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Noyau de nuit

[Grincements dans l'idylle]

16 Septembre 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #www.rancœurs.com (2003)

De Libellule (lllibellule@yahoo.fr) à Rancœurs (rancœurs@vidgamail.com)

Le 8 février 2000, 23h50

Objet : On m’appelle Simplet, l’innocent du village…

 

    Très cher Gilles,

    Eh oui, je suis simplette, je te le dis sans aigreur, mais sans tarder, pour t’éviter de tomber du haut d’illusions folles, et de tomber sur moi : ça pourrait nous briser quelques os chacun. Je manque complètement de ce goût pour les complications (inutiles, pour la plupart) qui caractérise les intellos. Il ne faut surtout pas attendre de moi des raisonnements extra-fins, ou une culture encyclopédique. Je pense que j’aurais pu devenir érudite comme bien d’autres, j’ai quand même quelques petits succès universitaires à mon actif, et on me reconnaissait jadis un joli brin de plume, mais vois-tu, le travail et la maternité, ça suffit à remplir une vie. Tu me renierais à l’instant si je te faisais la liste des auteurs “incontournables” que je n’ai jamais lu, et ne lirai sans doute pas avant la retraite : que veux-tu, le Temps est pour moi une denrée précieuse! Ne va surtout pas t’imaginer que je regrette! « Je le referais, si c’était à refaire », c’est un choix que j’ai fait, je n’ai pas maitrisé d’avance toutes ses conséquences, et il y a des obligations que je n’avais pas prévu d’affronter seule, mais dans l’ensemble, si l’on excepte quelques rares génies, ça me paraît plus utile et plus gratifiant d’élever deux enfants que de brasser mille idées. Qu’un Rousseau se dérobe, à la rigueur, il a des choses à apporter à l’humanité, et la marmaille l’aurait empêché de lire, d’écrire, de réfléchir. Mais combien y en a-t-il qui se prennent pour Rousseau et ne sont que des outres vides? Ne va pas te sentir visé, surtout, tu te déchires bien assez toi-même! Mais ça ne t’autorise pas à malmener les autres, à moins qu’ils ne t’en aient prié.

    Pour ton pacte, je ne le signe pas, mettons : pas encore. Ça fait cruche, j’ai l’air de te dire : « Mens-moi », c’est comme ça que tu vas le traduire sans doute, alors que c’est seulement une invitation à la gentillesse, à la tolérance, à la sympathie. A ta façon de demander un “visa”, on a l’impression que tu as toute prête à décoller une escadrille de propos blessants, d’un genre que ni toi ni personne n’aime à entendre, et auquel l’utilité éducative ne sert que de prétexte. J’ai lu ton journal avec intérêt, mais il m’a souvent révoltée, et si le droit de “tout se dire” doit se concrétiser en volées de bois vert dans le genre de celles que tu flanquais à ta Rose, eh bien, je n’en suis pas curieuse, et n’ai aucune honte à le proclamer. Je suis pourrie de défauts, j’en connais quelques uns, je ne suis pas opposée par principe à ce qu’on m’en signale d’autres, mais avec  bienveillance et dans une bonne intention; or elles ne sont pas évidentes chez toi. Tu admettras, j’espère, que si “Rose” a lu ton journal, elle a dû en tirer beaucoup de chagrin et peu de profit; au surplus rien ne prouve qu’elle était si nulle, ce n’est que ton opinion, un autre l’aurait trouvée merveilleuse, LA vérité d’un être, ça n’existe tout simplement pas; en revanche, la vérité de ce qu’on ressent quand on se fait traiter de conne, de moche, ou qu’on vous crache simplement la haine au visage, cette vérité-là est immédiate et ne se prête à aucune discussion.

