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Noyau de nuit

[Coïncidences]

24 Août 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Du plomb plein les urnes (1996)

Le Canard enchaîné, 30 novembre 1982

 

BLANCOIN SI DENSE ET THÉOFILE DU PÈZE

 

    Louis Blancoin-Bargeronde, dit L. B. B. (ou El Bébé?) par ses collaborateurs, maire P.R. de Limonne depuis 1971, peut se targuer de diriger une ville appauvrie en phynance, mais riche en hasards heureux. En effet, si la dette de la municipalité a atteint une telle ampleur (à quelques centimes près, deux fois les recettes annuelles) qu'elle a fini par alarmer, après deux admonestations sans effet de la Cour Régionale, les sages de la rue Cambon, quelques particuliers en revanche voient leurs affaires prospérer, et le monde est si petit en province que le hasard de leurs liens avec la mairie ne saurait surprendre personne. L'ensemble résidentiel des Papillons, dont “l'architecture d'avant-garde” entretient des rapports mitigés avec le XXIème siècle, a au moins fortement obéré le futur, par le trou qu'elle laisse dans la caisse; le directeur de l'O. M. H. L. M., Lambert Bourduelle, nommé par le conseil municipal et commanditaire de l'opération, est le neveu par alliance du maire : quand l'amour frappe, d'où qu'il vienne, il faut lui ouvrir sa porte. L'entreprise Élibat, jugée “mieux disante” à l'unanimité d'un conseil d'administration réduit à l'acquiescement-croupion par les ententes et les études préliminaires, et qui s'est chargée du gros des travaux, est dirigée (ça ne s'invente pas!) par Théophile Dupez; avant d'en filer, cet heureux patron commence par en engranger, mais non pour son seul profit, puisqu'il ne détient que 41% du capital, et que l'addition des actions de M. le Maire et de sa famille se monte à 19% : 11% pour Monsieur et Madame Mère, née Zarcas, un petit 1% pour Monsieur Fils, allez savoir pourquoi, et 7% pour Melle Blancoin, épouse Coquet, lequel Coquet, Edmond, par le plus grand des hasards, se trouve être l'architecte du projet : bon placement, car Élibat fait des profits et grimpe en bourse, grâce à de coûteuses études détaillées commandées pour la plupart au BIT (Bureau d'Ingénierie et de Technologie) officine plutôt transparente, puisqu'un haut cadre d'Élibat confesse en privé (et en tremblant) n'avoir jamais vu la couleur desdites études; grâce surtout à d'importantes dépenses de publicité, laquelle est confiée à l'Agence Hic et Nunc, dirigée par… vous brûlez, par M. Stéphane Blancoin-Bargeronde, fils légitime de L. B. B. Plaignons ce jeune homme démuni de devoir crécher en H. L. M., mais espérons qu'il aime les grands espaces : il occupe seul avec son épouse un vaste F 5 au plus haut de la plus haute tour des Papillons, et a installé sur le toit, qu'il considère comme sa terrasse privée, une serre qui pour avoir de la vue n'en est que plus voyante, et alimente sinon les crédences, du moins les conversations des Limonnois, aux approches des municipales; naturellement, Papa lui a confié sa campagne, et force est de constater en parcourant les rues de la ville que la goutte des onéreux lépidoptères est perdue dans une mer de “Blancoin, demain!” où sombrerait sans recours la fortune paternelle si Fiston pressurait son géniteur autant qu'Élibat… et si M. le Maire ne s'entendait par ailleurs à faire des économies : pendant qu'il loue, par le canal d'une agence immobilière, la maison que Mme Blancoin-Zarcas possède en ville, il occupe, dans le calme quartier de la cathédrale, l'hôtel Sainte-Fantine, bijou du XVème dont le bailleur n'est pas quelque baron décavé, mais la société Immobest, dont toutes les parts (sauf les sept de rigueur, réparties sur sept actionnaires minuscules et complaisants) sont détenues par Élibat! Élibat qui loue moins cher qu'elle ne bétonne, puisqu'elle ne demande que la modique somme mensuelle de 2800 F au preneur, lequel n'est autre que l'antenne locale du P.R., qui occupe effectivement une pièce étroite au rez-de-chaussée, pendant que son chef, n'écoutant que son élan caritatif, a transformé les 28 autres en hospice pour député-maire fatigué. Ouf! Le miraculeux concours de coïncidences ne s'arrête pas là, contentons-nous de ce premier aperçu d'un coin de la toile au centre de laquelle trône une mystérieuse araignée papillonnivore… Ah si, tout de même! Immobest détient en tout et pour tout deux immeubles : le second est habité par le sculpteur Pié, le talentueux auteur du Labyrinthe des Amants, facturé cent briques – dont soixante, il est vrai, reversées à Élibat pour les sacs de ciment, la ferraille et la peinture… N'aurait-on pu à moindres frais réaliser le même ouvrage en boue séchée? Il semblerait que Limonne en soit grosse productrice… Mais il se pourrait que les électeurs, à leur tour fatigués de suivre maille à maille ce complexe réseau d'entr'aide se mettent en tête de substituer aux Papillons “ne pillons pas!”

