècle… Alors à la fin on étouffe dans ces clairières à la française : Nichtsohn réclame une cure sans maître et sans loi : science pour science, pourquoi pas celle du malade? – Pour ce qu'elle lui a réussi… Mais intervient là l'hautorité pure du Oui, par quoi le délire devient doctrine, aussi opératoire qu'une autre… J'en khonviens, tout ça sentait le béjaune, et ne guérissait guère que des moi imaginaires. D'ailleurs, cf. plus haut, comment aurais-je fait khonfiance à Nichtsohn avant qu'il n'eût reçu l'investiture du Oui… pas sous ce nom, bien sûr, et nichtsohnienne, j'ai l'impression, l'investiture : jugez-en : vous vous souvenez de Gaston? Avant-hier, à la fin d'une partie d'échecs qu'il gagnait pourtant comme à l'accoutumée, voilà-t-il pas que se plaque sans sommation sur son visage (affreux iris couleur pupille, peau à plis, la quarantaine…) un rictus hargneux, qu'il envoie valser sa chaise (sans toucher au jeu!), se rue dans le couloir, vocifère qu'il en a assez! On a eu un mal fou à le maîtriser, ce qui ne s'imposait pas, car il ne frappait personne, et c'est d'un infirmier à qui je faisais signe de se calmer que j'ai reçu un ramponneau, peu douloureux, mais administré de bon cœur : quoi donc débordait? Sans doute que je ne leur apporte que mauvaise khonscience et surcroît de "travail"… Peu surpris donc, et pas vraiment peiné. Mais ce qui tient du sabotage, c'est que Gaston a disparu dès le lendemain : dans un autre pavillon, m'a dit l'interne, qui n'a tenu nul compte de mes protestations, prétendant échec cette révélation de Mr. Hyde; et c'est vrai qu'on ne sait trop à quoi vise la cure nichtsohnienne : au réveil, ou au voyage au bout de la nuit? Khontradiction provisoire : suite logique ou reniement, on va de l'avant, on se dépasse! Gaston avait toujours été calme : on me crache ça comme une critique! Quelque chose a bougé : panique à bord! Des infirmiers obtus qui ont le Moindre Effort pour Dieu unique au grand Ponte qui, dans une nuée de cireurs de godasses, fait dans "son" service une apparition par semaine, c'est la grande Khonspiration : on étouffe ça! Car ils voient bien que c'est d'étouffement qu'on crève : pour un peu, ils m'enfermeraient aussi, et ce serait l'affaire de rien de perceptible, d'un changement de perception : car je n'ai nul statut hofficiel que celui de malade, et mon séjour est remboursé par la Sécu : je me serais mis moi-même dans la gueule du psychiatrosaure… Mais n'y pensons pas, les grilles sont des plus faciles à escalader; l'autre jour, j'ai aperçu de ma fenêtre un camarade accomplir cet exploit en trois mouvements : il était entré la veille, on lui "volait sa pensée", et je fondais sur lui de grands espoirs; mais s'il était assez grand pour s'en aller… L'interne prétend qu'on l'a repris, mais ment, sûr. Oui, oui, je sais, le vol de pensée, l'escalade des grilles ne vous suffisent pas… Alors, mettons vingt-cinq, et Trotsky, connaissez? Muraille frontale, barbichette, lunettes monture minimum, pas rondes : octogonales… À quoi bon? À quoi bon? Que lit-on d'autre, sur les visages, que le reflet des sentiments qu'ils nous inspirent? Et ces phamilles, dont vous vous inquiétez? Le cancer a passé la clôture, on dirait : les familles sonttoutes détraquées, vieil innocent! Torgnoles? Incestes? Sermons? Banquises? Flaques de vin? De tout peut naître et croître un équilibre, on peut tout accepter – et tout refuser : il s'en faut d'un fétu. Michel, tenez, a été adopté très jeune et dorloté à mort : trop? Si l'on cherche, on trouvera : mais quoi, qu'on ne trouve aussi chez le bon Père… bon époux du coin? Un imperceptible grain de sable, un mot oublié, rien, rien. Ai-je égayé un spaciment de cette anecdote ancienne? Bis, tant pis : je m'étais mis en tête de dissuader ma belle-sœur de prénommer Harold l'enfant dont elle était grosse, et prétendis avoir lu dans une Prénomologie que les Harold comptaient quatre fois plus d'homosexuels que les autres… Eh bien, elle a accusé le coup, mais tenu bon! Ça date de sept ans, et je n'ai pas de nouvelles de l'enfant : mais qui sait? Un soupçon de vigilance dont elle aura oublié l'origine… quelques "lâche cette poupée!"… Imaginez un peu le pédé de vingt ans s'interrogeant sur la genèse de ses goûts…

