Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Noyau de nuit

[La forclusion de l’altérité]

3 Juillet 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Pour en finir avec l'amour (1997-2006)

    Quelles réponses? Quelles questions? Vingt-cinq ans de différence, qu'a comblés l'espace d'un matin le prestige magistral, auquel n'aurait su suppléer qu'une fortune rondelette, le soleil de la notoriété… ou, soyons charitable, une authentique “sagesse”, ou élévation d’esprit, qui impliquerait le dépassement de l'ego, du besoin d'être par elle, à quoi précisément mon "amour" se réduisait. Encore si j'étais gentil! Mais la peur me rend brutal. Encore si j'étais attentif! Mais je me suis appliqué à ne pas la voir, à ne pas l'entendre, à discourir à sa place, à l'enfermer dans une projection de moi-même, et si elle m'a tant tenu à cœur, c'est que j'ai cru y réussir.

    Tout amour, dit-on, est transférentiel : il se peut. Qui hait ses parents s'autorisera à les chérir sous une autre forme. Mais ce premier amour, ou cette première haine, était lui-même, sinon projectif, du moins chimérique : papa ni maman non plus n'étaient à l'échelle. Aimer, c'est distinguer de ce qu'on n'aime pas, c'est postuler le caractère d'exception de l'objet, et la déception est inévitable… si je ne me contente pas là de légiférer pour mes semblables, qui assimilent l'amour au résultat d'un concours, parce que le leur est narcissique en dernière analyse, et que la valeur de l'aimé est garante de leur propre valeur, ou doit le devenir. Je ricane un peu trop facilement de ces daronnes qui prétendent priser les chauves, les ventrus, les débiles, les perdants, et semblent réviser leurs critères à mesure que leur beauté s'enfuit : les critères sont-ils pour autant premiers? Qui sait si certains ne les plaquent pas sur un élan sinon inexplicable, du moins inexpliqué, et indépendant de toute qualité objective? Qui sait même si je n'en suis pas? Dans la nuit de l'enfance, l'amour précède tous les classements, ce n'est pas ce que je conteste; mais si l'on n'aime l'autre que pour s'aimer soi-même, alors les classements, dès qu'ils se font jour, deviennent primordiaux, et mensonger de les nier ou de les ajuster. C'est une idée reçue qu'une mère aime un gosse handicapé, un poupon perpétuel, plus que ceux qui peuvent se passer d'elle, et non seulement je ne suis pas incapable de pitié, mais parfois elle me semble inhérente à l'amour – ce qui complique tout, puisqu'alors c'est vers l'innocuité, la faiblesse, le besoin, que mon élan me porte, et qu'il fait fi de la valeur? Non pas : il me faut les deux, et l'échec déjà se dessine dans la contradiction initiale. Quelqu'une qui vaille en soi et pour tous, et à qui néanmoins je puisse porter secours. Comme à mes yeux la valeur par excellence est la beauté (chacun se bat pour ce qui lui manque) il n'est pas surprenant que je sois surtout sensible à celles des fillettes, chez qui seules peut s'observer la combinaison d'un pouvoir qu'elles n'ont encore ni compris ni intériorisé, et du besoin d'un regard structurant et élogieux. S'observer, c'est beaucoup dire, et cette reconstruction à base d'a priori fait sourire : pour un peu j'en viendrais à relativiser toute beauté, et il se pourrait bien, en effet, que, tout pareil aux vioques dont je me moquais plus haut, je tripatouille les échelles pour positionner en haut les proies les plus accessibles : plutôt la petite Nell que la Sanseverina, plutôt Hell 94 qu'Haine 2001, qui peut faire une excursion de deux jours dans l'âge des espoirs, sans oublier à quoi s'en tenir, et qu'un mec comme moi ne s'avoue pas. Je crois tout de même mes facultés de tripatouillage bien limitées, et d'ailleurs le déplore : quel champ m'ouvriraient les laissées pour compte! Peine à admettre que le dégoût qu'elles m'inspirent prenne seulement source dans leur cote, c'est à dire dans celui qu'elles inspirent aux autres… N'empêche que l'observation est restée sommaire et orientée, que mon amour n'est pas né du réel, et n'a même pas réussi à l'assimiler : il était là, certes, je ne suis pas psychotique, mais comme entrave ou promesse… d'écho. Je vais te faire moi, tu as des dispositions; ou te révéler moi, car tu l'es sans le savoir, en moins lucide… Tais-toi, je sais mieux que toi qui tu es. J'ai assez dit que c'est travailler sinon à sa perte, du moins à la mort de l'amour, puisqu'un clone ou un miroir ne peut répondre à la demande : pour s'aimer lui-même, il faut que Narcisse, en esprit, emprunte d'autres yeux.