Félix Éboueur

 

***

 

FR 3 régionale, 2 décembre 1982

 

[…] Et à présent, Monsieur le Maire, nous sommes confus d'aborder un sujet sensible, et qui par certains côtés touche à votre vie privée, mais nous ne ferions pas notre métier si nous nous en dispensions.

 – Je suppose que vous faites allusion aux insinuations nauséabondes du Canard enchaîné?

 – Précédées par les observations de la Cour des Comptes.

 – Ah, pardon! Ne mélangeons pas les torchons et les serviettes! La Cour des Comptes s'est interrogée, comme c'est son rôle, et comme l'avait fait auparavant la Cour régionale, sur le coût d'une réalisation, et sur les possibilités d'amortissement. Le Canard, lui, s'en prend à mon intégrité personnelle en m'accusant à mots à peine couverts de népotisme et d'abus de biens sociaux. La manœuvre politique est patente : il s'agit de déstabiliser au mieux les personnalités du parti opposé, à quatre mois des municipales; en somme de refaire en plus petit le coup des diamants de Bokassa…

 – Vous démentez donc les informations diffusées…

 – Je ne les démens pas, mais je nie qu'elles aient l'importance et le sens qu'on affecte de leur accorder!

 – On relève tout de même dans la construction des Papillons une certaine concentration familiale…

 – Je vous fais tout d'abord observer que ni M. Bourduelle ni a fortiori moi-même n'avons, en matière de construction comme d'attribution des logements, de pouvoir de décision : il est assumé par le conseil d'administration…

 – Dont les membres sont en partie nommés par le conseil municipal.

 – Mais non en majeure partie; vous n'allez tout de même pas m'accuser de collusion avec le préfet? Les délibérations du Conseil d'Administration de l'Office des H. L. M. sont indépendantes, et il me semble que cela répond à tout. Mon fils et mon gendre ont droit à la compétition comme les autres : au nom de quoi leur interdirait-on d'être les meilleurs?

 – Vous ne pensez pas que leurs liens avec vous peuvent influencer les opinants?

 – Peut-être, mais je vais vous étonner : pas dans le bon sens! On se dit : oh là là, le fils du maire, attention, ça brûle! On risque d'être suspects de concussion! Et je crois que Stéphane, pour triompher de ce mouvement de rejet, doit être bien meilleur que les autres.

 – Vous lui avez confié votre campagne…

 – Et sans état d'âme! Est-ce que cela ne paraît pas tout naturel? Je ne pense pas que les Limonnois en soient choqués…

 – Certains cependant s'étonnent de voir le patron d'une agence de publicité florissante, à en juger par les affiches qui submergent la ville, habiter en H. L. M.…

 – Submergent, submergent… Pas plus qu'ailleurs!

 – Ce n'est pas la question.