    Ma boule de cristal est un peu trouble; mais on peut tout de même se demander si ces ruptures que tu laisses dans ton sillage sont aussi énigmatiques que tu le dis! Personne n’aime se faire insulter, et toi qui prends le mors aux dents pour une remarque vierge d’aggressivité, tu devrais être le dernier à t’étonner que ceux et celles avec qui tu pratiques le “devoir de vérité” s’éloignent sans s’expliquer : s’avouer vexé, c’est reconnaître une faiblesse, et l’on préfère se taire. Note qu’il ne s’agit là que d’une hypothèse, et non d’une leçon péremptoire, qui n’est vraiment pas mon genre. D’ailleurs, il peut y avoir des tas de causes pour qu’une liaison s’interrompe, et la plus courante, c’est que d’autres prennent sa place : si riche que tu puisses être, tu peux lasser un beau jour, toi aussi; aller te voir, répondre à tes lettres, ça peut devenir corvée, pourquoi le temps t’épargnerait-il spécialement? D’accord néanmoins sur ce point : prévenir est la moindre des corrections, et à cela je veux bien m’engager : je sais ce que c’est d’attendre un courrier pendant des mois, de se bouffer la vie pour quelqu’un qui n’a qu’à se donner la peine de ne rien faire. Mais quant à donner mes raisons, je ne garantis rien : je revendique, en tant que femme simplette, le droit d’agir ou de m’abstenir sans raisons, ou en les gardant pour moi, de crainte de les voir pulvérisées pas ta dialectique supérieure. Sois certain que je ne te mentirai pas, ce n’est pas un sport que je pratique sans but. Mais te parler comme à moi-même, certainement pas! D’ailleurs c’est impossible, tu le dis toi-même.

    Pour la photo, je n’ai pas d’objection, mais ne disposant ni de scanner ni d’appareil numérique, la maison ne peut répondre à la demande pour le moment. Je demanderai à une copine si elle a gardé une trace de nous dans un coin de disque dur, mais pour du récent, il faudra attendre que les prix baissent : avec le pactole qu’on touche, je suis déjà réduite aux soldes pour le nécessaire…

    Quant à entreprendre de démontrer l’utilité des champs lexicaux, je ne me donnerai pas ce ridicule, et j’avoue humblement qu’il y a pas mal de choses que je fais parce qu’on me dit de les faire, et que mes élèves seraient lésés si l’on ne les faisait pas. Découvrir le champ lexical de l’amour dans un poème d’amour, c’est plutôt niais, certes; mais si c’est celui de la guerre, ça peut en dire long sur la façon dont l’auteur conçoit l’amour, et ça permet dans une certaine mesure d’échapper aux délires d la subjectivité. Je me suis faite massacrer au Bac par une vieille folle qui tenait absolument à voir un oiseau qui battait des ailes dans un texte d’Eluard où il n’y avait pas trace du moindre volatile, et j’en ai gardé une invincible aversion pour les “lectures” que rien ne corrobore, surtout quand elles s’appuient sur un pouvoir, et qu’elles sont débitées en chaire. Tant qu’à faire, je préfère encore l’insignifiance.

    Je ne demande qu’à apprendre ce qu’apporte à un élève d’écrire vingt pages quand il ne peut en aligner deux de correctes. Mon raisonnement était, encore une fois, simplet. Je ne dis pas que je me lancerais sans hésitation dans un travail de titan dont l’utilité me serait démontrée. Mais toi, en revanche, es-tu sûr de ne pas chercher d’abord, dans d’énormes corrections, à faire taire tes doutes, comme un militant qui militerait deux fois plus pour oublier qu’il pourrait bien être manipulé? C’est humain de se donner des raisons pour éviter un boulot éreintant; et humain aussi, quand on l’effectue, de se dire : c’est éreintant, donc rentable. Il y a quelques années que j’ai renoncé à mettre des tartines sur les copies, et je n’ai pas constaté la moindre dégradation, bien loin de là. S’humecter la chemise n’est pas un objectif en soi, et il faut bien admettre, même si ça nous scandalise, que c’est souvent le cours qui nous a demandé le moins d’effort qui a le mieux “déposé” : c’est presque logique, non? Ce n’est pas notre travail qui laisse des traces, mais le leur : si on le fait à leur place, ça glisse sans pénétrer.

