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Noyau de nuit

[Des sarcasmes, une pendaison et un accident]

25 Août 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Du plomb plein les urnes (1996)

Le Canard enchaîné, 7 décembre 1982

 

MAIRE AMER OU PERVERS P. R.?

 

    Louis Blancoin-Bargeronde se dit “amer” de voir méconnu le travail de son équipe, depuis douze ans qu'elle tient la mairie de Limonne. Le Canard n'est pas insensible à cette amertume, et souhaiterait contribuer à la dissiper en faisant mieux connaître le travail… et les travaux en question. Il est hors de doute que depuis 71 la ville a changé de look. Six mois après l'installation du maire, le feu vert est donné pour l'excavation, en plein centre, de l'immense parking souterrain “Charles de Gaulle”, qu'on baptiserait mieux “de Gaule”, attendu l'éventration et la destruction complète du Limonne gallo-romain. Il est vrai que comme il était souterrain, on ne le voyait pas, et qu'il y a bien assez de ruines ailleurs. Les Limonnois qui pratiquent le “devoir de mémoire” se souviennent encore des grappes de visages angoissés aux fenêtres de la bibliothèque municipale, de ce vieux prof d'histoire qui, la larme aux cils, protestait : « Non seulement ils détruisent tout, mais on ne saura même pas ce qu'il y avait, tellement ils vont vite. » En effet, représentatives du dynamisme de l'équipe nouvelle et de sa compagne Élibat, attributaire des travaux, les excavatrices fonctionnaient jour et nuit, sous la menace (illusoire) d'un coup d'arrêt des Beaux-Arts… En 1982, cet immense parking, au trois quarts inoccupé, fait à peine ses frais d'entretien. Mais Élibat n'y a rien perdu : au bord de la faillite en 70, Théophile Dupez, tout le contraire d'un ingrat, crée Immobest en 73, et investit – mal – dans l'achat du siège du P. R.… Son entreprise restaure La Roche-Cochon, à 20 kms de Limonne, demeure “ancestrale” de Mme Blancoin, née Zarcas, oui, c'est bien l'armateur grec dont le suicide, en 1977, défraya la chronique! Il est convenu à Limonne que les drachmes auraient financé la première campagne du gendre, et l'on murmure que beau-papa aurait vainement fait appel à un retour d'ascenseur, lorsque la faillite aux doigts de glace… Mais puisque le pauvre homme n'y a pas survécu, laissons l'histoire grecque et la Gaule romaine pour revenir aux événements contemporains, à de “grands travaux” qui peuvent se résumer à quelques dates et fort peu de noms :

1974-75 : tours des Briffauts, 5500 logements. Constructeur : Élibat.

1976-77 : rénovation du centre, aménagement de la zone piétonne. Élibat et Limtrans. Architecte : Edmond Coquet, dit plus tard Monsieur Gendre. Le sculpteur Pié est chargé de la rénovation du monument aux morts.

1978 : voie rapide, dite “la pénétrante” : Limtrans et Élibat.

1979-1980 : aménagement de la cité-bureaux de Limonne II; gigantesque spéculation sur les terrains, acquis massivement un mois avant les décisions par Frelimmo, filiale d'Élibat. Plan d'urbanisme : Coquet. La pub est entièrement assurée par Hic et Nunc, l'agence de Blancoin fils, dit “l'homme à la serre” ou “Baby Doc”. Il a vingt ans. Aux âmes bien nées, la valeur n'attend pas le nombre des années…

1981-82 : Les papillons, 952 logements, au lieu dit Les saligauds, honny soit qui mal y pense. Coquet dessine, Élibat bétonne, Pié sculpte, Stéphane Blancoin vante. Théophile Dupez de plus en plus lourd. Il est bénéficiaire de tous les marchés passés avec l'Office des H. L. M. depuis 1974, date à laquelle Lambert Bourduelle en est nommé directeur par le maire, un mois avant d'épouser sa nièce. Le conseil d'administration, dont L. B. B. clame fièrement l'indépendance, se voit proposer des marchés déjà conclus, et probablement excellents, puisqu'il les entérine sans broncher. La mairie du reste conserve un droit de veto, dès lors que les finances municipales sont mises à contribution.