 – Si la candidature de mon fils a été retenue, c'est apparemment qu'elle ne contrevenait pas à la loi! Il ne faut pas confondre la santé d'une boîte et les émoluments du patron! Stéphane vit d'un salaire modeste : il n'a pas voulu freiner le décollage de son entreprise en ponctionnant les finances, c'est tout à son honneur…

 – Mais l'agence lui appartient…

 – Oui… Mais les bénéfices sont immédiatement réinvestis, de sorte que la boîte est florissante, comme vous dites, et crée des emplois, je le signale au passage, mais que le patron est plutôt fauché…

 – Parlons un peu d'une certaine serre…

 – Ah, écoutez, c'est un enfantillage! Je n'ai pas à répondre pour lui, il est assez grand, mais je crois qu'il a obtenu de l'Office, et pas à titre gratuit! la jouissance d'une partie du toit, sans pour autant barrer l'accès aux services d'entretien ou de réparation! Ce n'est pas une terrasse privée, comme on l'a prétendu!

 – On peut tout de même s'étonner d'un hasard qui fait de votre fils le bénéficiaire de l'appartement le mieux situé…

 – Le mieux situé, vous savez, ça se discute… J'en connais beaucoup qui préfèrent le rez-de-chaussée! Si l'ascenseur tombe en panne, il faut y grimper, là-haut! Et vous croyez qu'il a vraiment beaucoup plus de vue que son voisin du dessous?

 – Vous-même n'êtes pas mal logé…

 – Je suis, comme vous le savez, logé tout à fait légalement à l'hôtel de ville… et je dispose, comme c'est la coutume partout, de quelques pièces au siège du P.R., où je peux recevoir en tant qu'homme politique : vous saisissez la nuance? Je suis le maire et le député de tous les Limonnois, je pense qu'ils l'ont fort bien compris, et je répugnerais à faire de la mairie, comme bien d'autres qui n'ont pas ces scrupules, une annexe au siège du parti! Mais il faut bien que je rencontre mes amis politiques quelque part…

 – Il paraît que le loyer de l'hôtel Sainte-Fantine est des plus doux…

 – Et vous voulez quoi? Que nous protestions auprès du bailleur? Vous trouvez choquant qu'un sympathisant nous fasse des prix? Qu'il fasse passer ses convictions avant son enrichissement personnel? Mais dans ce cas, c'est tous les soutiens aux partis politiques que vous condamneriez! Toute espèce de militantisme! Nos colleurs d'affiches sont bénévoles, ils nous font cadeau de leur temps. Un industriel occupé peut avoir le geste élégant de ne tirer aucun bénéfice d'une maison.

 – Il pourrait sembler fâcheux qu'il soit précisément l'adjudicataire d'un gros marché public…

 – Cela pourrait sembler fâcheux, si le maire passait personnellement ce marché, et si la collectivité était lésée! Or, que voyons-nous, que voient les Limonnois? Une “merveilleuse réussite d'architecture moderne”, je cite le mensuel Arts, qui n'est pas inféodé, que je sache, à l'U. D. F.! Un espace où il fait bon vivre, des logements populaires qui laissent leur place, enfin, à la beauté et au bonheur! Un exemple à suivre, et que la gauche devrait méditer, au lieu de télécommander des insinuations perfides contre mon honneur et ma probité; insinuations dont la justice pourrait avoir à connaître…

 – Il se murmure que cette réalisation a vidé les caisses, et que les loyers couvriraient à peine l'entretien…

 – C'est follement exagéré! Il est clair qu'on n'a rien pour rien, et que l'amortissement sera étalé sur plusieurs années. Je ne suis pas inquiet… à condition qu'une équipe hostile et inexpérimentée ne vienne pas tout fiche en l'air!

 – Les finances de Limonne sont tout de même dans le rouge?

 – Elles sont, disons, dans l'orange : c'est le signe de la vitalité! Les villes mortes n'ont pas de dettes, mais elles n'ont pas d'avenir non plus! Cela dit, pour remettre un peu les calculettes à l'heure, je vous fais observer que Limonne n'est pas une bourgade en voie de dépeuplement, et qu'elle peut se permettre certains investissements culturels : ce Labyrinthe des Amants, que je ne suis pas le seul à trouver remarquable, savez-vous combien il a coûté par foyer fiscal? Dites un chiffre!

 – …?

 – Trente francs! Le prix d'un steak-frites! Vous trouvez, franchement, que c'est cher payé? Je vous fais observer que l'accès gratuit en est ouvert à tous! On pinaille sur des sommes dérisoires quand il s'agit de réalisations publiques! […]

 

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