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Noyau de nuit

[Retour des colonies]

14 Septembre 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #www.rancœurs.com (2003)

I

 

Ven 20 Aoû 1999  5:12  Moult doutes m’assaillent, improbable visiteur – mais mettons plutôt inespéré, car si te voilà, ta présence est certaine, et à qui serait destinée l’hypothèse de ton absence? Je me sens bien parti pour dérouler mille pages de Comment commencer?… Coupons court. Août s’achève, et j’en ai mal usé, comme de juillet d’ailleurs, et de tous les étés qui précèdent. Combien? Eh, ça ne se verra que trop dans la suite, si suite y a, je rétice à le dire en clair, de peur de casser ma drague, peut-être, et pour t’éviter la sottise des jugements a priori : j’ai l’âge que tu me donneras, entre 7 et 77 s’il te faut une fourchette, 17 et 67 si tu tiens absolument à l’affiner. Comme tu le constates si ton propre savoir t’en fournit les moyens, je maîtrise à peu près le français, et c’est bien le moins, car je l’enseigne, ou du moins suis payé pour. Prof. Ça aussi, c’est me prédéfinir indûment, mais là on touche à l’inévitable, puisque j’ai l’intention, au jour le jour, de te raconter ma vie. Pas terrible jusqu’à présent, mais je ne me sens pas d’humeur à un exposé exhaustif des déboires antérieurs : ça fera bien plus littéraire de les glisser à mesure, sous forme d’allusions qui me doteront de coulisses ombreuses; car m’en taire, comment le pourrais-je? Que suis-je, que mon passé? Suffise pour l’heure de préciser qu’après quelques mortelles années dans un lycée antillais, j’ai demandé ma mutation, non point las de toucher 40% de salaire en plus ni de raquer autant d’impôts en moins, à ce jeu je me suis fait une pelote qui compense en partie les déficits affectifs; mais excédé d’une nullité suffisante que je me garderai bien, en ligne, de donner pour spécifique aux coloured. Du reste, je ne le pense pas : il y a des cons partout. Cependant je refuse de croire qu’il puisse exister pire ailleurs, dans le genre imbu de son néant. Quels êtres! Tu as pu te dorer le cul sur leurs plages sans mesurer la difficulté d’éduquer des gens qui vivent sous perfusion tout en réclamant sans cesse, des gens pour qui toute remarque est une offense, des élèves qui exigent le respect de leurs erreurs, de leur ignorance, de leur illogisme, et qui vous prennent en haine quand on leur signale une faute d’orthographe; prennent, d’ailleurs… la haine est préalable : on les colonise, après les avoir esclavagisés. Pas moi? Eh non; mais si ce n’est moi, c’est donc quelqu’un de mes ancêtres; et puis je leur prenais un emploi.

    Voilà bien mal entrer dans la carrière des confidences, bien mal appâter l’âme-sœur; mais crois-moi ou non, mon pote, moi non plus, je ne suis pas d’avis de te toucher; et s’il se trouvait un lepéniste qui sût lire et se serait fourvoyé ici, qu’il sache que je ne suis pas de sa race, ha ha. Je ne l’ai pas mentionnée, du reste, ma race : c’est comme pour l’âge, si vous croyez que ça fait une différence, alors c’est que vous pouvez deviner.

    N’empêche qu’une certaine dérive m’inquiétait un peu, et davantage de la subodorer ordinaire : conversations de salle des profs lourdes d’un verdict d’altérité d’autant plus insidieux qu’il ne s’exprimait jamais clairement : gare les oreilles, la moitié des collègues étaient autochtones. Mais on sentait « ils ne sont pas comme nous » planer dans les silences et orienter les discours : pas un présupposé, car, sauf exceptions, acquis sur le tas, mais une sorte de rançon de l’exaltation théorique des civilisations parallèles, d’une confiance délirante en l’autre : on y va voir, et tout s’effondre. En d’autres temps, rien n’a guéri du gauchisme comme le service militaire ou quelques mois chez Renault : comme de se frotter pour de bon à cette humanité perfectible – et qui l’est, je le maintiens! Mais il ne faut pas être trop pressé, surtout de les couler dans votre moule, de les faire vous : croyez-vous donc être une telle réussite?

