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Noyau de nuit

Frime et châtiment, 1

31 Juillet 2015 Publié dans #Fonds de cercueils (1985)

     La nuit blanche qu'avait programmée Lou, nuit d'épreuve que ses souvenirs d'enfance et les recommandations du surgé, pardon! du Conseiller d'Éducation, concordaient à lui faire présumer probable, paraît remise : après une bordée de vannes sans aigreur et une berceuse exécutée aux tuyaux de douches par des artistes anonymes, le dortoir des petits, conquis peut-être par la douceur du nouveau pion, par l'absence de morgue que trahissaient ses questions sur les usages en vigueur, l'évocation amusée de sa propre expérience d'interne, l'intérêt porté à l'étude comparée de la grisaille ancienne et moderne, semble s'être gentiment assoupi; sans trop relâcher sa vigilance, Lou se laisse baigner dans la pensée confuse que la gratitude peut remplacer la crainte, que l'expérience des peaux de vaches est préjugé, justification le pessimisme dont ils se parent, et qu'il suffit de prendre un couloir différent. Il n'a pas supposé utile de faire l'acquisition d'un vêtement de nuit, mais une ultime inspection en chaussettes le convainc qu'il risque peu à coucher nu. Confiance! Pas de drap, mais n'importe : il a connu plus rêche que ce matelas, que ces couvertures militaires, et depuis longtemps n'a goûté du luxe d'un sommier : il s'y étend précautionneusement, de peur de le faire gémir, et, immobile, s'enchante que ce pionnicat inespéré s'avère sinécure : non seulement le pactole mensuel le libérera de trois mois d'usine et de travaux agricoles, mais il aurait presque pu bosser durant l'étude du soir… Le laps ordinairement sacrifié à la lutte contre les cauchemars se meuble d'un mélange de plus en plus intime et indicible d'achats de bouquins qu'il a jusqu'alors dû se refuser, de leur lecture aux heures d'un travail borné à la présence, de réformes d'envergure des relations pion-élèves, de lits d'autrefois que le sommier rappelle à son échine, d'une déclinaison, ou d'une conjugaison? de tremblements érotiques face à l'administration, créature de rêve… Mais Lou, éduqué par les déceptions, se doute bien que cette main qu'il hasarde vers un sein à demi dévoilé risque fort de ne se refermer que sur son sexe… Non : c'est une toison soyeuse qu'il agrippe, et qui le hisse hors du sommeil…

 "Qu'est-ce que tu fais là?

– Mais, Msieu, avec Msieu Daire, je venais toutes les nuits…"

     Est-ce possible? Mal réveillé, Lou scrute les bords de l'aquarium… Nulle tête ne s'y devine, la porte est bien fermée, le silence épais, trop, peut-être : un piège? Mais qu'y gagneraient ces enfants? "Ils me tiendront", mais sa verge, "tenue" d'autre manière, ne saurait se soumettre aux raisons. Que vaut leur parole, d'ailleurs, s'ils sont assez dépravés pour tendre de telles embuscades? S'ils veulent le perdre, autant avoir joui… Lou chavirant ferme les yeux, caresse une nuque, un visage lisse auquel il prête toutes les beautés, toutes les innocences… des lèvres qu'il voudrait préserver des souillures; mais son mouvement de retrait est trop tardif, il balbutie un "scuse-moi" hypocrite, affectant de découvrir de ses doigts l'étendue de l'inondation… L'ahan d'un rire chuchoté dissipe ses scrupules.

 "Ça, c'est une bite qui tire bien, comme disait Msieu Buloup.

– Buloup? Mais tu disais Daire, tout à l'heure…

– Oui, mais j'ai redoublé."