    Les attributions de logements sont d'une exemplaire transparence : le Conseil statue sur les candidatures, et en rejette peu : on n'attend pas longtemps à Limonne, ville du social, pour être logé en H. L. M.; mais les bénéficiaires, avec une noire ingratitude, quittent souvent leur appartement au bout de quelques mois. Il faut préciser qu'ils sont répartis par la direction seule, en fonction des vacances, et de considérations mystérieuses – ou trop claires : le Conseil accepte la candidature des époux Durand, mais n'est pas admis à décider s'ils seront dirigés vers les Briffauts – l'enfer – ou les Papillons, alias Saligauds – une sorte de paradis. Nous avons pris la peine de feindre un sondage par téléphone, et d'appeler consciencieusement les 774 occupants des Papillons : 696 d'entre eux, soit 89,9%, envisageraient de reconduire par leur vote éclairé la mairie sortante; quand on songe que la liste de Louis Blancoin a bénéficié au second tour de 1977 d'un étroit 52%, on doit supposer que l'image de marque du P. R. a notablement progressé dans l'esprit des électeurs – à moins toutefois que les Briffauts, que nous n'avons pas eu la patience de sonder, ne votent massivement à gauche? Il faudrait des Papillons pour toute la population.

    Théophile n'est pas ingrat : c'est un bon patron, qui ferme les yeux quand ses ouvriers – ça les prend par crises, aux approches des municipales et des législatives – se muent en colleurs d'affiches. C'est un militant généreux, qui loge le P. R. local et son patron sans trop les écorcher. C'est un honnête homme, qui verse religieusement à la famille Blancoin les dividendes qui lui sont dus, attendu les parts d'Élibat qu'ils détiennent. C'est un créateur de petits boulots, grâce aux onéreuses études qu'il commande à de petites sociétés, de toutes petites sociétés, et notamment au BIT, dont le personnel se borne à un directeur et une secrétaire, tous deux, tenez-vous bien, sans aucun lien connu avec les Blancoin; personnages fort discrets, injoignables, mais qui, paraît-il, existent, et travaillent beaucoup avec les îles anglo-normandes… Sans doute ont-ils besoin d'importantes commandes de lait pour stimuler leurs cellules grises. En tout cas, malgré le sel dont leurs factures sont imprégnées, ils ne déclarent pas au fisc des bénéfices pharamineux… On comprend que M. le maire soit amer de diriger une ville qui comprend d'aussi mauvais contribuables. Souhaitons que ce souci lui soit à l'avenir épargné.

Félix Éboueur

 

***

 

La Nouvelle république, 9 décembre 1982

 

SUICIDE DU SCULPTEUR PIÉ

 

    Le sculpteur Jacques Pié, dont le monument aux morts et le Labyrinthe des Amants sont désormais familiers aux Limonnois, a été retrouvé pendu à une balustre de son escalier ce matin par sa femme de ménage, Geneviève B. Le décès semble remonter à la nuit, et l'équipe du SAMU, immédiatement alertée par les voisins, ne pouvait que laisser place à l'intervention de la police. Sans exclure absolument l'éventualité d'un meurtre, la porte d'entrée n'étant pas verrouillée, et sans préjuger des conclusions de l'expertise légale, le Commissaire Divisionnaire Lapomme semble acquis à la thèse du suicide, sur la foi d'observations bien connues des enquêteurs, et de l'utilisation, en guise de corde, d'un drap de lit, qui constituerait une arme incommode et improbable pour un assassin. Rien du reste ne semble avoir été volé dans la maison. On s'étonne que le désespéré n'ait pas laissé de message pour expliquer un geste qui a surpris ses proches; ils avaient pourtant été témoins de propos désabusés, voire déprimés, suite aux insinuations du Canard enchaîné qui ont trouvé hier un écho dans nos colonnes. Ulcéré de voir sa probité mise en cause, l'artiste aurait manifesté l'intention de refuser à l'avenir toute commande publique, « mais rien ne laissait supposer qu'il était affecté à ce point », précise un de ses amis, manifestement bouleversé. Le maire a tenu à venir s'incliner sur la dépouille, mais s'est refusé à toute déclaration. « Ces journalistes jouent un jeu dangereux », nous a confié le premier adjoint, Marcel Mélanterre, “nous, nous sommes habitués aux coups bas de la politique, on sait fort bien ce qu'il faut prendre ou laisser, et quels sont leurs objectifs. Mais ils ne devraient pas s'attaquer aux artistes. Je le connaissais peu, mais assez pour savoir qu'il avait une sensibilité à fleur de peau. Il n'aura pas pu supporter ces calomnies. Je ne pense pas que ce Monsieur… Éboueur en perde l'appétit.” Il est parfois difficile, malheureusement, de concilier les nécessités de l'information avec le respect des sensibilités. Reste que ce tragique événement est de nature à faire réfléchir sur la portée des mots, et qu'il conviendrait de lever parfois sa plume, au lieu de la laisser courir sur le papier, guidée par l'attrait des formules. Car ce qu'on a tu, on peut encore le dire; mais il est impossible de taire ce qu'une fois on a dit.

