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Noyau de nuit

[Pilgrim it’s a long way to find out who you are.]

2 Juillet 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Pour en finir avec l'amour (1997-2006)

    Et en voilà plus qu'assez. J'avais projeté de coucher tout ce qu'il me restait de ce dialogue, mais c'est si niais, si oiseux, surtout si déséquilibré! Ne faisons pas celui qui n'y peut rien : je reproduis non ce qu'elle a dit, ni même ce que j'en ai saisi et entendu, mais ce dont je me souviens, avec la même partialité pour mon oral que pour mon écrit : j'ai beau prôner l'Écoute, je ne trouve pas grand-chose à écouter, et relis dix fois mes lettres pour une celles des correspondants. Et ma mémoire serait-elle fidèle que mon cas s'en trouverait aggravé : les témoins s'entendent là-dessus, généralement : quand il me semble n'avoir pu placer un mot, c'est seulement que j'ai concédé quelques plages aux autres. En l'occurrence, comment me serais-je défendu de claironner quelques unes des mille répliques affûtées quatre mois durant? Quand on pense que c'était ma dernière occasion d'apprendre, et qu'Hélène était sans doute disposée sinon à tout déballer, du moins à se raconter un peu, on peut trouver lamentable ce privilège accordé, au détriment de l'info, à une démonstration de force illusoire – et sans profit? Ça se discute : quel profit espérer, que psychique? J'avais peu appris, mais pas rien : mon statut était confirmé, de relation mondaine et supplétive, à tenir en bride courte, sous la menace d'un envahissement : elle prétendait encore me caler sur un départ, qu'assurément elle n'effectuait pas seule. Elle avait un autre gourou, et le scrupule de m'en informer, superfétatoire s'Il était survenu récemment, signifiait sans doute qu'Il était déjà là, quelque part, quand elle m'écrivait qu'il n'y avait que moi au monde. Surtout, rien n'avait jamais été : « c'était ce qu'il fallait dire à ce moment-là » – pour se faire bien voir : j'avais cru toucher une âme-sœur, et n'avais récolté qu'une singeresse, écrasant dix ans de ma vie sous une référence-bidon. Pas la moindre curiosité de ce que j'étais vraiment : mes trois autres polars, si peu polars pourtant, elle ne les avait même pas ouverts. Le dialogue s'acheva sur un malentendu grinçant : elle semblait renoncer à l'enseignement, et, une liasse s'étant égarée, à recomposer en ancien français… « J'ai l'impression de me prostituer. – Un métier comme un autre… – C'est justement ce que j'écris en ce moment »… le sujet de ce bouquin qu'elle allait finir en Angleterre : le tapin la fascinait toujours, bien qu'elle prétendît n'en avoir pas tâté, et, n'ayant rien lu, elle en croyait l'apologie originale. Je crus deviner qu'elle comptait sur sa prose pour se faire du fric, elle en convint, et, comme je l'en persiflais, se gendarma : jamais elle n'écrirait rien pour de l'argent. Quant à l'étrangeté d'entretenir de ses espoirs d'enrichissement par l'écriture un type qui en trente ans n'avait pas publié une ligne, et pourtant n'en était plus au rudiment… attends toujours! Tu ne vas pas comparer! Barlong, ça n'existait pas. L'adieu fut froid : elle s'excusa – du bout des lèvres – d'avoir manqué d'égards, un propos préparé sans doute, un mot absent de notre dictionnaire, importé des pays de la plaine, et qui m'écœura. Mais au fond, de quoi l'accuser d'autre? De la fumée d'un feu de paille? D'une timide participation au mirage? J'étais seul à blâmer d'avoir voulu rêver.