     ??? Clé du dortoir qu'on se léguait d'une génération à l'autre… Les salauds! De se voir ainsi porté par une lignée d'ordures, Lou sent le dégoût se réveiller en lui, et la peur s'apaiser… Lequel est-ce? Il ne peut reconnaître les traits dans le noir, et n'ose allumer… Que murmurer à cette silhouette agenouillée devant le lit? Lou n'a jamais su remplir l'intimité de mots qu'aucune comédie ne vient plus charpenter… ou si plate, si usée! Je t'aime… Assouvi, il ne songe plus qu'au moyen de renvoyer l'enfant sans le heurter, n'ose l'attirer à lui, de peur que ça ne s'éternise, ou qu'il ne se débatte, si ce geste manquait au répertoire des prédécesseurs… Un redoublant? Peut-être en âge…

 "Tu veux que je t'en fasse autant?"

     Un silence : d'acquiescement? Délivrance. S'acquitter. Il faut que ce soit une fête, Lou voit là sa sauvegarde… Mais l'équitable transfusion se fait tant attendre qu'à force de sentir les fesses épouser ses paumes, les cuisses peser sur ses épaules nues, ce moignon interdit battre contre sa langue, Lou finit par gonfler de nouveau, furieusement… Et, autorisé à tout par la goulée fadasse, sans prendre le temps d'en étudier le goût, grande première, pourtant!, il remonte à hauteur humaine, baisote les lèvres, les yeux, ose chuchoter : "Ils te demandaient de te retourner?"… Ah quelle saloperie tout de même, les salauds, les salauds, mais tu verras, mon petit, avec moi, fini de redoubler, tu seras le meilleur – à moins que ce ne soient les maths?

 

     "Agudo? – Présent! – Auclert? – Présent!" Lou cherche un signe de connivence; il n'en a saisi aucun ce matin, et ne sait lequel de ces visages mettre sur les plaisirs de la nuit, qui s'enfoncent d'autant dans l'irréel. Il n'a pas rêvé, pourtant, et ne sait au juste s'il s'en attriste : l'infamie, le péril qu'il remâche restent tout imbibés d'un plaisir auquel ils ne sauraient être étrangers… Lou n'en avait jamais connu de si intense… ni pourtant qu'il fût moins capable de rattacher à un sentiment dûment romanesque : il essaie de chasser de sa mémoire les répliques désastreuses du gamin, et ne parvient qu'à les y graver plus profond… "Hou! Ça fait comme quand on a envie de chier!"… "Leclerc? – Ouais! – Lepeigné? – Ici!" Que de faces sans grâce! Et si c'était le plus moche? À la rigueur ce blondinet, devant : à quel nom a-t-il répondu, déjà?… Ou celui-là, au fond?… Oh oui, oui! Décidément mignon! Et pourquoi ce sourire à remarquer que je le regarde? C'est lui! C'est sûr! Un œil si vif, redoubler! On n'a pas su le prendre. Mon disciple. Il apprendra sous moi, ses devoirs, nous les ferons ensemble… Curieux, c'est le dernier : "Théreau? – J'suis là, pourquoi?" Tiens!…

     L'aurais-je appelé au début? Impossible, j'ai bien fait gaffe à les dévisager tous, et quel regard chargé d'ironie! Effronté Giton! Tu vas apprendre à me connaître, mon bonhomme! Ne pas caner, ou ce bahut deviendra un enfer.

 "Il y en a que je n'aie pas appelés?… Vous, au fond?"

     Déçu, hein? Que croyais-tu donc?

 "Oui, toi.

– Non, moi, je suis de l'autre perm.

– Eh bien, vas-y, qu'est-ce que tu fais là?"

     Il va manquer à l'appel de l'autre côté… Quel toupet! Mais l'épreuve de force tourne court : l'enfant sort sans une protestation, et Lou se repent de ne lui avoir demandé ni nom ni motifs; de s'être montré si mufle, aussi… Pour un pareil minois, que n'aurait-il bravé hier? En imagination… Pas eu besoin d'une place bien haute pour trembler de la perdre! Récupéré à si peu de frais! Le pauvre petit, c'est par affection qu'il se trompait d'étude… Et moi, phallo repu… J'essaierai de le voir dans la cour.

