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Noyau de nuit

[Remue-méninges au poulailler]

27 Août 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Du plomb plein les urnes (1996)

 « À vrai-dire, Messieurs, il semble bien qu'en ce qui concerne Pié, la réalité puisse dépasser la fiction : des témoignages concomitants nous amènent à penser qu'il s'adonnait à ce qu'il appelait dans l'intimité des exercices suicidaires, notamment avec des cocktails de stupéfiants, mais également des colles, des sacs de plastique… On a retrouvé dans son atelier une quantité assez importante de cigarettes Legras pour asthmatiques; or Pié ne souffrait pas d'asthme, et vous n'êtes pas sans i… vous n'ignorez pas que ces cigarettes, composées de datura stramonium, sont hautement hallucinogènes en infusion, qu'une main un peu lourde vous mène en psychiatrie, et à peine plus d'excès au cimetière… On n'en a pas trouvé trace dans les organes, mais de tels stocks suffisent à situer l'original pour ceux d'entre vous qui ne le connaissaient pas. Il s'était déjà amusé à plusieurs reprises – amusé! – à tâter de la pendaison pour vérifier si elle donnait des érections voluptueuses… [houle de ricanements] et il n'est pas exclu qu'une expérience… solitaire lui ait été fatale! Cela dit, j'y insiste, rien n'est exclu, pas même une action prétendument punitive de cette… FACC, pas même un meurtre à but lucratif. Encore que… des collatéraux, ils ne toucheront pas grand'chose… Mais les faits sont là, il ne fermait jamais sa porte, et on n'a pas trouvé un rotin chez lui. C'est tout et c'est peu. Investiguer là-dessus, ce serait battre la campagne : vous êtes bien de mon avis, Monsieur le Divisionnaire?

 – Ttttout à fait, Mmmonsieur le…

 – Quant au décès de Monsieur Bourduelle, vous avez entendu les conclusions de l'inspecteur?…

 – Ddddamger.