    Mais j'avais terriblement besoin qu'elle eût tort sur toute la ligne, et de néantiser le néant où elle me renvoyait. Ses "trop con" supposaient que des relations épisodiques nous eussent été profitables à tous deux, et je me reprochais d'avoir si peu chahuté son autosatisfaction, d'avoir tu quelle piètre estime je portais à son intellect, à des débris de langage commun, à une singularité objective qui se réduisait à des tares, dès lors que nos destinées divergeaient; quelle molle curiosité m'inspiraient une Somme que je ne parcourrais guère, si elle voyait le jour, que pour y chercher ce qu'elle m'aurait volé, et un laideron qu'elle tenait à me "faire voir" comme la huitième merveille du monde : pourquoi donc être allé inventer une vague crainte de m'éprendre de sa Capucine, signaler que j'avais maigri, en prêtant à la passion les fruits du régime, et refuser une rencontre par trop aimer, au lieu de m'inventer des activités plus gratifiantes? Je remâchais avec amertume la seule réplique qui m'eût réduit à quia : vivre! Même si la vie de l'esprit se traduisait pour elle en causettes que j'eusse trouvé insipides, il fallait bien reconnaître qu'à m'hypnotiser sur mon image je n'avais gagné, en sus du mal-être, que la stérilité : personne à qui parler, personne de qui parler, barrage en amont et en aval, et au milieu une pauvre flaque croupissante : kein Trinkwasser! La seule victoire du verbe me permettait de relever la tête : si je l'avais laissée parler, elle n'aurait fait que rehausser de couleurs cette vie où je n'étais rien, qu'un souffleteux noyé dans la masse. Autant lire des romans, au moins l'on s'y projette. Je m'étais muré, mais pour mon bien.

    Avouons-le : si j'avais fermé l'huis sans le verrouiller par l'expression nue du mépris, et en suggérant plus d'amour qu'il n'en restait en caisse, c'est que je ne croyais pas qu'il fallût attacher plus d'importance à son adieu qu'à un je-t'aime; et je demeure convaincu que sa parole ne l'eût pas empêchée de me recontacter si elle en avait escompté le moindre plaisir ou avantage. J'ai attendu une lettre, s'il faut tout dire, et ne suis pas absolument certain que la poste ne l'ait pas perdue. J'ai acquis un téléphone à cadran, me suis abonné à la "présentation du nom" pour ne pas décrocher si le sien s'affichait, mais il y a beau temps que je décrocherais pour m'afficher guéri. Le suis-je? Je le devrais, tant l'enlisement final manque de noblesse, de tragique, de démesure; tant Hélène n'est rien et m'annihile, tant le deuil se porte mal, de ce qui n'a pas vécu. Mais guéri de quoi? De la solitude? Elle n'a jamais été si épaisse : plus d'Anne, plus de Zoé, plus de Lise, et nulle n'a pris la relève; je croyais renouveler le cheptel en m'installant dans la ville la plus conviviale de France, la mieux dotée en jolies filles, et pourvue d'une importante colonie mauricienne, mais même les plus crasses de mes ex-élèves m'ont tourné le dos, de mes rares sorties je ne puis plus espérer que me rincer l'œil, et cette contemplation s'est vidée de souffrance : mon royaume n'est plus de ce monde. Je reçois deux ou trois coups de fil par mois, de mes parents, qui font leur devoir, et moins de courriels encore; une ou deux fois par an, je vais voir ma sœur et ses gamins, la petite Sophie aime bien son tonton, difficile à classer "adulte", et qui partage les jeux les plus puérils; mais sept ans! elle n'est pas en âge de me voir, et je me sentirais humilié de l'aimer. À part quoi, rien : Kapok! La psychorigidité incarnée, une falaise de sottes certitudes qu'aucune vague n'entame, qui ne comprend rien et ne sait pas douter. Ma dernière conversation date de six mois, et de trente les dernières caresses. Si je finis un bouquin, je n'ai plus personne à qui l'envoyer. Le temps d'un blog, je noue des relations avec quelque narcisse obtus, et puis m'en lasse, et l'en lasse, et puis ça casse. Je n'existe plus, rien ne compte de ce que je fais, toute léthargie, tout divertissement est licite, mais, écarté le plaisir brutal de la mangeaille, qui dure si peu chez l'humain (parfois j'aimerais être une vache, pour brouter toute la journée)  je ne sais jouir que par procuration, dans la lecture [1], ou en me réfugiant dans l'admiration, la reconnaissance fantasmées d'autrui : un beau ciel, une sonate enchanteresse, l'odeur des pinèdes la nuit sur mon balcon, quand goulasch et graillon se sont tus, ne me grisent guère que du désir de les faire connaître, et qu'on m'en sache gré. L'exaltation que semble me procurer en soi l'idée nouvelle n'est qu'anticipation de la lumière qu'elle dispenserait à d'autres, et du droit de vivre qu'ils me signeraient en contrepartie. Raison pour quoi sans doute ma pensée répugne à la subtilité, embrasse si volontiers la formule, le clinquant, l'hyperbole : il faut  qu'elle soit comprise, et frappante, ou elle n'est pas. Sommes-nous nombreux? Sommes-nous tous ainsi? J'en doute : une Hélène adhère à ses sensations, et n'a pas besoin, pour s'en faire du bien, de les voir épousées, avalisées, ni d'être originale; ou moins besoin; ou un besoin seulement rapporté, inessentiel. Dans le refus de l'aventure dont elle faisait grief à Buû se dessine peut-être, après tout, une différence basique : qu'elle aspire à voir, et Buû à être vu. Que compter, mon espoir, est pour elle donné de naissance… Mais laissons-là son être, inaccessible : même après l'enfantement, ce prétendu tombeau de l'ego, il y a trop de narcissisme à éliminer pour recomposer le puzzle de la sorte, et ses immersions, je ne suis pas en mesure de les sonder. Tout ce que je sais, c'est que moi, je ne m'oublie ni dans la mer ni dans la musique, ni même dans la vinasse ou le sommeil : les plus glauques cauchemars sont sous surveillance d'un autre qui suppute le beau film qu'en tirerait Gilliam ou Fellini. Et c'est sans doute justice que ce besoin dévorant ne soit jamais comblé : que trop d'aimez-moi, trop de lisez-moi rebutent, même en filigrane, et qu'on s'attache de préférence à de moins avides, comme les disciples au sensei qui les laisse prendre la pluie à la porte ou les écarte à coups de bâton? Réduit aux ersatz, je m'enivre d'une coulée d'éloquence ou d'une plongée dans le passé, me flattant de ne rien voir au delà de l'art-pour-l'art ou du charme des réminiscences : mais dès que la vigie crie "Fin! Fin en vue!", l'espoir d'être lu refait surface, c'est une tache que toutes les philos de l'Orient ne sauraient laver. Dans ce tableau, comment voulez-vous que je guérisse d'Hélène? C'est de la vie qu'il faudrait guérir… Même le désir, l'ai-je laissé en chemin? Les branlettes reviennent en force, quand une période sonnante me remet en selle : le retour du talent ranime absurdement la vraisemblance d'une réciprocité, la belle page ouvre droit à la belle fille, au moins dans l'univers imaginaire qui régit la bandaison. Mais le vit vite retombe, ni l'aval d'autrui ni la psychose ne prenant le relais. Toutes les jeunes passantes du reste me semblent préférables à mon ex, et c'est la chambre d'amis que je lui réserverais, à elle et à sa petiote, le jour béni où elle se retrouverait à la rue et où tout le monde la laisserait choir – à condition toutefois qu'elle observe cette règle : pas de mec chez moi. En trois ans, mes ambitions se sont si bien érodées que le poste de tonton en pointillés qu'elle me concédait m'irait comme un gant… trois jours? Gare au poil de la bête… Au reste je ne tiens pas à l'avoir là, à me briser les burnes, je préférerais qu'elle m'admire à distance et se désole de m'avoir perdu.