 

 "Ils m'ont semblé gentils.

– Oh, ils ne sont pas méchants, mais il faut les tenir. Pour le moment, ils te flairent; et s'ils sentent la moindre faiblesse, ils vont commencer à t'emmerder.

– Oui, c'est ce qu'on répète… Mais je me demande quelle est la part de présupposé dans ces "constatations"…

– C'est ton premier poste?

– Oui.

– Ah, alors il faut que tu fasses tes "expériences". Moi j'ai essayé, comme tout le monde…

– Oui, mais les "essais" sont souvent viciés du fait qu'on veut obtenir les mêmes résultats : il est normal que les gamins ne marchent pas.

– Ah ça, si tu décides de te faire bordéliser, tu y arriveras toujours!

– Mais c'est quoi, "se faire bordéliser", tu comprends? À mon avis, faut opérer un tri, et ne réprimer que ce qui gêne la liberté des autres.

– Entièrement d'accord.

– Donc, si un gamin clope derrière les bâtiments…

– Ah, là il gêne ma liberté au cas où Bœuf le verrait!… Et puis il n'est pas en âge de comprendre ce qu'il risque… On est là aussi pour les protéger d'eux-mêmes…

– Ah, si on prend ça sur soi, où est-ce qu'on va s'arrêter?

– En plus, celui qui fume, il va inciter les autres à fumer…

– Dès lors qu'il incite…

– Oui, mais en principe, ils sont libres d'accepter ou non… Le pouvoir que tu vas refuser, c'est les grandes gueules et les gros biceps qui vont le prendre… Et il n'est pas facile de choisir entre libertés concurrentes… Tiens, qu'est-ce que tu fais si un gamin te traite de con?

– Eh bien? S'il le fait en étude, il dérange le travail; au dortoir, il perturbe le sommeil; mais en récré, tant qu'il voudra.

– Ça va plaire à Bœuf, tiens!

– Meuh! C'est quand même pas la Loi et les Prophètes!

– Et il y a une chose dont tu te rendras vite compte, c'est que celui qui t'aura traité impunément de con à la récré, il recommencera en étude.

– Seulement si

          – Alors, Monsieur Cattioux, ça marche?

– Très bien, merci.

– Pas de problème avec les élèves?

– Pas le moindre. Ils sont charmants.

– Charmants, oui! Enfin, pas toujours!… Faut les tenir… Eh! Toi, là-bas, oui, toi! Ah, c'est Monsieur Ledeuil, encore! Montre-moi un peu ce que tu……

– Il est immonde.

– En tout cas, on peut compter sur lui. Moi, tu sais, les mollassons… Et il peut se montrer très fin, très psychologue…

– Du mal à m'imaginer.

– Oh, il n'en a pas le physique, ni les manières! Mais tiens, il y a trois semaines, on avait surpris deux gamins au dort' dans le même lit : convocation des parents, tout le tremblement… Les "coupables" crevaient de peur et de honte, mais Bœuf a dédramatisé la chose, il a été très sympa pour eux, jusqu'au ridicule… Fallait l'entendre, avec sa voix de basse : "Allons, dis-le, qu' tu lui as touché l' pipi!" Là j'ai senti qu'il avait du cœur, ce mec. Il ne l'use pas, d'accord…

– Et les gosses, que sont-ils devenus?

– On en a viré un. Oh, c'était le meneur. On l'avait dans le collimateur depuis longtemps. Très beau, une vraie fille, mais nul et chiant…

– C'est Bœuf qui les avait pincés?

– Non, Sevin, un pote… Il était emmerdé, tout le dort' avait vu, ça lui forçait la main…

– Au fait, est-ce qu'un certain Daire, ça te dit quelque chose?

– ! T'as de ces rapprochements! Tu connais déjà la petite histoire de l'établissement?