    Je ne reviens pas sur Dominique, mais si tu me permets une humble suggestion, je te ferai celle d’être moins pudique dans l’expression de sentiments “positifs”, puisque tu dis les éprouver. Peut-être que ma mémoire me joue des tours, mais je ne me souviens pas de la moindre expression de sympathie à l’égard de Rose ou d’Odile, ou de quiconque, alors que le mépris suintait partout : n’est-ce pas une pause aussi? et plus déplaisante que la pause inverse. Même ton essai de bilan manque singulièrement de chaleur humaine, et on dirait que tu prends un drôle de pied à écrire ce pastiche en l’air de journal de l’assassin… Je sais bien que tu te traites toi-même aussi mal que les autres, mais justement : est-ce que c’est sain? est-ce que ça peut-être sincère, de se chier ddessus à jet continu? Quand on ne s’aime pas tel quel, il faut changer; si l’on ne peut ou ne veut changer, je ne vois pas l’intérêt d’une autocritique systématique. Je ne le VOIS PAS : ça ne signifie point que je décrète qu’il n’y en A PAS, ou que j’ai décidé de ne jamais le voir.

    Bon, je crois bien que voilà déjà le plus long mail (courriel, si tu préfères, c’est vrai que c’est plus joli, plus aérien) de mon existence. Juste un mot de mon Dominique à moi (ce n’est pas une blague, il s’appelle vraiment Dominique) : ses parents sont affiliés tous deux à une espèce de secte, je ne saurais dire quelle mixture ils font au juste, pas mal de Bible, un peu de réincarnation, et surtout, j’en ai peur, une austérité assez terrifiante pour un gamin de quatorze ans : pas de télé, pas de jeux, pas de fêtes, des interdits alimentaires, aussi, et je suis à peu près certaine que Dom ne dort pas assez; la plupart des collègues en sont conscients, du reste, le laissent somnoler en cours, et ne l’entendent que lorsqu’ils l’interrogent. Aucun ami. Je me serais sentie concernée, bien sûr, mais pas plus que ça, tu sais ce que c’est, ils sont trop… Mais vers le mois de novembre, Dom, sans déserrer les lèvres en cours, a commencé à s’attarder aux récréations, sous prétexte de questions plutôt oiseuses, et surtout sans rapport avec ce qui précède, ni l’existence de Dieu ni le végétarisme n’étant au programme; depuis quelque temps, il me parle non pas d’amour, mais de l’amour, sans doute faute de quiconque avec qui en parler ou le faire. Je ne dis pas qu’il soit amoureux de moi, mais ça ne me choquerait pas du tout, car je n’éprouve pas le même besoin que toi de faire coïncider à tout prix mérite et sentiment. Peu importe que je sois, moi aussi, « un débris qui n’a rien, absolument rien, pour le séduire ou le sécuriser », et qui même n’appelle pas aux confidences, et n’en est pas enchantée; ajoute que je ne ressens RIEN d’analogue au trouble que donnent les minettes à la plupart des mâles, et dons que je n’ai pas à lutter contre : je me trouvais là, voilà tout, et un je-ne-sais-quoi a ouvert les vannes : il se peut que je ressemble à quelqu’un qui lui a été secourable? A sa grand-mère, par exemple… (Je te vole ta réplique, excuse-moi!) En tout cas, il y a un besoin d’épanchement et de protection face auquel je me sens désarmée : je ne connais pas les parents, et que pourrais-je leur dire? Ils posèdent LA vérité, et refuseront toute discussion; Dom est correctement vêtu, il n’est pas battu, je n’ai pas de motif pour alerter l’assistante sociale, et c’est la première démarche à éviter… Seulement imagine qu’il arrive quoi que ce soit à ce gosse, je me sentirai mal dans ma peau de ne l’avoir pas au moins aidé à se décharger le cœur.