     Même l'interne l'avoue impudemment : Michel va mieux : d'avoir enfin un lecteur? À médiciter, tout frais pondu du jour :

                      J'ai semé sept hivers d'enfants morts

                     Et la récolte, passant mes espérances

                     A défoncé le champ et envahi la ville

                    Où s'endorment de grands édifices

                    Rongés par la berceuse amère de la vérité…

Est-ce la modestie qui m'interdit de lire l'effet de la cure dans les deux derniers vers… ou un léger agacement à voir le réveil ressenti comme endormissement? Pour le Bô, vous jugerez; l'enquiquinant, c'est que Michel me presse, moi, d'émettre des avis détaillés : j'essaie de deviner à la khomplaisance de la diction ce qui lui plaît le plus : c'est choir d'une interprétation dans l'autre… Dans le doute, j'allègue que "ça forme un tout", ou sélectionne le plus paisible, puisque c'est vers la paix que le Khlinicien voit l'évolution se dessiner.

     Paix menacée quand Georges débite ses propres morceaux d'architecture humaine… Il va falloir que j'en note pour les soumettre à votre expertise. Mon rôle est naturellement d'admirer, mais en présence de Michel, je n'ose et me tais : il faut choisir, et Georges n'a besoin de personne, ou tout au plus de mannequins à tirer par la manche pour les inviter à mieux vivre : dans le quartier où il avait élu domicile, on a dû se lasser, et faire jouer des relations. Ici même tout le monde s'égaille à l'approche de ce "Diogène sans âge, usé par la vie au grand air, visage raboté, crâne chauve avec quelques fils sales"… Il n'est ni séduisant ni pittoresque : déconcertant seulement. Que sait-il? Indécidable; et une Khomission d'Hérudits ne pourrait statuer, car il ne répond que quand ça "lui" chante, et en latin que quand son rôle le comporte. Il invente juste, de là le malaise : on peut copier un tableau en tâcheron, sans s'approprier la patte du peintre, mais Georges donne l'impression d'avoir atteint vos racines ignorées… J'ai mis quelque temps à me reconnaître dans son carrousel : quelques tics, dont je me défais; mais c'est mon hécoute qu'il adopte à l'endroit de tiers, des Oui à claques, gonflés de mégalomanie : celle de les avoir annexés? Ou la mienne, telle qu'elle s'offre aux patients? Ou une charge habile dont je suis dupe? Hautorité compromise, en tout cas, par l'étalage de la prétanssion à tout saisir.

     Sait-il? Sent-il? Souffre-t-il encore? Pense-t-il? Est-il? Sa ritournelle sur la Dissolution n'a rien d'original, et peut plausiblement s'inscrire au répertoire de chaque avatar : but pour eux, non pour lui! Ah, je déraille! – et jusqu'à des démangeaisons, lorsqu'il m'interprète, de l'examiner sur mon passé! Un champion, rien de plus, disputant quarante parties simultanées, et promenant de l'une à l'autre science du jeu et âpreté au gain… Peccante analogie, cependant, en ce que les parties sont là, que celle qu'on oublie, on la perd, que le pourcentage s'en ressent… qu'on peut gagner, surtout…

     L'envers du nichtsohnisme? Beaucoup de l'endroit, dans cet envers. L'aboutissement? Eh, Georges, tu me donnes le tournis! – Bon, ça, le tournis, je me souviens, à Konya, en 1934…

 

*** 

 

 

               Bien cher Père Polycarpe,

 

     Je n'en sais pas plus long que vous au sujet de cet internement : il me parle de vagues 'visées thérapeutiques', mais vous savez qu'avec lui on ne peut se tenir sûr de rien, et sa propension au mensonge ne constitue pas, hélas, l'aspect le plus désagréable de sa personnalité. C'est en faveur de la souffrance, réelle, n'est-ce pas, qui transparaît, qu'on peut lui pardonner beaucoup : c'est un garçon dévoré de doutes, trop pour faire du bien aux autres : mieux vaut qu'il se détourne d'eux. Ces histoires de dislocation d'identité ne me disent rien qui vaille, elles préludent souvent à un crime, ou prétendent l'excuser, et l'on a fort bien fait, à mon avis, de le transférer dans un pavillon plus sûr : ce n'est jamais que le sixième cercle, qu'il ne se plaigne donc pas! Sa fenêtre, grillée comme par un barbon, donne sur une Cour des Miracles bruyante, mais sans danger. Des cuisines proches s'exhale un prégnant fumet d'intoxication alimentaire; à intervalles fort probablement réguliers, mais selon des règles non élucidées encore, s'élève, dominant le brouhaha, un triple gémissement vaste et grave, suivi d'un cri de coq. Georges, apathique, fixe le capiton verdâtre où des générations de cartographes ont apposé leurs successifs archipels. Du vagabondage à l'asile, il n'y a pas longue distance, et il suffit, je crois, aux gendarmes d'essuyer une sortie fantaisiste pour diriger le clochard, avec le contre-seing médical de routine, vers les services qu'ils estiment compétents, d'autant plus volontiers à l'approche de l'hiver. Il me semble néanmoins que s'il avait une idiotie de ce genre à son passif, il serait plutôt "homme" à s'en targuer, ne l'aurait commise que pour cela, car il est exactement aussi fou qu'il le veut, et d'ailleurs s'en désole! Quand comprendra-t-on enfin que la folie n'est ni de la rigolade ni une bombinette, et que le profane qui croit tout libérer en deux coups de cuillère à pot ne court pas le risque de se faire enfermer lui-même?