– Non, pourquoi? C'est les gosses qui m'ont cité ce nom-là.

– Tiens! Qu'est-ce qu'ils en disaient?

– Oh, rien… Ils arguaient de son autorité, entre autres, pour me contrer sur l'heure du coucher.

– Étrange! Troublant! C'est de l'histoire ancienne, qu'on ne remue pas avec eux; moi-même, je l'ai à peine connu : il s'est tué il y a cinq ans… Ben tiens, t'avais le dort' 4, cette nuit? Un matin, on l'a trouvé pendu dans l'aquarium…

– À quoi? Au rebord?

– Non, pire : dans le placard… Et il devait en avoir envie, parce que c'était un champion de basket de presque deux mètres…

– Et on est sûr?…

– Comment veux-tu? Fallait les clés du dort', d'abord; ensuite, opérer sans réveiller les gosses… Même si on l'avait étranglé pendant son sommeil, rien que de le traîner au placard… Tout en longueur, mais ça faisait une sacrée masse… Et puis il était un peu détraqué, il avait fait des confidences à un copain… Il était tout horrifié de l'effet que les gamins lui faisaient…

– C'est à dire?

– Faut pas te faire un dessin?

– C'est monnaie courante, ici?

– Boh, pas plus qu'ailleurs.

– Du moment qu'on ne force personne…

– L'éducateur exerce oblig- oh, m!

           – Messieurs, si ça ne vous dérange pas trop de surveiller la cour tout en bavardant… Voici un élève que je viens de surprendre un canif à la main!

– Oui, oui, n'ayez crainte.

– ?… Et toi, viens un peu par ici, qu'on règle ça! Tu ne sais donc pas que c'est interdit, les instruments………..

– Tu vas te faire bien voir, si tu lui réponds sur ce ton.

– Je ne veux pas me faire bouffer le premier jour.

– T'es superstitieux?

– Pourquoi? Y a eu d'autres noyés dans l'aquarium fatal? Ils me parlaient aussi d'un certain Buloup…

– Pour en dire quoi?

– Oh, kif-kif Daire… Il se serait pas tué aussi?

– Euh, pas vraiment : c'est moi… Merde, v'là Bœuf qui rapplique! Vaut peut-être mieux qu'on se sépare, le temps d'un tour de cour. Essaie de te souvenir de ce qu'ils ont dit de moi, ça m'intrigue d'autant plus que les petits, je ne les ai jamais…"

     "Une bite qui tire bien"… La bouche épaisse du collègue pompant sa bouffarde, ses yeux bleus délayés dans le quartier de veau d'une face inoffensive… C'est comme si Lou se découvrait lui-même dans un miroir révélateur, et il sent une louche de foutre lui peser sur l'estomac, par mer agitée à forte… Il explore la cour, le foyer, de plus en plus fébrilement, des enfants inconnus lui sourient au passage, mais le suceur-fantôme semble s'être évanoui, et Lou n'est plus bien sûr de l'avoir assez regardé pour le reconnaître… "Msieu? Comment on dit ça en anglais, en espagnol, en russe?"… Test? Rançon de quelque vantardise d'hier soir? Trop tendu pour en sourire ou s'appliquer à répondre gentiment, il plaque sur son visage un rictus commercial, amorce un vaste crochet pour éviter Buloup, et songe au suicidé du dortoir 4… Redoubler cinq ans? Impensable. Or, c'est le dortoir des petits… Il y a là quelque chose qui m'échappe… Heureusement, ça sonne : libre jusqu'au soir, il va pouvoir examiner tout ça à tête reposée…

 

     Pour s'irriguer la cervelle, il a fait à pied les kilomètres qui le séparaient de la Résidence; n'empêche qu'à la porte il piétine toujours sur la rageante conclusion : "Je verrai bien ce soir" : des heures à piaffer, pour, ce soir, voir quoi? S'il ne reconnaît personne au dortoir, que faire qu'attendre une nouvelle visite, bien dangereuse? La boîte aux lettres ne contient qu'une enveloppe, sur laquelle "Lou Cattioux" est précédé du traditionnel "Big Brother" : quel gros malin ranime encore ce calembour exténué? Ils devraient bien se douter que depuis ma naissance j'ai eu le temps de l'apprendre par cœur! Et puis c’est watch, et pas look, ignares! Mais l'intérieur est plus original : un simple bristol, portant quatre majuscules-bâtons : PÉDÉ.