 – “Tanger à la gorge bleuâtre, tourterelle sur l'épaule de l'Afrique”… Belle ville. Mes félicitations. [Ha ha ha ha ha…] conclusions de l'inspecteur Tanger, qui, avec une grande sagesse, ne conclut pas! [ Id.] Et il a raison! Je ne plaisante pas du tout! À ce que les témoins ont cru voir, mieux vaut déjà ne pas se fier aveuglément; mais où irait-on, s'il fallait s'en tenir à ce qu'ils n'ont pas vu, au beau milieu d'une foule, et sans pressante raison de s'aiguiser l'attention! Deux comparses en blouse verdâtre, bien synchronisés, un de chaque côté de l'étagère, et hop! Badaboum! Notez que c'est risqué, vu la disposition des lieux : pas d'issue proche, il fallait qu'ils se coulassent dans le public! Un attentat bien improbable, somme toute, et d'autant plus qu'avec des “armes” ce ce calibre, on a toutes les chances de rater son coup. Bref, Messieurs, vous ne me contredirez pas, nous avons bien assez à faire avec les homicides avérés pour aller chercher des poils aux accidents! Vous aurez remarqué, du reste, à quel point il serait idiot de commencer par maquiller, pour revendiquer ensuite! Le premier papier ne méritait donc qu'un haussement d'épaules… Seulement voilà : Dupez, lui, ne s'est pas transformé en passoire en nettoyant son revolver à minuit au fond des bois! Et nous sommes bien obligés d'accorder quelque attention à cette lettre… Vous l'avez tous dans vos sous-mains, je crois… Relisons-la ensemble, bien que ça ne vaille pas la marquise de Sévigné… “POURQUOI LA MORT?” C'est le titre, n'est-ce pas, une question pertinente, d'ailleurs… “Pourquoi la mort pour Pié, pour Bourduelle, pour Dupez? Pourquoi la mort pour Schleyer et pour Moro?” Hum… Notre exemple est tiré d'animaux plus petits… “Ces gens-là n'avaient tué personne! Pourquoi ce sang répandu par la justice qui se réclame du peuple” remarquez cette étrange timidité : qui se réclame! Ils n'ont pas l'air tout à fait sûrs d'être mandatés… “à l'heure où l'État vient de rogner ses griffes, de renoncer à la guillotine? Quels barbares ces gens-là!” On ne saurait être plus lucide… “Oh parbleu, Messieurs les Journalistes, Messieurs les cireurs de pompes du Capital, Messieurs les torche-culs de toutes les oppressions, nous savons bien ce que vous allez faire de notre lettre, à force de coupes, de guillemets et de commentaires! Nous connaissons votre habileté à adultérer le discours de la liberté, à le faire passer pour récitation obtuse de pauvres endoctrinés! Nous savons que pas un mot, pas une plainte ne se fera entendre sans rectification et estampille du Pouvoir.” Mon Dieu! Ce n'est pas tout à fait faux! Même les versions dites intégrales dans nos quotidiens sont loin de reproduire ce texte! Manquerait plus que la presse se mette au service de la propagande des assassins! “Mais puisque vous nous défigurez la parole, il nous reste le couteau : réfléchissez-y, et si vous affectez de vous demander : “pourquoi la mort?” répondez d'abord : par impuissance! Parce que c'est le seul discours qui nous soit laissé. La seule punition. Très volontiers aurions-nous condamné Bourduelle et Dupez à cinq ans de réclusion dans un F1 des Briffauts, voire à la simple confession publique de leurs tripatouillages criminels dans la presse et sur les ondes, mais quelle Cour, quel Jury auraient suivi nos réquisitions? Pouvions-nous demander l'assistance de la “force publique”, des chiens de garde des patrons, des politiciens et des journalistes?” Ça, c'est nous, les “chiens de garde”… Classique… Les gauchistes aboient, la caravane passe. Je ne pense pas qu'il soit besoin de vous faire observer à quel point cette mythologie est factice! Qu'on nous signe un mandat d'amener les 200 familles, et tout le conseil des ministres en prime, est-ce qu'un seul d'entre nous hésiterait? “Seule la mort est dans nos moyens, Messieurs, et de cela vous êtes les premiers responsables.” Et voici notre petite citation… “Les riches n'ont pas besoin de tuer eux-mêmes pour bouffer”, écrivait Céline.” Authentique : c'est dans le Voyage au bout de la nuit. Je précise à ceux d'entre vous qui ne seraient pas férus de littérature contemporaine que Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline, a été condamné en 45 ou 46 pour faits de collaboration, et que s'il s'était trouvé en France à la Libération, il n'aurait pas échappé au lynchage ou au peloton… Surprenante référence pour un groupuscule gauchisant! Mais poursuivons… “Non, les Dupez et les Blancoin n'ont nul besoin d'agripper un 7,65 et d'attendre leurs concitoyens dans une rue sombre, pour arracher leur bourse ou leur vie : car elles leur sont servies sur un plateau. Quel rapport entre les bénéfices d'Élibat, entre château-Cochon, ou château-Blancoin, la pub éhontée dont nos rues s'écœurent, et la mort d'Alexandre Brûlebois? Allons bon! Qui est-ce donc là? C'est ce pauvre clochard anonyme” Pourquoi anonyme puisqu'ils donnent son nom? Enfin, faut pas trop chercher à comprendre… “anonyme”, donc, “saisi le 15 novembre dans un abri de fortune par l'irruption inopinée du froid, alors que 200 appartements de vos Papillons à merde sont vides! Quel rapport entre les fausses factures du BIT, les croisières dans l'Adriatique du staff d'Élibat, et Jeannette Delouppe, qui à la fin octobre, sans travail, sans ressources, pas assez jeune, pas assez mignonne, pas assez pourrie pour se prostituer à nos élites républicaines, en passe d'être foutue à la porte de son gourbi par l'Office des H. L. M., s'est jetée par la fenêtre après avoir étranglé son gosse?” Une histoire authentique, mais dramatisée dans le style des Misérables, en fait cette femme avait été abandonnée par son concubin, elle a cédé à l'affolement… Cette fois, c'est un suicide-accusation, après le suicide-expérience… Ce qui nous intéresserait davantage, c'est que la chose s'est passée aux Briffauts; mais comme la presse locale en a parlé en long, en large et de travers, une enquête parmi les proches de cette pauvre femme serait probablement peine perdue, d'autant que si proches y a, ils doivent se sentir les premiers coupables… “Quel rapport entre les joyeuses orgies d'un Pié, ces nuits de démesure artistique où le caviar flotte sur le champagne, et les deux “jeunes dévoyés” qu'une overdose de crack frelaté a envoyés ad patres?” Les “jeunes dévoyés” sont du domaine public; en revanche, les fiestas chez Pié ne faisaient pas l'objet de comptes-rendus : on a peut-être là une amorce de piste… “On va vous le dire, le rapport : ce qui leur manquait pour vivre, c'est ce que nos patrons, nos élus avaient volé.” Oui… On commençait à s'en douter un peu! Et ici, trois coups, fanfare : “C'est Dupez qui a tué Brûlebois. Brûlebois l'ignorait, et quand il l'aurait su, à qui l'aurait-il dit? Qui l'aurait entendu?”  Tatata tatatam! Notez les hexamètres! Que dis-je? Deux beaux alexandrins! Et sur ce, l'envolée finale : “D'ailleurs, c'est rester votre dupe, de n'avoir que la mort à la bouche. Si la vie vous paraît si précieuse, si l'ôter, vous l'ôter paraît le crime inexpiable, c'est que vous avez tout le reste, que vos exactions vous garantissent la qualité de la vie. La vie des autres, la vie du peuple, vous la ravissez parfois, mais c'est toujours après l'avoir ravalée à la simple survie, par la misère et l'obéissance. Nous ne sommes pas dupes, bourgeois, de votre classement des crimes et des délits : mourir n'est rien, l'atroce est de mal vivre; perdre la vie n'est qu'une mince peine”… celle des autres! Je ne suis pas sanguinaire, mais j'aimerais les voir, ces petits salauds, au pied de la guillotine! quitte à commuer la peine avant que tombe le couperet… “pour le crime de l'avoir diminuée, piétinée, avilie. Et là le rapport saute à tous les yeux, les vases communiquent au vu de tous : la Mercedes de Dupez, c'est ce qui manque à nos salaires misérables. Les factures surgonflées de pots-de-vin divers, nous les retrouvons dans nos loyers, dans nos charges; les affiches de la mairie, ce sont les meubles que nous n'avons pas pu régler, les livres, les jouets, les vacances que nous refusons à nos enfants; les banquets du P. R., c'est la viande absente à notre table au long de ces fins de mois qui durent des semaines.”