    N'ai-je pas tout bonnement outré avec Hélène l'erreur des soignants et des profs, de charger d'espoirs déraisonnables le bulletin du premier trimestre, pour les renier au dernier avec un égal aveuglement? Je voulais te changer en Moi, et si je n'ai pas réussi, c'est que tu n'avais rien d'humain. Terreur de l'Autre dont l'altérité n'est pas entamée, ou, pis encore, est revenue. Car il a vu, jugé et condamné, rien qu'en redevenant lui, ou en s'aliénant à un autre modèle : qu'il s'y joigne un peu de moquerie, de condescendance, et c'est désormais lui ou moi. Il faut qu'il n'ait rien vu, mal jugé, condamné à tort, ou c'est moi qui me trompe. La Tolérance, direz-vous… Je la pratique! Elle est fille du mépris. Débrouille-toi tout seul, mon z'ami, pourvu que tu t'abstiennes de violence… Loin de moi l'idée de combattre tes opinions saugrenues : elles te vont si bien! Je lis, dans Les naufragés, de Patrick Declerck : “Toute pensée repose, en son fondement, sur deux mouvements, celui de l’identification de l’égalité, du même, et celui de la perception de la différence, de l’inégal. Or, perversion de l’ethos démocratique, la différence nous est devenue impensable. L’autre n’est chanté que pour mieux montrer qu’en définitive, il n’est autre que nous-mêmes. Dire l’autre différent est immédiatement soupçonné de racisme, d’élitisme, d’une forme quelconque de mépris. Penser le différent est frappé d’un interdit profond. Et c’est alors le mécanisme même de toute pensée qui est touché, car la pensée du même n’est pas pensée. Elle n’en est que la caricature vide de sens. Indifférenciée. Sans sexe. Fusionnelle. Rêverie narcissique tout au plus. Onanisme de l’équation…” Formules creuses! Et bien étranges sous la plume d'un psychanalyste impénitent qui n'hésite pas à risquer, pour la “grande désocialisation”, alias cloche, le diagnostic de “forclusion de l'analité” : à quelle question est-ce là répondre, qu'à l'implicite : « Pourquoi ne sont-ils pas comme moi? » et répondre comment? Par la forclusion, le manque absolu, puisqu'impensable! C'est bien beau, bien banal et bien vide, de chanter : “Révérons les fous. Ils ont osé plus que nous” tout en pointant l’inconscience sur quoi la folie repose, et en ne doutant pas une minute, sinon de ses propres systèmes explicatifs, du moins du fait que les fous, eux, sont hors d’état de rien expliquer : quel thuriféraire de la démence songerait à faire usage de l'étiologie des déments? Prendre au pied de la lettre les Martiens ou Esprits malintentionnés qui leur volent leur pensée ou leur bouchent les artères à distance? D'ailleurs, s'ils ont “osé plus que nous”, c'est sur la même échelle. Billevesées. S'il est une “pensée qui n'est pas pensée”, c'est bien celle qui consiste à noter en extériorité : il est comme ça, c'est comme ça, à étiqueter, à nous coller, à l'américaine, un gène par déviance et par dysfonctionnement. Cette “pensée de l'autre” qu'on sacralise à l'envi depuis vingt ans, suppose et entretient l'indifférence. Accepter l'altérité d'un dingue ou simplement d'un con, c'est le reconnaître insaisissable et incurable. Ça vaut mieux que de lui taper dessus, soit; mais tout effort de comprendre suppose que l'autre soit un même potentiel, un même qui s'ignore ou que j'ignore, non pas même que moi, mais que celui qu'avec son aide réciproque je puis devenir : je et tu sont provisoires. Qu'une telle doctrine porte en germe le totalitarisme, j'en suis conscient, les pages qui précèdent en témoignent à leur manière, et des garde-fous sont indispensables. Mais les paladins du Respect de la Différence peinturlurent une démission, et protègent leurs privilèges, ou se font entuber quand ils n'en ont pas.