     Lou hébété reste planté devant les boîtes; machinalement, il contrôle les versos, vierges, du carton, de l'enveloppe… Mais… Le cachet!… Il froisse nerveusement le papier, oyant battre la porte extérieure…

 "Bonjour.

– Bonjour.

– Ça va?

– Oui, oui. Et t…, t…

– Je te demande ça parce que tu es blanc comme un drap de lit.

– C'est l'effet… que tu me fais.

– T'es sûr que t'as pas besoin d'aide?

– Non, non, ça va, merci."

     La fille disparaît dans l'escalier. Dans quelle pièce je joue, moi? Mes cheveux ne vont pas blanchir à leur tour? Ma première émotion forte… Lou gravit lourdement les marches, les yeux sur le cachet-de-la-poste-faisant-foi… Ils ont pu, dû se gourer… Mais non : lettre du jour, nécessairement postée hier : avant le délit. Un complot? De qui? Pourquoi? Face au gouffre du surnaturel, il empoigne la rampe… Je me croyais si solide… Démission immédiate : la dèche, de nouveau? Non! Ils ne peuvent rien contre moi, il n'y a pas de preuve, à plus forte raison avant! J'aurais renvoyé ce môme diabolique, la lettre n'était pas moins postée… Qui pouvait connaître mon adresse? Une coïncidence? Ma première lettre anonyme : une chance sur…

 

 "Vachette… Berton… Cattioux, c'est ça?

– Oui."

     Vachette : un collier autour de la lune; Berton : une royale, un sourire prétentieux…

 "First poste! Lénine, quoi!… ou Jésus…

– Oh, les deux", acquiesce Lou avec un sourire constipé.

– Ah merde! Ça va encore être le boxon! Lesquels t'as?

– Et pourquoi le boxon?

– T'en fais pas, va : Msieu l'adjudant Vachette saura faire face! C't'un meneur d'hommes!

– C'est bien au deuxième classe Buloup qu'on a crevé les pneus, non?

– Affirmatif! L'adjudant Vachette, désertant son poste par une nuit sans lune, en manteau couleur de muraille…

– Accompagné de cinquante durs de durs que Mossieu Buloup avait prétendu mater, et qui, profitant de son lourd sommeil d'ivrogne…

– T'effraie pas, ils s'entraînent pour Au théâtre ce soir : c'est jamais que la 250ème répétition…

– Oh, moi, de toute façon, j'ai pas de bagnole…

– Belle mentalité, Mossieu! Alors, votre programme de chienlit, on peut connaître?

– L'adjudant à la lanterne, et les autres pions avec nous!

– Ah ah! Là, il t'a eu! Te laisse pas faire, t'as raison, jeune terroriste!

– Mais il me cherche, le bleu! Il me cherche! Retenez-moi, ou je le tape sauvagement!

– Fais gaffe, te lève pas trop brusquement, tu vas te donner un tour de reins!

– Le camarade Trotsky est le bienvenu au Mexique! Non, mais tout le monde m'agresse, ici!

– Au fait, qui est de ref?

– Sevin… et moi-même.

– Œdipeux n'est pas là?

– Oh, il est fort, il a deviné!… Ah oui, toi, t'es pas initié : sobriquet grièvement khâgneux de Mossieu Berton! C'est tout simplement Bœuf. Je t'esplique : il s'appelle Heudic, il trimbale une roue de tracteur autour du bide, et c'est un père pour nous tous! C'est bien ça?