François Écalle

 

***

 

La Nouvelle république, 12 décembre 1982

 

TRAGIQUE INCIDENT AU SALON DE L'HABITAT

 

    Le Salon de l'habitat, dont nous avions célébré l'heureuse initiative dans ces colonnes, a été le cadre d'un drame hier après-midi : une des immenses étagères-présentoirs du rayon “sanitaire” a rompu ses attaches et s'est vidée de son contenu sur un groupe de visiteurs. Pour comble de malchance – et d'imprévoyance – cette étagère, très lourdement chargée, de receveurs de douches et cuvettes de W. C. en grès, se trouvait à trois mètres du sol. Neuf personnes ont dû être hospitalisées avec des contusions diverses, et trois d'entre elles, évacuées sur civières suite à des traumatismes crâniens, sont dans un état grave : il s'agit de Mesdames Nicolle, mercière, demeurant rue de la Cathédrale, et Déchiron, de Guéret, en visite dans nos murs, ainsi que de M. Lambert Bourduelle, directeur de l'Office municipal d'H. L. M., et neveu par alliance du maire. Il ne semblerait pas que leurs jours soient en danger.

    L'ingénieur Bertrand Chasselas, chef de la commission de sécurité nommée par la Mairie, se dit “consterné” et “stupéfait” de ce drame. Des tests consciencieux auraient établi que les structures métalliques étaient aptes à supporter un poids “dix fois supérieur”, et que les attaches étaient d'une fiabilité “largement suffisante”; de fait les structures n'ont nullement cédé, et les enquêteurs semblent accréditer la thèse d'une “négligence” dans la fixation, qui incomberait aux entreprises exposantes; M. Lebedski, responsable du stand Dunier-Sauval, s'en défend avec âpreté : « Nous nous sommes installés dans des structures existantes, dont nous n'avions pas à vérifier la solidité : nous compatissons au sort des blessés, mais il n'est pas question qu'on nous fasse porter le chapeau. » Espérons que l'enquête fera la lumière sur cette regrettable tragédie, de manière à reconquérir la confiance du public, qui ne saurait visiter une exposition comme on parcourt un champ de mines. Une vérification générale est en cours, durant laquelle le Salon demeurera fermé.

    Il est trop naturel que nos édiles ne restent pas insensibles à ce nouveau coup dur; mais on sait que le maire est un battant que l'adversité stimule, loin de lui faire baisser les bras. « C'est une épreuve terrible et imméritée. Mais ne comptez pas sur moi pour des déclarations politiques en présence du malheur des autres », nous a-t-il confié brièvement avant de voler au chevet de son parent. Il est certain que l'expression “série noire” prête à confusion, en présence d'événements de natures si diverses, et qu'il serait incorrect et périlleux d'amalgamer; il se trouve néanmoins, alors que l'inhumation de Jacques Pié est annoncée pour après-demain mercredi, des âmes crédules pour rappeler l'antique “malédiction” des Salligots, et se demander avec angoisse ou curiosité qui sera la prochaine victime! Et, sans revenir au Moyen-âge, on peut leur concéder qu'en présence de certains faits la superstition paraît mieux armée… voire plus rationnelle que la pensée scientifique! et qu'en ces journées d'hiver morne et blanc, l'horrificque légende que nous avons à plusieurs reprises affectueusement chahutée en ces pages n'est pas sans donner quelque frisson.

François Écalle

 

***

 

 « Alors, pas encore troublé?

 – Il m'en faudrait un peu plus qu'un journaliste en mal de copie!

 – N'empêche qu'il est dans le vrai, comme ceux qui ont tartiné sur la malédiction de Toutankhamon! Quand d'un côté on brandit le hasard, et que de l'autre on relie les faits, on peut se demander où se trouve la science…

 – Absurde. Y a pas de science sans vérification. C'est de la synthèse paranoïaque a posteriori! Et a posteriori de quoi, grand Dieu? Deux hommes sont morts! Comme si c'étaient les seuls!

 – Le sculpteur a été pendu haut et court.

 – Tu déjantes! La pendaison est le mode de suicide le plus répandu!

 – Et il t'en faudrait combien pour que tu consentes à revenir sur tes certitudes?

 – Tout le chantier pourrait y passer, je ne broncherais pas!

 – Pas entêté, non…

 – Je veux dire que c'est la main humaine, l'intention maligne qu'il faudrait chercher, et pas…

 – Mais qui te dit le contraire? Si certains lieux sont redoutables, c'est d'abord parce que certains hommes les croient tels! Et parti comme c'est… »

 

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