    Vains Dieux! Presque minuit! Ce que tu me fais faire! Ecoute, je ne relis pas, et demande le maximum d’indulgence pour la forme et le fond. Tout ce dont tu est capable, et même plus! Sûr que ça grouille de fautes, mais il me faut six heures de sommeil…

    Bises hâtives

    Libellule

 

De Rancœurs (rancœurs@vidgamail.com) à Libellule (lllibellule@yahoo.fr)

Le 9 février 2000, 20h33

Objet : Pace, pace, mio dolce tesoro

 

    Non, non, rassure-toi, il y a plutôt moins de fautes, la hâte t’est salutaire, ton premier mouvement est le bon. Mais je sens que je ne devrais pas, moi, m’abandonner au mien, et que même si j’ajoute immédiatement que l’orthographe m’est aussi équilatérale que les livres que tu n’as pas lus (combien ont dans le crâne une bibliothèque inutile! et j’ai trouvé profit à la conversation d’illettrés), ce n’est pas un modèle d’exorde apaisant qui me sera venu là. Tu vois qu’il ne faut pas encore désespérer de mon tact! D’ailleurs, comme je tapais “simplet”, une sirène d’alarme s’est déclenchée, que j’ai refusé d’entendre au nom du traité que je te proposais, et plus par masochisme sans doute que par sadisme; mais enfin elle a retenti. Cela dit, je ne qualifiais là que la réflexion dont tu me réputais incapable; pour appliquer l’adjectif à l’ensemble de ton intellect, il fallait, quoi que tu en dises, rajouter quelques louches de vinaigre.

    Je suis d’autant plus éloigné de te tenir pour une andouille que ta lettre me laisse dans un état proche du ravissement : enfin quelqu’un qui lit ce qu’on écrit! et répond avec une pertinence inégale, mais dont je n’ai pas eu d’échantillon depuis bien longtemps! Ça n’incite pas aux ronds-de-bouche, bien le rebours : ne pourrais-tu admettre d’emblée que les objections, les critiques, impliquent un fond d’estime? S’il manquait, je te couvrirais de compliments mondains, ils ne sont pas hors de ma portée, mais affadissent irrémédiablement une relation; si c’était le seul moyen de la rendre durable, s’il fallait choisir entre prolongement et sincérité, je crois que je dirais comme Achille : courte, mais belle. Cependant je veux espérer encore que la transparence ne constitue pas nécessairement un écueil.

    De mon côté, en tout cas, feu vert. Je ne m’étais pas agacé de la teneur de tes propos, mais de je ne sais quel ton dogmatique que du reste mon oreille avait fort bien pu supposer. Encore une fois, tu peux tout me dire, sur toi-même (mais je comprends fort bien que la pudeur proteste) et sur moi, à condition de ne pas me nier d’avance, de réserver l’éventualité d’une erreur. Je n’écoute que ceux qui doutent, et consentent à m’écouter. Mon diarrhy a pu te donner l’impression que je me prenais pour un aigle, quand je déplorais de voir grouiller autour de moi les rampants, et peut-être suis-je porté à les classer tels un peu vite, mais certainement pas pour le plaisir on ne peut plus commun de me jucher sur un sommet : peut-être ai-je lu plus de bouquins que toi, pour meubler les pièces vides, mais à part de me niquer la vue, je n’en ai pas tiré grand’chose, et c’est toi peut-être qui froncerais le nez si je te dressais la liste de ceux que j’ai échoué à comprendre et à finir. Quant à l’expérience, ma foi, tu en sais assez pour deviner le reste : j’ai passé ma vie à rêver, le monde et les êtres sont pour moi aussi énigmatiques que si je venais de naître, ils ne cessent de me surprendre, surprise rarement heureuse, mais qui au bout de tant d’années aurait dû se tasser si j’étais capable d’apprentissage. Pas un instant je n’ai soupçonné un Colline, je m’en absous, les flics n’ont pas fait mieux; mais je n’ai compris ni Youssef ni Dominique, et demeure incapable de prévoir le comportement de mes élèves, même en groupe et s’ils n’ont rien de spécial à cacher. Alors, en cas de secret… Ce matin, la copine de Dominique, celle que j’ai rebaptisée Marjorie, vient me voir : « Il faudrait que je vous parle. – Je t’écoute. – Non, pas maintenant, mon bus va partir. Je peux venir chez vous? – Ça craint un peu, mais si c’est important… Quand? – Peut-être samedi? – Mais alors tu vas me laisser me ronger trois jours sur la teneur de révélations mystérieuses? » Pas pipé, un drôle de sourire triste, et ciao. Il n’y a pas deux mois qu’elle a perdu ensemble sa meilleure copine et le gars dont elle était amoureuse, il y a de quoi trouver un peu vile l’irritation que je manifeste de voir troubler mon petit confort moral; mais ça, c’est que que moi, j’aurais pensé. Je ne sais ni ce qu’elle a à dire, ni même si elle viendra. Et ici, désolé, le ciascuno a suo modo façon Pirandello n’est qu’un artifice littéraire : il n’y a pas douze mille facettes, mais une vérité de ce que Marjorie a dans le crâne, et qui m’échappe.