– Superficiellement…

– Attends que j'approfondisse… Il convient tout d'abord, mon cher, d'observer l'éminente subtilité de la grossièreté de l'erreur! Car… oui, OUI! Excellente réponse, cher candidat : Œdipe, ce n'est pas le père, mais le fils!

– Tu sais, c'est une tradition dans le dortoir des Khâgneux; je ne te dis pas qu'elle soit meilleure qu'une autre : Bœuf, c'est sobre, sain, vigoureux… Ça a des couilles!… Seulement, pour faire Khâgne, généralement, on arrive d'ailleurs… Alors, une fois qu'on a assimilé Œdipeux, on apprend que la populace l'appelle Bœuf… Nous, on ne demande pas mieux que d'économiser deux syllabes; seulement, comme la populace nous apprend ça en se foutant de notre gueule, la dignité humaine consiste à relever le défi, à garder son propre langage…

– Oh, le culot! Typique, le retournement! En fait, les bouseux qui échouent internes dans cette Khâgne de province, ils se prennent pas pour des merdes, et ils appelleraient Bœuf Chas d'Aiguille rien que pour se distinguer… Tu les as pas, les Khâgneux, t'as de la chance, c'est les plus puants du bahut.

– Parce qu'ils te cirent pas les godasses… Mais quasi tous les mecs qui sont là, ils se font pas d'illusions sur leur avenir.

– C'est bien pour ça qu'ils friment un max sur le présent. Et allez donc les bizutages à grand spectacle, la hiérarchie-bidon, les T-shirts…

– Personne ne les porte, les T-shirts. Pas les internes, en tout cas.

– Dans le Bahut, ils n'oseraient pas! Mais de retour dans leur patelin…

– Emploie un peu moins de dentales et d'explosives, tu veux bien? Je n'ai pas envie d'attraper le SIDA!

– Mais tu l'as depuis que t'es né, mon frère! La main du Seigneur s'est appesantie sur toi…"

     Ça fuse, ça fuse, ça fuse les souliers! Des petits pions de rien du tout! Lou, un peu groggy, suit le match avec l'irritation d'admirer, sonnant vainement, pour contrebalancer, l'appel de ses mérites, s'évertuant à chercher les paumés sous ces chatoyantes apparences… "Une bite qui tire bien"… C'est à cela qu'il fallait ne pas songer, le carton accusateur, oublié un instant, revient le harceler à neuf…

 

     Il s'est couché tout vêtu, laissant briller la lampe : bien afficher qu'il veille. Il n'a pas obtenu cette fois sans houle et sans délai l'extinction des feux, et trop enclin déjà, en considération de leur esprit, à réhabiliter l'expérience des pions blanchis sous le harnais, à douter que le roseau bien-pensant puisse incliner le vent… Mais il était distrait, faut dire, perdu dans son problème, et les gosses ont pu lui tenir rigueur de l'écoute si tôt diminuée qu'il leur accordait, tout en les détaillant de regards bizarrement méditatifs… L'inconnu n'est pas au dortoir, et tous les lits sont occupés! Ce n'était pas le bon, tout simplement, et ce matin Lou n'a puisé dans un sourire anodin que ses propres obsessions… Alors, lequel? Reviendra-t-il? "Je venais toutes les nuits"… mais voir Daire, un type mort depuis cinq ans! Lou ne s'est pas enquis des dates de naissance, mais aucun visage, ce soir, n'accusait tant d'années… D'où vient ce môme, où est-il reparti? La porte du dortoir, il peut en détenir la clé, mais pourquoi prendre un tel risque? Pour le plaisir? Par l'anus? Tu rigoles, pauvre salaud! Pour la volupté inégalable de provoquer celle de l'autre? De faire pâmer le maître, source des lois et des mandats, rempart dressé contre la contingence? "L'éducateur exerce oblig"… Il fait peut-être la tournée des aquariums? Mais  PÉDÉ? Avant? Était-"on" si sûr que je marcherais? "On" a pu poster à tout hasard. Mais qui connaissait mon adresse alors? "Big brother", faut avouer que ça ranime un peu cette vieille plaisanterie… Big father, "notre père à tous", oui… Toute la direction, d'ailleurs… Et n'importe lequel de mes éblouissants collègues pouvait laisser traîner un œil sur le bureau, sans doute… Un dingue! Car pourquoi? Mais dispose-t-il ainsi du gosse? C'est atroce…

