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Noyau de nuit

[Vacances d’hiver à Rome : un “bilan”]

25 Mai 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Pour en finir avec l'amour (1997-2006)

    Bah. Peut-être ai-je par dessus tout déchu de prévoir les déceptions, avec un acharnement que je puis plus m'expliquer : désir inconscient d'en finir? ou conviction insensée que notre liaison survivrait à tout, du moment que je tenais à elle? Le détail de nos vacances d'hiver à Rome a sombré. D'après les documents, on y retrouvait sans doute tous les défauts du voyage d'été, aggravés par l'immobilité, le froid, la pénombre triste d'un minuscule appartement, via dei Specchi, qui ne recevait pas une gorgée de soleil… Nos rythmes avaient pris leurs distances, il était ardu de concilier des journées qui commençaient et finissaient à cinq heures d'intervalle au bas mot. Nous subîmes intra muros les pétarades de la Saint Sylvestre, n'allâmes pas danser du tout, nous n'avons jamais dansé ensemble, et ces dix ou douze jours furent bercés de jérémiades sur les boîtes, sur la vie normale, dont Hélène se sentait frustrée. Bouderies, engueulades, rien ne résurge pourtant de bien violent, si ce n'est du rigolo : dans ce restau, par exemple, où mes regards accompagnant machinalement la croupe très quelconque de la serveuse furent tranchés d'un cri : « Arrête de mater son cul! » qui égaya fort la seule autre table occupée, un autre couple irrégulier de Français. Des « je ne comprends pas », tout de même, trempés de pleurs, et suivis d'explications… approximatives. Moi non plus, je ne "comprenais pas" que nous usassions si mal du peu de temps qui nous était imparti, ou plutôt je croyais comprendre que j'avais vidé mon sac, irrémédiablement perdu l'éclat du neuf, et au lieu de faire l'effort de me renouveler, ou au moins de limiter les dégâts par une recrudescence de tendresse, je me comportais en propriétaire repu, et formulais d'incessantes accusations : ses caprices, ça connu, mais aussi son ingratitude, thème nouveau : il n'était pas tonitrué que je n'en avais pas pour mon fric, ah, fi, mais enfin qu'elle aurait pu dire merci de temps en temps… De Rome, de Naples, de Tivoli, d'Ostie (où nous fîmes des excursions) pas une photo souriante; et une proportion croissante, dans les pelloches, de bâtisses, ruines et paysages… Dix fois le jour, mon œil tombait sur une Italienne qui m'eût plus plu, et deux ou trois portraits sont gravés là; nous commençâmes à lire pour passer le temps, et quand Geneviève et Jacques vinrent nous rejoindre pour deux jours, notre intimité y perdit peu… Enfin, toutes les apparences de l'encroûtement, mais sans tâche commune ni vraie complicité. Elle aussi, il me semblait me mettre à l'aimer faute de mieux. Et de son côté? Sa première lettre, après mon retour, ne faisait pas état d'un désappointement :

    Surtout, ne pas se précipiter, ne pas "tout dire", taire les idées tendres, les promesses d'éternel qui spontanément se ruent dans mes pensées, ne pas soupirer "tu me manques" ou toutes autres choses qui ont place dans le douloureux de l'instant ou ne proviennent que de l'habitude rompue. Je ne mens ni ne travestis; simplement je me regarde respirer et préfère penser la valeur de ma phrase avant de l'écrire: non que je ne veuille me laisser aller à des douceurs par peur d'être accusée (ou simplement de me voir) les renier après coup, il y a de toute façon des moments, des circonstances pour dire "je t'aime", mais le raisonnement lucide et distant me semble plus propice que l'attention au son de mes larmes à l'établissement d'une vérité. Quelle valeur auront tous les faits que je pourrais te raconter, les regrets que je pourrais formuler, enferrés dans l'instant, dans la contingence? Aucun, sinon qu'à un instant, à un moment je les aurai sentis, les aurai vécus. Une fois ces restrictions émises, que reste-t'il aujourd'hui, Rien, sinon que Dieu! j'ai besoin de toi pour Vivre!!

    Elle ne nous dorait pas la pilule, mais "l'instant", du moins, était béni. Quant à moi, on se serait étonné, pas vrai, que je contrevinsse à mes habitudes?