    J’admets, à contrecœur, que la vérité puisse parfois rester polyphonique; mais  quand je dispose de deux versions d’un fait, je n’ai de cesse qu’elles entrent en contact, en conflit s’il le faut, qu’elles copulent et accouchent d’une troisième qui les comprendra toutes deux. Je renie toute pensée qui ne tiendrait pas compte de la tienne. La lumière ne jaillit pas souvent du dialogue, mais c’est à mon avis qu’on dialogue mal, qu’on ne prend pas le risque de la dissonance cognitive, qu’on lui préfère la paresse de la tolérance, c’est à dire de “respecter” le pipi dans lequel on laisse barboter l’autre, et de se fermer par là toute possibilité d’émerger du nôtre. Le Respect des Différences et la Vérité Plurielle sont des bêtes noires que j’ai vues forcir avec une inquiétude croissante au cours des vingt ans écoulés. Entendons-nous! Je les préfère sans conteste au dogmatisme obtus et aux conversions à la pointe de l’épée! mais les crois néfastes au vrai travail de l’homme, à l’effort de dépassement auquel notre vie devrait être vouée. Protéger les coutumes des Indiens avec des kilomètres de grillage, c’est présumer qu’ils ne feront pas le poids, au fond les mépriser; et se traiter soi-même comme une peuplade en péril, mettre sa foi, ses rites, ses opinions, à couvert des objections et des influences, c’est reconnaître implicitement qu’ils ne sont plus que poids mort, qu’on est pétri d’illusions, qu’on n’est pas vraiment.

    Non, je n’aime pas me faire chier dessus. Mais j’estime de mon devoir de l’endurer si ça doit m’aider à me dépouiller du vieil homme. Non, mes tirades contre Violette-Rose n’étaient pas constructives; mais ce n’est pas à elle que je les adressais, elle refusait de changer, ou en tout cas de rien apprendre de moi. Oui, sans doute, je m’y prenais mal, elle aurait eu l’impression, en s’inspirant de mes mercuriales, de subir ma loi. Non, je ne suis pas sûr de mes motivations, il se peut que je ne cherche qu’à soumettre ou écraser. Oui, il suffirait parfois d’utiliser un voca moins vif pour amorcer le dialogue au lieu de provoquer la haine et la révolte. Oui, je censure trop volontiers la sympathie, la compassion, l’amour, la pitié, chacun ses tabous et sa pudeur, quelque chose me dégoûte dans l’expression de ces sentiments, sans doute parce qu’on est saturé d’émois faux, et que la mauvaise monnaie chasse la bonne. En littérature aussi, j’ai en horreur les extases de la “pensée positive”, les « merci mon Dieu de nous avoir donné la Vie », qui renvoient toujours à un monde bien fait et à des pouvoirs justifiés : je ne jouis que des caustiques et des insolents. Et il se peut que j’aie le cœur dur, et trop petit pour que les maux d’autrui puissent y pénétrer. Mais j’ai beau être un taré, ça n’entame en rien le principe : il faut dénoncer les tares et les dysfonctionnements chaque fois qu’une amélioration est possible. Celui qui me laisse dans l’erreur n’est pas un ami. Il me déplairait qu’on me donnât du “simplet”; mais cette déplaisance n’est rien, au regard de la nausée que déclenche un de ces dithyrambes malaxants et prétendument incitatifs dont on nous recommande d’abreuver nos élèves! Bravo! Vous êtes merveilleux! est devenu une formalité, et ne remplit même plus la sébile, ni l’urne. Tu vois comme moi quelles générations ont formées ces deux décennies d’éloges systématiques.