    À la ligne! “Mais cette fois la coupe déborde. Vos fausses factures, dont la justice “socialiste”, dont l'alternance de la crapulerie ne veut pas connaître, nous allons vous les faire payer. Vous nous baptiserez “terroristes”, et mettrez tout en œuvre pour semer la terreur, pour faire croire à nos frères qu'ils sont nos cibles. Essayez. Mais sachez que cette fois ce ne sera pas impunément.”

    Voilà… Il n'est pas possible de prendre ces menaces à la légère. À la lettre, elles ne semblent viser que les journalistes. Mais tout ça est si flou… Rien n'atteste que ce papier émane de l'assassin, puisqu'il n'a été posté du bureau central de Limonne qu'après la découverte du corps, et l'annonce de cette découverte par la presse. Néanmoins, nous encourrions de graves attaques si nous ne protégions pas de notre mieux les personnes, et notamment les élus et les chefs d'entreprise, qu'on peut supposer menacées. C'est avant tout pour organiser cela que vous êtes réunis ici ce soir; mais on peut faire d'une pierre deux coups, et au cas où cette prose vous suggérerait des axes d'investigation… Messieurs, vous connaissez le terrain. Nous autres sommes ici pour apprendre. Les quelques dénonciations reçues jusqu'à présent ne semblent pas nous offrir de pistes dignes de ce nom, et toutes vos idées, même les plus loufoques, seront les bienvenues. Bannissez toute crainte de l'erreur ou du ridicule, c'est la règle n° 1 du brainstorming bien tempéré… »

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