    Reste à savoir sur quoi je vais tomber à présent. Tout ravi d’obtenir la Provence, ce qui n’eût pas été du gâteau il y a quelques années (mais j’ai engrangé quelques points depuis) choir en collège m’a fort déçu : je cherche pourquoi depuis ma naissance, mailez-moi la clef du mystère, de grâce, si vous la découvrez dans ces lignes, je présente comme une carence de signes extérieurs de respectabilité. Ne daigne, bien sûr, mais enfin, parfois, ça m’arrangerait bien, d’être respecté, et surtout quand confronté à des enfants trop jeunes, à qui la science manque pour évaluer celle d’autrui, mais dotés d’une intuition diabolique en matière de marginalité. J’ai beau me vêtir chez Tati, laisser carte blanche au coiffeur une ou deux fois l’an, purger mes allocutions aussi bien de l’argot que de l’imparfait du subjonctif, raboter le maximum d’aspérités, une différence invincible et ténébreuse se fait jour dans ces petites têtes intolérantes, et le fait que j’en sois flatté révèle peut-être que je n’ai guère mis d’ardeur à bétonner. Il se pourrait bien d’ailleurs que je me passe la brosse en ce moment, et que les morpions reniflent moins la différence que tout bonnement l’inadaptation et la faiblesse. Toujours est-il que je ne suis pas follement à l’aise s’il faut mater une classe avant ou au lieu d’entreprendre de l’intéresser, ce qui déjà n’est pas gagné d’avance quand elle est sage. Bon, de mon île, j’ai téléphoné à… comment vais-je l’appeler? Aigremoine, Ys-en-Terre, Branloup? Disons Changeanteville ou Protée, provisoirement. Si tu ne piges pas, reste quand même, on n’est pas si nombreux, je présume… Quand je posséderai tous les secrets de l’hypertexte, je parsèmerai ma prose de mots rouges et bleus, que cliquer vous mènera à l’exégèse. Une relative qui sent le pourri, pourquoi? que, C.O.D. de cliquer… Parfaitement licite qu’un infinitif sujet… Manger des chenilles est un plaisir… STOOOP! Pas déjà! Pas dès le premier jour! On reprend quelques pattes d’oies plus haut! J’AI, donc, TÉLÉPHONÉ au collège Pyrrhon de Protée, ou au collège Protée de Pyrrhopolis ou Pyrrhobes, stop, j’ai dit stop! adjugé! et une aimable mémé, dont il me reste à découvrir qu’elle n’est ni mémé ni aimable, m’a garanti qu’on me gardait “des grands”, ouais, des grands, c’est-à-dire des quatrièmes-troisièmes : moi qui trouve les Terminales puérils, je ne suis pas vierge d’appppréhension. D’autant que tout porte à croire que comme partout ailleurs les collègues installés se seront servis les premiers, et qu’on aura vidangé le fond de cuve sur les nouveaux, surtout ceux qui n’auront pas montré leur face avant la rentrée, et dont on peut toujours craindre qu’ils ne se pointent pas du tout.

    À demain les soucis! On ne va pas me manger, et j’ai un peu rabattu de mes ambitions de jeunesse : changer la vie, ma foi, à peine si je suis parvenu à changer la mienne en tonneau de merde, en me piquant d’œuvrer pour la Révolution! Au bout du conte, je ne suis même pas un bon professionnel : je manque de patience, je ne contrôle ni les classeurs ni les acquis; la régularité est la base d’une progression, je le sais bien, mais ça me gonfle; et puis, au fond, je m’en fiche qu’un idiot devienne un peu moins idiot, qu’il dissimule un peu mieux son idiotie : je persiste à penser que l’intelligence est en lui comme un coffre fermé, dont il n’est que de retrouver la clef pour que tout se débloque par miracle, ou comme une source bouchée : un coup de pioche dans le ciment, un rien de liberté, d’authenticité, et toutes les facilités jailliront… Seulement je n’ai jamais vu le miracle se produire; ou si : deux ou trois fois; mais je n’y étais pour rien. Et au contraire, je me demande si les sources, je ne contribue pas à les obstruer.