    Ta boule me semble limpide : on a dû souvent me jeter, en effet, ulcéré par quelque critique. Mais c’est qu’à tort ou à raison les gens ne se conçoivent pas eux-mêmes comme perfectibles. On dirait parfois que sur ce thème leur philosophie se résume à une chansonnette de Maurice Chevalier : On est comme on est… Faut rester comme on est… Corriger ses défauts, c’est voler Dieu qui nous les a donnés! Dans cette conception fixiste, toute critique est une insulte, évidemment, et si la flemme arrive par là-dessus, si l’on applique à son potentiel le “nul” ou le “simplet” qui adorne une copie, une phrase, un mot… enfin, je rengaine provisoirement mon rêve. Mais sache que je n’avais absolument aucune rosserie en réserve, et que ma proposition n’était qu’au diapason de l’immense espoir que tu me donnais, tout juste bémolisé par ton inaccessibilité réelle ou supposée au doute… J’ai peine à croire, par exemple, que tu ne demandes qu’à apprendre  « ce qu’apporte à un élève d’écrire vingt pages quand il ne peut en aligner deux de correctes » : formulé ainsi, le problème ne souffre qu’une solution, que dément mon expérience : aucune copie d’élève, sur sujet imposé, n’émerge de l’insipide; et les “romans”, parfois, m’ont surpris, sinon dans leur totalité, du moins par tel épisode ou réplique où éclatait une Weltanschauung dissidente. Deux pages sur sujet libre ne font pas l’affaire, c’est un fait que je ne m’explique pas entièrement : peut-être ne suffisent-elles pas à leur donner la conviction de faire œuvre personnelle. D’autre part, on ne peaufine pas plus deux pages que vingt, quand on n’a pas la moindre notion de travail du langage, et il me semble que tout s’apprend d’abord par la pratique, et non par l’application de règles : en l’espèce, qu’il faut écrire beaucoup pour se faire un style. Ajoutons que je corrige minutieusement, quand on ne s’est pas foutu de ma gueule, et qu’il faut refaire toute la première livraison avant de se lancer dans la seconde : occasion tout de même pour certains de méditer le pourquoi des corrections, lesquelles ne sont pas présentées comme obligatoires… N’empêche que ta critique touche juste, et qu’il se peut que je me dédouane de l’utilité par l’abondance de mon labeur. J’éprouve en effet comme un malaise quand je ne me foule pas, quand je donne par exemple des travaux de groupes, et pose mes pieds deux heures sur le burlingue, alors que le bons groupes débattent de chaque réponse, et que ce travail leur est assurément plus profitable que des solutions octroyées au tableau et stupidement grattées.

    Plein accord aussi sur les lectures délirantes, du genre de celles de Barthes “découvrant” le sens des épithètes sadiennes au cours d’un spectacle de strip-tease violemment éclairé. Il y a des lustres que je préconise d’étudier plutôt des textes plus ardus, et de s’en tenir à débroussailler le sens littéral, au lieu d’élucubrer follement sur un “effet” que rien ne garantit. Voilà dix, vingt, trente ans peut-être, qu’on lit des “commentaires composés” qui n’ont pas compris un mot de ce que raconte le texte, mais dissertent en jargon sur des lambeaux recousus au hasard : bouillie d’opérateurs logiques, de champs lexicaux (“je t’aime” et “je ne t’aime pas” relevant du même!) qui n’ont nullement servi de repères, puisqu’ils n’ont débouché sur rien, que le lecteur n’a pas lu, et que dans les pires des cas (heureusement rares : la plupart savent ce qu’en vaut l’aune, et les dupes deviennent profs de français) ils s’imaginent que lire, c’est ça, prendre une page écrite de la première à la dernière ligne pour être découverte de même, et en faire de la charpie, la réduire à des nomenclatures. Loin d’aller vers un sens, ces quêtes à la con vont du sens à l’insignifiance. Et comme ce sens, les élèves ne le captent pas… Avant de quitter la Martinique, lors d’un échange concertationnaire de devoirs, il m’a fallu me cogner la liasse d’un collègue hyper-ministériel sur le lumineux sujet que voici :

a) Repérez les marques d’énonciation indiquant l’implication de l’auteur dans le texte.

b) Distinguez les trois situations de communication en précisant le ou les locuteur(s) et destinataire(s) des discours directs ou rapportés.

c) Quels sont les locuteurs dont les discours sont rapportés avec le plus de précision?

d) Relevez dans les premières lignes du texte un champ lexical destiné à guider le jugement du lecteur.

e) Quel est le ton de la dernière phrase?