                       Mais ces liens ces murs dont tu t'étonnes

                             C'est ta chair rebelle ta protestation

                        Mol moellon qui jamais n'as connu le pic

Non, je lâche prise, hinapte voirement : je voulais alimenter vos frayeurs de trois pages de ratatouille, mais l'ennui me terrasse au seuil : le mal, constatez-le, a peu gagné, Georges demeure un modèle inaccessible! Et si je rêve tant de vadrouiller sur le délire des autres, si je fais de l'œil à la perte de khonscience, n'est-ce pas pour être très sûr de ma geôle? Quiet Narcisse, roi-fainéant amusant la galerie de déclaraspirations libérales, mais ferme à n'abdiquer jamais? Sacrés effets pourtant à tirer d'une assimilation du nichtsohnisme à l'architecture humaine, mais purs effets, jeux de nuages qui n'entament pas le moinolithe… Les infirmiers craquent, eux, c'est curieux : comme établi qu'il soit très dur de ne pas perdre pied. Que suis-je pourtant, pour m'y sentir si tranquille et si à l'étroit? Reniement? De qui? La réponse n'est pas douteuse : il n'y a pas d'incroyants, ergo ils seront damnés! Mais chacun son tuf : l'interne des Enfers ne cesse de me rappeler, lui, que j'ai un corps : sans doute que le sien le travaille… Inutile de le traiter par la docilité, puisqu'il en connaît le propos : je me défoule de mes interprétations rentrées en lui renvoyant les siennes : c'est çui qui l'dit qui l'est! Très comique lueur dans son regard, quand il croit sonder rognons et cœur! Si tous les sous-entendeurs d'évidences infuses, et que mon insolence vous aide à faire votre Salut, pouvaient, s'entrevrillant le blanc des yeux, y lire à quel point ils se ressemblent! Timides, d'ailleurs, leurs raids, leurs mots chargés de sève, leurs "réfléchissez-y"… Moins on en dit, moins on risque de se tromper… Ah, vos vaticinassions, Nostradamus! N'essayez pas, allez! Michel ne coupera personne en rondelles, Georges non plus, et point ne me suiscinderai! Qu'il ne se passe rien serait trop dire : Georges à son tour a été escamoté : dans le fameux Autre Pavillon, dont je risquais plus haut une description intégralement fabulée, faute dans le service de gens qui en soient revenus : loisible d'imaginer carcasses à foison engraissant le jardin, de se demander : "À qui le tour?" Il est vrai que les plats ont un goût… Ce type de supposition égaie fort mon interne, selon qui Georges a ici ses habitudes, rapplique chaque an à l'approche de l'hiver, et ne moisit jamais aux Entrants : ça se tient. Je n'ai pu objecter cure en cours, d'un qui, c'est évident, n'a besoin de personne, qui a percé, où? Ça…

                                   Enfer ou ciel, qu'importe?

Hélas, pour un sénile démultiplié, combien de diminués! Et pas euphoriques pour autant… L'idée ridée, c'est que devant la sujétion et le tombeau ouvert, le bois si dur à scier et les yeux des proches vous rayant du monde à l'avance, quelque chose en vous choisit l'évasion : comment se fait-il alors que ce qu'on perd en khonnaissance ne nous soit point rendu en joie? Douleur peinte, chantage? Peut-être… Je les fréquente peu. Désespérante négation du mouvement ascensionnel!