     Non, non, non, je ne téléphonerai pas! Autant écrire, ne pas repousser indéfiniment l'heure du bilan. C'est comme en classe, je voudrais ne jamais me taire, comme pour faire avorter toute pensée libre qui risquerait entre autres de juger le cours... et c'est étouffant, sans doute... L'idée que tu pourrais encore penser à moi, vouloir de moi après deux mois de silence total, six à plus forte raison, je ne puis arriver à la concevoir – à la concevoir ou à l'exprimer? N'est-ce qu'une question d'orgueil? Une confiance affichée peut être trahie : est-ce que vraiment la douleur que procure la trahison ne vient que de ce qu'on s'est découvert? La certitude endort jusqu'au plaisir, et l'incertitude me tue... Non, la souffrance ne passe pas par l'ostensible, je sens que j'aurai eu beau te ressasser cent fois la certitude de ne pas te revoir, si c'est pur bluff, la baffe sera entière. Si au moins je savais à quoi m'en tenir sur moi-même... Mais dès l'avion, je savais que je ne l'enverrais pas, cette lettre de rupture vingt fois projetée, que je n'aurais pas le courage d'étouffer dans l'œuf, eh oui, dans l'œuf, et non en fin de sénilité, question de point de vue, la possibilité d'associer l'amour à une grande exigence. C'est au regard non de quelque passé, mais de ce qu'elles auraient dû être, qu'il faut faire tomber ce dur constat : on a passé des vacances merdiques; pires qu'atroces : médiocres. Précisons que seul, je ne me serais pas plus enrichi, aurais claqué presque autant, et sans la moindre joie; que si dix fois le jour ma fantaisie vole vers la fille qu'on croise et suppute ce que m'apprendraient quelques heures avec elle, jamais cette liberté imaginaire ne débouche sur un regret, je n'ai envie de personne, est-ce par prudence? par avachissement de l'esprit et du cœur? En tout cas l'amour en moi s'est plus assagi qu'affaibli – mais je trouve tout de même malheureux de ne sentir à quel point je tiens à toi qu'au moment des engueulades et des séparations! J'en crève de honte après coup, de m'échauffer pour des bagatelles, un pull perdu, des photos trop chères, une écharpe oubliée, un sac importable : que vaut d'être ensemble, si ça ne relègue pas ces choses-là aux oubliettes?  Quant à ma bestialité croissante,  à mes sommeils de brute [1], ronflements, rots et pets, à mon abdomen d'éléphant, ils ne me paraissent pas moins inquiétants pour échapper au conscient... C'est à se demander si un minimum de tension, de comédie, ne seraient pas un corset souhaitable, on se barre en gelée... Reste que je n'ai jamais fait le beau avec toi, et qu'il y a un an tu me tenais éveillé : ai-je le culot, là, de te reprocher ce que je suis, ou suis devenu? Evidemment non, mais je trouve un peu niais aussi de me le reprocher à moi-même, de criminaliser le naturel. Nous sommes comme ça, n'empêche que c'est : moches! Ce que je hais le plus en moi, les geignements sur la dépense, comment ne pas voir que le moindre témoignage de gratitude de ta part les réduirait à rien? Mais tu es affligée de ce côté d'une atrophie singulière, et je te prie de croire que quand je me fends d'une brique pour que tu aies ton ordinateur, il n'est pas très agréable de t'entendre déclarer de façon nette et désinvolte que la valeur d'un cadeau n'a aucune importance à tes yeux! Je ne m'étonne plus que ton père vous abreuvât de "quelle chance vous avez que je vous emmène en Suisse!" Savoir qui dans l'histoire était indélicat le premier? Il y a entre nous en tout cas un constant va-et-vient pour faire tourner l'usine à bassesse, et si tu estimes que tout ne t'est pas dû en échange du cadeau que tu me fais en te contentant d'exister, c'est que tu ne sais pas le dire... N.B. que je ne revendique pas des chapelets de mercis...

    Autre domaine de réforme urgente : les contacts avec autrui; on en a eu exactement 3 en 3 semaines : avec cet Algérien d'un moment; avec Geneviève et Jacques; avec Caroline et Denis : tous (excepté peut-être ces derniers sur lesquels subsiste un doute consécutif aux contacts que vous eûtes en mon absence; j'ai un soupçon un peu parano peut-être que ta jeunesse enquiquine un peu Caro, par les "idées" d'émancipation qu'elle peut donner à son Jules) extrêmement bien disposés à ton égard, prêts à s'intéresser à ton moindre borborygme... Or, non seulement tu te tais [boudeusement], mais tu me fais grief de te taire et de (moi) prendre plus de plaisir à leur conversation qu'à la tienne! On te dirait dans l'attente continuelle d'être délaissée; mais dans de pareilles conditions, de quel apport extérieur peut jouir notre couple? Et note bien qu'il n'a pas encore été question de me présenter tes amies! Venant d'une fille qui recherche inlassablement le contact, dans les rues, le métro, etc, cette exigence d'autarcie... – Oui, mais quand tu es là... – Oui, mais qu'en fait-on? Ce système que tu as délibérément prolongé, de se voir tous les 36 de l'an, implique pendant ce peu la réaction "rien que nous", donc pas une page, pas un être... mais c'est idiot, dans "rien que nous", de toute façon, les autres sont là. Ce n'est pas parce qu'on s'accule à une exigence qu'on peut y faire face : ce n'est pas parce qu'on n'a qu'une semaine que l'ennui y serait inconcevable! Aux restrictions de liberté que nous infligent les lois et les us, il est gênant de rajouter des barrières de police, et d'autant plus que je ne pige pas comment tu peux craindre la concurrence, ni surtout comment tu peux inagir en fonction de cette crainte!! Là tu m'étonnes! Si tu penses que je peux m'éprendre de Totoche ou de Pépète, il faut me les faire connaître, ne serait-ce que pour t'assurer que tu n'es pas un accident! Pour ma part, quelque souffrance que j'en escompte, je ne me vois pas te cachant quelqu'un d'enrichissant. Tout ça est d'autant plus grave que la qualité de NOS échanges est à son plus bas. Il ne s'agit pas de pousser le pédantisme jusqu'à se faire des programmes, mais de la chiée de débats en cours, lequel avons-nous je ne dis pas vidé, mais du moins abordé? Relis mes lettres : invariablement elles remettent les difficultés aux vacances. Et les vacances venues... 

 

 

[1] Voilà que je dormais à présent en sa compagnie – et ronflais, si j'en crois Jacques  –  signe le plus patent, peut-être, d'une dégradation.

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