    Et c’était tout!! Mieux vaut préciser en note qu’il s’agissait du célèbre passage de Montaigne sur les Cannibales. Tout de bon, crois-tu qu’après avoir répondu à cet interrogatoire on ait fait un pas dans la compréhension de cette page, de sa spécificité? On suppose acquis le sens littéral, je ne vois pas d’autre explication. Mais alors ces questions sont parfaitement inutiles. Hélas, elles sont devenues nuisibles, parce que les gamins ont pris l’habitude d’y répondre et de récolter de bonnes notes sans se préoccuper de ce que le texte pourrait avoir à leur dire. Mais les gamins… ont vieilli! Depuis vingt ans que Barthes est mort, cette gangrène n’a cessé de gagner, et à présent les salles des profs sont peuplées de branquignols qu’on a formés de la sorte… Je désespère d’assister un jour au triomphe du bon sens.

    Juste une giclette de venenum in cauda, simplement par habitude : même si tu m’en disais plus, même si tu me disais tout, sur ton Dominique je serais le dernier homme à pouvoir te donner des conseils. En revanche, le jugement que tu portes sur ses parents, que tu avoues ne pas connaître du tout, paraît ne reposer que sur des préjugés, et précisément sur ceux qui déterminent l’utilisation du mot “secte”, que je serais assez curieux de te voir définir, les spécialistes mêmes ayant dû y renoncer, et reconnaissant, quand ils traitent de “sectes”, user d’une notion qui fait sens pour la foule, mais dépourvue de toute rigueur. Tu ignores de quelle religion minoritaire il s’agit, quel syncrétisme ils professent, les pratiques qu’ils préconisent, celles qu’ils rejettent, les raisons éventuelles qu’ils donnent, et tu as décidé, encore une fois a priori, que tout dialogue était inutile, avec des gens qui détiennent LA vérité – puisque sectards, spas! Désolé, mais le boomerang te revient en pleine tronche, et s’il y a quelqu’un d’indubitablement fermé en cette affaire, quelqu’un qui estime posséder LA vérité, c’est toi. Possible que ces gens soient des affreux, mais pour mon compte je les sens déjà fraternels sous bénéfice d’inventaire s’ils se passent de télé (il m’est tout de même arrivé de jeter un œil aux dessins animés que regardent les gosses, et les immondes émissions de variétés dont on m’a saturé un mois durant ont refourbi mon dégoût à neuf) et de ces fêtes style Noël ou Halloween, qui ne sont “véritables que pour le commerce et en profondeur encore et en secret”. Possible qu’ils pratiquent leur petite folie personnelle, mais je ne la condamnerai pas sur la foi des adeptes du décervelage collectif, qui n’ont pour eux que le poids du nombre, et qui à mes yeux ne constituent rien de plus qu’une “secte” écrasante et pourvue de l’estampille officielle. Envoyer leur gosse à l’école laïque, c’est déjà bon signe, et en est-ce un si mauvais qu’il s’y sente isolé? Si j’avais un môme, et qu’il fût scolarisé à Lat… pardon, Pignols, je ne serais pas loin de me féliciter qu’il n’eût aucun copain.

    La suite au prochain numéro. Juste te dire que cette émulation fluviale m’emporte vers l’orgasme cérébral. J’ADORE tes courriels, souffrirais au sevrage… et m’en voudrais donc à mort que la promptitude de mes réponses se traduisît pour toi en pesée d’un devoir. N’oublie surtout pas que je n’ai rien de mieux à faire, et que c’est loin d’être ton cas. Si j’avais deux fillettes dont m’occuper, il se pourrait que ma périodicité chutât au quinzomadaire… Prière donc de mettre en mémoire que te lire est une FÊTE, mais que ma soif peut s’astreindre à la patience.

    Je t’embrasse chastement,

      Gilles

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