     Sans un bruit, la porte s'est ouverte, et Lou est bien forcé, le temps d'une apparition, de croire aux esprits : l'enfant est devant lui, vêtu en prince oriental, à croquer vraiment, avec son sourire triste, son bras nu émergeant des plis… "Semblable aux dieux, le mourir excepté"… Il a dégrafé sa large ceinture avant que Lou ait ébauché un geste, et il avance vers le lit, d'un pas félin et chaloupé, chaque cuisse à son tour épousant le tissu, faisant danser l'ourlet… Nulle impression d'apprêt, pourtant, d'afféterie… Achtung! Fascination!… Éviter le scandale, surtout! Qui sait si quelques boxonneurs résolus, tapis dans l'obscurité, ne l'auront pas vu entrer? Lou bondit à la porte, pousse la minable targette, et, obligé de chuchoter ses cris : "Tu vas d'abord me dire d'où tu viens! Qui tu es, d'où tu viens! Je t'interdis de te mettre à poil, tu m'entends?" Sans doute pas, car il ne répond rien, porte la main au clip qui caressait son cou : le drapé gauche s'effondre, mais la soie, retenue par l'épaule droite et à hauteur du sexe, couvre encore la moitié du corps d'un voile instable, où le désir se tisse… et l'enfant reste ainsi, debout, comme incertain, déconcerté… Après tout, c'est idiot d'avoir bouclé la porte : signe d'assentiment! P'tit loup dans la bergerie… Grand Lou n'oublie rien de ses craintes, mais il contrôle la situation, se sent dominateur, dans cette cage… Il saisit l'enfant par le bras encore couvert, si peu… "Mais, putain, réponds-moi! Qui est-ce qui t'envoie?" Ce qui subsistait du sourire se brouille et, dans un demi-sanglot : "Mais je comprends pas, avec Msieu Daire, je venais tous les soirs"… Daire! Le mort… Tant de questions à poser… Mais sous les larmes, de vraies larmes silencieuses, la peur, la volonté de savoir, de rompre cet enchantement, se sont effacées : Lou ne sait plus que consoler, que dorloter, il bande, de pitié… assied l'enfant sur ses genoux, lui fait risette, caresse les joues, essuie les yeux, murmure pleure pas, pleure pas, va, voit avec une émotion grandissante un sourire de Schubert ressurgir au travers des larmes… Et bon Dieu, tant pis! Ils m'ont eu, je n'en mourrai pas, de toute façon… Ce Daire devait être limité… Un sportif! Lou embrasse l'enfant, qui lui rend ses baisers, plus bas, insensiblement, toujours plus bas, sa menotte qui pèse sur la braguette a loisir d'y susciter, d'y contrôler le consentement… Lou s'impatiente que sa fermeture-éclair soir si longue à glisser, mais le supplice du délai est délice, la pointe des seins cède sous son doigt, il éteint la lampe à tâtons…