    Comment pourrais-je encore l'aimer? Pourtant, à trois brasses d'en finir avec Pour en finir, comment ne pas m'aviser qu'elle est la seule lectrice à qui je souhaiterais soumettre ces pages? Comment ne pas voir un clin d'œil de Dieu dans la découverte, hier, de la sublime chanson d'Enya :

Each heart is a pilgrim

each one wants to know

the reasons why the winds die

and where the stories go.

Pilgrim, in your journey

you may travel far

for pilgrim it’s a long way

to find out who you are.

    Rien d'étourdissant dans des paroles qui ne distinguent même pas vivre de se connaître. Mais l'ultime illustration d'un vacillement existentiel : la musique, la voix, sont si belles dans leur simplicité qu'on rougirait de demander des comptes à une philosophie sommaire, qui du coup ravale au dérisoire toutes mes ratiocinations; et, dans ce brouillard qui vous pénètre l'âme, raison est donnée aux contraires ensemble, à la quête de soi et à la royauté du sentir : oui, si je passais par Paris, c'est, plutôt que mon factum, ce chant du flou et des profondeurs que j'irais déposer dans la boîte d'Hélène. Mais quoi? Encore de la musique de supermarché?

 

 

[1] De là la "vulgarité" de mes goûts, comparés à ceux d'Hélène, qui vivrait sa vie et n'aurait nul besoin de s'investir dans une histoire? Théorique et hâtif…

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