    Bien résolu cette fois à assumer ma part de vie humble aux travaux ennuyeux et faciles, à ne plus espérer la lune, à éviter l’enthousiasme du premier trimestre, qui prélude toujours à la retombée du second. Comment, je n’ai pas su te changer en moi? Alors, c’est que tu es indigne du nom d’homme. Fini, ça! Partir de ce qu’ils sont, de ce qu’ils disent, de ce qu’ils savent écrire. Ne pas les accabler d’un excès d’espérance. Et chercher des dérivatifs. Une affection, si possible (à bonne entenderesse!); sinon, du moins, des loisirs. Remarque, là, j’en ai trouvé un joli! J’ai vergogne à l’avouer, mais il est presque neuf heures déjà : en défalquant tasses de thé (thé des vieux garçons, bien nommé en l’occurrence, un arôme de pomme caramélisée : délectab’!) et plages de rêverie, voilà trois heures que je tapote (avec deux index, il est vrai), et le soleil commence à m’incommoder. Ma foi, ça suffira pour l’inauguration.

 

Sam 21 Aoû 1999  6:29  Ouh, je me lève tard aujourd’hui! Pas grave : j’ai découpé un carton à la dimension exacte de la lucarne qui se reflétait sur l’écran, et puis œuvrer en paix jusqu’au couchant – car mon manoir, chère lectrice, est orienté est et ouest! Je m’en vas vous l’esquisser, après avoir gravé dans le marbre, en guise d’avant-propos, quelques pensées profondes que m’inspirent mes horaires : je me sens un peu honteux d’être matinal – s’entend quand toute la journée est vide, car un cours à deux heures, un rendez-vous à quatre, annihilent quasiment tout ce qui précède : quand il ne s’agirait que de la perspective de courses à faire dans l’hypermarché le mieux protégé des contacts humains, un pénible état de préoccupation ratatine mon efficacité déjà pas franchement fantastique les jours sans. Mais ceux-là, si je m’écoutais, je me demande si je ne me lèverais pas à trois heures du mat, à une, à minuit ou avant… si je ne finirais pas par réintégrer l’horaire de l’honnête homme en passant par l’autre côté! M’humilie sans doute parce que ça trahit combien peu me passionne ce que je fais : si je me lève avant les poules, c’est qu’à l’ordinaire je me suis couché de même, et que le bouquin que je lisais ne m’a guère accroché! Du matin, du soir, comme on dit, la distinction me paraît superficielle : j’ai expérimenté les deux dans ma chienne de vie, et, sauf exceptions genre Valéry, qui se levait avant l’aube pour penser parce que c’était le seul moment où on lui foutait la paix, il me semble qu’on veille tard quand on a une vie pleine, et que c’est signe de malaise et d’ennui de sombrer au moment des infos, pour déserter son plume à l’heure où les Indiens attaquent. Qu’en pensez-vous? Théorie parano, sans doute, valâb’ pour moi seul, et encore. On pourrait tout aussi bien soutenir l’inverse, que jaillir du sommeil clair comme un coup de trompette, en se frottant les paluches à la Colbert, c’est faire confiance au jour qui s’ouvre… Oui, et que si je me refuse à le voir ainsi, c’est pour avoir connu trop de déconvenues.