     L'enfant s'est élancé vers la porte avant que Lou l'ait entendue légèrement bruisser; lançant sa poigne au hasard, il agrafe un bras, plaque contre lui le mince athlète qui se contorsionne comme un orvet coupé… Petit salopard! Lou enserre les jambes d'un ciseaux, colle sa main droite à la bouche, pinçant le nez du pouce et de l'index… A-t-on pu percevoir du dehors ce faible bruit de lutte? Sous son avant-bras, il sent cogner aussi vite, aussi fort que le sien le cœur de l'enfant qui, instantanément, a cessé de se débattre : ne voulait-il que fuir? Tu parles! Un coup monté, oui, pas d'illusions! Et moi qui… Ils vont escalader les parois… Qui, "ils"? Mes chérubins n'auraient pas engagé une main d'œuvre extérieure… Qui que ce soit, je leur casse la gueule!… Vaine attente… À la poignée, encore, un grincement feutré… Lou resserre sa prise… C'est chiant, je ne peux pas le laisser respirer… Il va couiner si je lui lâche une narine… Il l'a cherché! De toute façon, il commencera par s'évanouir…

     Alors, c'est fait : sans cesser d'épier dans le silence le grouillement ennemi encerclant l'aquarium, Lou a senti s'amollir les jambes qu'il tenaillait, les bras… Une ruse? Mais le cœur s'est fait soudain très très discret. Merde. Il libère le nez, la bouche, mais nul souffle ne vient échauffer sa main, brûlante encore de la crispation, il est vrai… Tout de même, tout de même… Il secoue l'enfant avec retenue, pour ne pas le réveiller trop vite; dehors, rien; au bord de l'aquarium, nulle tête; nulle part où faire front, aucun exutoire à l'effroi. Lou s'étonne, s'inquiète du poids d'un corps si frêle… Appeler à l'aide? C'est se livrer… Il ignore tout des gestes du secourisme, ne sait même où trouver le pouls : rien ici, rien là, il barre de l'index la largeur du poignet : rien! Où c'est, chez moi? Pas le temps! Ah bon Dieu, si j'appelais, on pourrait le sauver, c'est sûr, on les ranime très tard, je ne l'ai pas étouffé longtemps… "Au bout d'une heure d'efforts, les sauveteurs"… des bribes d'articles lui reviennent… Mais j' peux pas appeler! J' peux pas! Il oublie les embusqués probables, il fait un bruit fou, étend le corps sur le lit, souffle dans la bouche, la bouffée lui chatouille la joue, il bouche le nez, sent sous ses doigts la poitrine se soulever… faiblement. Il souffle, souffle, s'efforçant de régulariser… Toute vitesse est bonne, après tout, pour respirer!… Articles… "Au bout d'une heure"… Ça va être long! Ça m'occupera… Ça grignotera un peu la nuit… Il souffle, mécaniquement… C'est affreux, je suis déjà crevé… Il sait qu'il faut appeler, appeler la corde pour le pendre, il sait qu'il est trop tard, que c'est arrivé cette fois, se répète non, non! Souffle… Je tiendrai pas une heure… le tuerai pour de bon en renonçant, en décidant de renoncer… Les poumons se gonflent-ils seulement? Peu… C'est peut-être l'estomac… Mais comment, comment? Asphyxie? Rien n'a craqué, je n'ai pas serré si fort… Ai-je perdu la notion du temps? Ces battements précipités… Cardiaque? Ah, mon pauvre petit, mon pauvre petit, trop petit pour une pareille mission… Je les tuerai! Je les trouverai! Lou s'évade passionnément dans ce rôle de justicier, et son chagrin, épuré, s'épanouit… "Il fait noir, enfant, voleur d'étincelles"… Ta place, oui, je l'aurais prise, mais en d'autres circonstances, ailleurs, toujours… À quoi ça servirait, là, de me perdre? Il est mort! Mort! "En dépit de leurs efforts"… Je n'en peux plus! Encore dix… Vingt… Est-ce que je sais seulement si c'est comme ça qu'on s'y prend? Si ça sert à quelque chose? Qu'est-ce que je pouvais faire? Est-ce que je pouvais le deviner, que tu étais si fragile? Réveille-toi, tu pourras gueuler tout ton soûl, introduire les flics, l'armée… Pourquoi aussi avoir trempé dans cette combine? Traître! Je t'aurais tant aimé! Tu vas te réveiller, dis?…

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