     Michel se répète : ce n'est que par remendevoir que je lui abandonne mes rations de flan et subis ses absconneries. Son nouveau Pégagase de badadaille, c'est qu'il a "khompris" – Quoi? – Tout! : encore un qui commence par le plus facile. Mais cette pomplénitude pourrait ne guère receler, certains regards significagressifs m'engagent à le supposer, que le sens de mes interventions, que certains membres snécrosés du personnel sont bien capables… la psychiatruie est à l'âge de la vapeur… vos plis m'arrivent bien plans, intacts apparemment; mais le Père Abbé n'inspecte pas les enveloppes en les décachetant, et j'ai dû lâcher quelques commentaires sans concession par quoi de patentes hosdébilités…

                 Mais avalons la poir' qui nous obstrue la gorge

                 Nous ne somm' pas encor dans l' pavillon à Georges

J'ai khonfiance en la médecine de mon pays! Et mieux je connais mes compagnons de misère, moins compagnons et plus misérables je les trouve. Il en est cependant que je négligeais à tort. Émile en particulier, cru privé d'oreille, et qui bonnement ne répond pas : c'est d'affirmer qu'il est incapable. Si d'aventure il ouvre la trappe, c'est pour courir de dictoire en contra, comme une souris affolée cherchant la sortie du blockhaus, et le Oui ne freine pas son trottinement, j'en ai déplaisance. S'il y a Système là-dessous, il n'en montre pas la truffe. Plus picturbant, mais surface-surface, Louis, entré cette semaine pour s'être encalbombé jusqu'à le mettre en pratique, "parce que c'est économique", de ne se nourrir que de sperme : il est très maigre et très apprécié : nichtsohnisme général! Poémiléché sur le sujet, et l'interne se sensufrotte les manouilles. Mais le plus pnv est un autre nouveau, sorte de casuiste à rebours, qui s'est voué à une Culpabilisation de la Wie Crottidienne, d'autant plus subtile qu'il ne proconfesse auculne morale, et que c'est de la source limoneuse des condamnations de chacun que sa pétrole fait jaillir d'impitoyables retours de bâton : il a trouvé, mes globes s'en exorbitent, un terrain à derricks : inétouffables incendies de repentir, sur quoi souffle le sirocco rituel : "Je suis infiniment plus salaud que toi" : élémentaire… On n'en croit rien, évidemment.

     Praticovisoirement mis Nichtsohn en veilleuse : à la lueur, réexamen. Le pur son Oui se vide vite de vercurative : il faut répondre juste, anticiper : à cette faim, pénétrer le système adverse? Système? Proclamons-le sans honte ni détour : ce qu'ils fourbnissent n'est construit n'à construire, ne peut s'inventer que par autorprétation ou mimétisme, qui dit dons, le georgsohnisme, ou si discipurine, au moins renonsincièrement au Quant-à-Soi d'un père nispirissieux : le "bon sens"! Mais c'est alors accepter injatteignable il ben dell' intelletto, puisqu'on n'en aura plus khonscience : couthéoriper s'avéchurde mat! Mépattre une therrorie cateccléclaste, non : gais redirons que nous malgré la repense, très savants mais! envers le dit, je vous le tais : heureux les humbles en hécoute, car ils n'hentendront plus rien!

 

***

 

 

          [Au père Bruno]

 

               Bien cher père,

 

     Est-il besoin de vous dire quel chagrin cette nouvelle m'a causé? J'ignorais tout de l'état de santé du Père Polycarpe : dans sa dernière lettre même, écrite trois semaines avant sa mort, il n'en touchait pas mot, ne se préoccupant que de mon sort, et de celui des pauvres insensés dont je lui avais évoqué le cas. Il faut que ces jours soient pour vous jours de liesse : car s'il est un Paradis, nul n'est plus assuré d'y accéder qu'un homme capable de pousser à une telle extrémité l'oubli de soi. Mais vous comprendrez que je ne puisse pour ma part dépasser le stade du deuil égoïste : c'est un père spirituel que je perds, un guide ferme et indulgent, irremplaçable.

     Je voulais venir pour la cérémonie funèbre; mais administrativement ce voyage n'était pas envisageable : sans doute ignorez-vous qu'aide-soignant dans cet établissement, je n'y ai statut officiel que de malade, et c'est pourquoi les médecins ne pouvaient courir le risque de me laisser sortir : un accident leur aurait occasionné d'inextricables difficultés. Je n'ai pas insisté : cela avait si peu d'importance, n'est-ce pas?

     Rappelez-moi, je vous en prie, au bon souvenir du Père Léon, du Père Simon, du Père Abbé, et de tous, si ce n'est trop. Je suis désolé que mon aveuglement me tienne encore éloigné de la seule vraie voie, s'il en est une. Peut-être vous rejoindrai-je un jour? C'est à quoi j'aspire.

 

                    Vobiscum corde.

 

 

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