    Je ne me reproche pas, non, pas du tout, d'avoir vu ma mie en même; mais bien d'avoir estimé, que je le disse ou m'en tusse, qu'à elle seule incombait de changer. Telle est ma faute et mon erreur – en oubliant toutes les autres? Non, car toutes se ramènent à celle-là. Comme un Témoin de Jéhovah, j'ai voulu convertir en éludant le risque d'être converti. Mon écoute est restée ostensive, et au service de mon pouvoir. Eh quoi? Une gamine? Une élève? Et puis ne me changeait-elle pas de fond en comble, rien qu'en m'acceptant pour amant? D'ailleurs, je ne demandais qu'à apprendre à vivre. Sans rire? Est-ce que ça s'apprend? Si tard? À l'amertume d'être délaissé, tu n'as su substituer que la peur de la perdre. À supposer que la confiance eût pu croître, aurait-elle porté d'autres fruits que la satiété et l'ennui? Une vraie âme-sœur pouvait-elle donner goût à ces fades plaisirs de la vie? Desserrer l'exigence de paraître, et m'aider à jouir enfin d'une baise ou d'une brise? Mauvais choix, en tout cas, pour cette tâche, que celui de l'inconstance incarnée, d'une statue d'eau : je n'ai su qu'affubler sa faiblesse d'un succédané de ma névrose, et comment un vêtement taillé sur l'abandon originel serait-il allé à un elfe accueilli par tous comme un cadeau? C'est d'autres doutes qui la hantaient… gentiment, et sous toutes réserves!

    Même… Autre… Mais dis-moi, mon bonhomme, si tu te rallies aux natures, ou du moins à l'incorrigibilité des formations et des traumatismes, ne faut-il pas reconnaître du coup que ton pénultième est un tissu d'âneries? On peut s'efforcer de comprendre sans être amené à changer : on ne se débarrasse pas du vieil homme comme d'une opinion erronée, et il y a des chances que les choix idéologiques relèvent moins de l'observation et des arguments que d'options ancrées dans notre corps et notre histoire : quand Dieu existe, il suffit d'ouvrir la fenêtre pour Le voir partout; et quand Il S'est retiré, les preuves de Sa mort surabondent. Bouddhisme, marxisme, psychanalyse, comment contester des systèmes qui intègrent tout, et même les objections? A fortiori les nébuleuses de sensations et d'influences valorisées qui se rient de leur propre incohérence? Et ce désir de transcendance que tu professes à toutes oreilles venantes, cette exaltation d'un moi boulimique qui ne se donnerait le droit d'être qu'à condition de tout comprendre, mais qui “comprend” à peu près tout comme frime, routine, aveuglement indignes de considération, qu'est-ce d'autre qu'un système paranoïaque de plus, celui par lequel tu protèges ton immobilisme et tes tentatives de domination? C'est ton mal-être que tu prétends combattre, mais ce sont les autres que tu prétends changer, alors que dans leur immense majorité, ils se débrouillent mieux que toi, et auront au moins réussi à vivre un peu avant de mourir. Quoi de plus, dans ton ouverture, qu'un armement offensif et défensif? lequel au reste n'a d'original que l'excès des violences, car tout le monde se pique d'écoute, mais n'en use qu'avec une extrême parcimonie. Comme les autres, tu n'écoutes que ce que tu as dans l'oreille. La faute à pas-de-chance, n'est-ce pas, si tu n'as rencontré que des crétins qui n'avaient rien à t'apprendre, et dont, quand ils s'envisageaient eux-mêmes, la complaisance obnubilait trop la lucidité pour qu'on pût accepter un mot de ce qu'ils dégoisaient? Mais ces crétins-là, mutatis mutandis, n'ont-ils pas estimé, réciproquement, que tu n'avais rien à leur enseigner? Quelle différence, sinon celle-ci, qu'ils n'eussent pas entérinée : que tu avais provisoirement raison, parce que tu leur répondais, alors que, ne pigeant rien, ils ne répondaient à rien? Et cette autre, bien sujette à caution : que tu doutes, alors qu'ils se saoulent au tonneau des certitudes? Est-ce que ce fameux doute ne devrait pas s'attaquer en priorité à l'espoir de devenir autre, qu'ils n'ont peut-être pas rejeté sans examen, et qui chez toi, n'a favorisé que la stagnation? Ma foi, c'est chose faite – et un autre livre qui commence? et rien que ça.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article