    Mais je vous ai promis une description de mon petit Versailles… Elle ne devrait pas aller au-delà de l’alinéa, je vous préviens pour que vous preniez vos dispositions. Apprends d’abord, ô candidate au concubinat, aimée déjà dans la brume, qu’il te faudrait t’appuyer quatre étages sans ascenseur, avec au final une espèce de couloir suspendu que je déconseillerais vivement à la transhumance des mammouths, et que j’ai senti vibrer dangereusement au cours de la nuit infernale où j’ai monté ici tout mon bordel à dos d’homme seul. Te voilà à la porte : à partir d’1m50, il faudra baisser la tête pour la passer; et tu découvriras alors… J’ai oublié, si je l’ai jamais su, comment on calcule les surfaces des trapèzes irréguliers, mais 25 m2 chiottes comprises, c’est le grand max; encore passerait, si le volume… On peut se tenir debout dans la plus grande de ce que je n’ose nommer les deux pièces; mais le réduit attenant, où j’ai niché un matelas à deux places, contraint à la courbure : à l’extrémité, on atteint un mètre de hauteur sous plafond, bien commode pour changer les ampoules, mais oppressant au cas où une naissance difficile se serait traduite en claustrophobie. Bref, un grenier, avec deux belles lucarnes perçant un toit de tuiles où mahomed cogne dur dès neuf heures : à moins d’établir un vent coulis, on est en eau tout le jour. Mais un grenier aménagé, eau chaude, cuisinette, ligne téléphonique, électricité. Et j’ai beau le chiner, je le trouve, en son genre, charmant. Le beau est toujours bizarre, même si le bizarre n’est pas toujours beau. Du milieu, ou quasi, du local tous-usages où je gonfle ce ballon perdu, s’élève un… escalier, trois hautes marches qui mènent à une porte vitrée, laquelle s’ouvre sur une terrasse privative, mâtin, assez vaste pour y bronzer à deux (trois, ça ferait juste, et je doute trop de mes ressources pour nourrir les fantasmes masculins les plus courants, mais amène une copine si tu y tiens, on se serrera) et à poil, car elle (la terrasse) ne donne que sur un océan, disons une mare, de toits, que dominent, à peu de distance, des collines à la Cézanne : Pyrrhobes (non, c’est affreux, décidément! Mettons St Cérul, en hommage au bleu du ciel) est situé dans l’intérieur, en Provence verte, paraît-il : vert foncé, alors! Mais bornons-nous pour l’instant à notre soupente.

    Je disais hier que je fais tout mon possible pour passer inaperçu, mais que je ne suis pas sûr de bien m’y prendre, ni que mon objectif réel ne soit pas d’échouer dans mes efforts, et par là de me prouver à moi-même que je suis un type vraiment original. Dans tous les logements que je choisis éclate la peur de l’uniformité : je ne sais quoi me noue la gorge, devant la cage à poules la plus confortable et la mieux insonorisée, devant le Sam’ Suffit de lotissement qui ne frappe l’œil que par son extrême ressemblance avec tous les autres. Je ne consens à habiter un immeuble qu’à l’étage ultime, vue, lumière, et seulement les oiseaux au-dessus de ma tête : la part, là, d’un fantasme de supériorité? En tout cas, la crèche qui sort d’un moule me débecte, et je ferais bon marché de bien des nuisances pour occuper une péniche, une piaule en haut d’un clocher ou, en Cappadoce, une cheminée de fée évidée. Du coup, je paie toujours assez peu, et c’est une motivation qu’il ne faut pas passer sous silence : ce qui déborde l’alignement est plus, ou moins cher; le plus, je n’y ai pas accès; mais le moins, je m’en suis donné! Je vous raconterai ça si la copie vient à manquer. Ne quittons pas St Cérul encore : me trottait en tête, quand je débarquai là, quelque velléité d’achat, mais les prix m’ont horrifié : à moins de prendre un crédit, je n’avais pas de quoi m’offrir le plus modeste cabanon, et il n’eût pas été prudent de me nouer un fil à la patte jusqu’à 2050 sans savoir à quelle sauce on m’apprête. « Et à louer? – Il y a un studio vide à moins de 500 mètres »… Hideuse boîte oblongue, tout du cercueil; par la fenêtre, le mur d’en face… « Je pourrais vous en proposer un autre à l’étage au-dessus, mais il a besoin de travaux. En échange, le propriétaire consentirait sans doute »… Même pas de serrure. Un taudis, semé de mégots et de canettes, sans plafond sur une jolie surface, laine de verre pendouillante… et mouillée. « Le toit est étanche désormais » : comme il n’est pas tombé une goutte depuis, je n’ai pu vérifier cette assertion. Mais, bien qu’où devrait s’élever la bosse de la bricole je tâte plutôt un creux, je n’étais pas mécontent de retrousser mes manches et de filer mon cocon. Je vous narre ça demain? Midi va sonner, mais cette fois j’ai beaucoup rêvassé.

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