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Noyau de nuit

Ne vois-tu pas que je brûle? 1

31 Juillet 2015 Publié dans #Fonds de cercueils (1985)

      Ah! Monsieur Q… Asseyez-vous, je vous en prie… Vous fumez?

    – Merci, Monsieur le Directeur.

    – Je serai bref et net : mon temps est mesuré, vous le savez. Deux mots d'abord sur la bibliothèque…

    – Quelque chose qui ne va pas?

    – Tout va très bien, mon vieux, je n'hésite pas à vous le dire, à vous le redire : nous sommes satisfaits de vous. Ah! Nous aurons bien du mal à vous remplacer!

    – Il n'y a pas urgence…

    – Mais en cas de nécessité, si vous étiez libre de désigner un successeur, à qui songeriez-vous?

    – Desnoyers connaît bien les bouquins et les hommes, il sait quoi choisir pour qui… À moins que simplement nous n'ayons les mêmes goûts? Mandrin est meilleur gestionnaire : ils se complètent très bien. Mais…

    – Vous assigneriez un rôle subalterne à la "gestion"?

    – Par principe! Mais je ne comprends pas…

    – Pas de lantiponages, mon vieux! Vous allez être libéré.

    – Hein! Déjà!

    – Elle est bonne! Oui, à mi-peine. J'ai fait ce qu'il fallait pour ça, et je vous prie de croire qu'il m'a fallu toucher des huiles très lourdes : j'en ai les doigts tout gras! Et voyez : on a fini par m'accorder votre libération en guise de cadeau de départ en retraite.

    – Mais… pourquoi?

    – Pour bonne conduite, officiellement. La vôtre a été irréprochable. On n'a jamais passé autant d'examens ici que depuis que ce poste vous a été confié. J'ai reçu à ce sujet des félicitations que je tiens à vous transmettre. Mais surtout je n'ai pas caché en haut lieu que je vous tenais pour victime d'une erreur judiciaire… Ça vous étonne?

    – Je ne pensais pas que ça pouvait vous intéresser…

    – Oh, je n'avais pas à vous faire part de mes démarches! Et vous ne nous avez pas ensevelis sous les lettres de protestation… D'ailleurs, moi, c'est ça que je ne comprends pas : car vous êtes bien innocent?

    – En un sens, oui.

    – Comment?

    – Je n'ai pas tué mon père.

    – Et vous êtes ici pourquoi, je vous prie?

    – Vaste sujet…

    – Ah, je vois! Monsieur a découvert à l'ombre qu'on n'expie jamais pour rien, la vertu rédemptrice de la douleur! Vous n'auriez pas placé votre peine sur le Paradis, par hasard?

    – Non, Monsieur le Directeur, au contraire… je crois que le crime n'a aucune espèce d'importance; sans la punition, il est oublié aussitôt; il n'y a plus de remords, et je me demande s'il y en a jamais eu hors des livres… C'est la peine seule qui fait le coupable : simple marchandise que la police et la justice sont tenues de livrer à l'opinion. Le coupable, c'est celui qui "colle"

    – "C'est toi qui t'y colles"!

    – Ah ah! Ouais… au terme d'enquêtes bâclées et de procès flous : n'ai-je pas admirablement "collé"? Et rempli ma fonction, de conforter dans leur lâcheté tous ceux qu'un parricide impuni forcerait à se demander : "Et moi, pourquoi est-ce que je ne tue pas mon père?" – Tous ces gens qui hurlaient : "À mort!" devant le tribunal.

    – Oh oh, mais je vois que sous des dehors placides, nous nourrissons des pensées fort subversives! et fort erronées… Vous généralisez au hasard, pour faire passer l'amertume de votre propre condamnation. Vous croyez me faire peur, et vous vous trompez, tout simplement : car, hormis quelques flics véreux, que je vous abandonne, personne ne pense comme vous! Dans tous les esprits, c'est quand même par l'acte commis, et non par l'effet à produire, que se définit le coupable. Sûr et certain que les préventions produisent des pseudo-vérifications, et qu'on est parfois pris dans de terribles engrenages… Souvent, peut-être… Les constructions de la raison et de la rhétorique laissent cruellement le réel à l'écart, on ne dispose ni du temps ni de la liberté intellectuelle nécessaires pour coller aux faits… Mais on essaie! On y croit, aux sorcières! Tenez, moi, qu'est-ce qui m'incite à vous obtenir une remise de peine que vous ne demandiez pas? Et le Ministre? Pourquoi me l'accorde-t-il? Pour lui, vous êtes de tout repos! Non, croyez-moi, les intentions sont généralement bonnes, même si les résultats sont aberrants… parfois! Moi, voyez, je ne prête pas une valeur démesurée à mes intuitions, mais en 35 ans de métier, vous êtes bien le seul pour qui j'aie eu envie de me décarcasser.

    – Merci, Monsieur le Directeur!

    – À l'orée de la retraite, et sans doute au bord de la tombe – cancer des os, je suis condamné, non, non, ne vous fatiguez pas – laissez-moi vous résumer tous les chefs que vous n'avez pu rencontrer durant ces dix ans qu'on vous a volés : au-cun Machiavel, mon vieux! – que des cons. Bon, sur ce, j'ai à faire. Nous ne nous reverrons probablement pas : vous partez dimanche prochain : où comptez-vous aller?

    – J'avoue que je suis un peu désemparé : j'avais tablé…

    – Pas possible de vous prévenir plus tôt, ni de retarder à présent, vous comprenez?

    – Bien sûr.

    – Alors, que comptez-vous faire?

    – Je ne sais vraiment pas. Il va falloir que je cherche un boulot. Je vais sans doute rentrer chez moi, le temps de me retourner.

    – "Chez vous"?

    – Dans ma famille, oui. Je ne connais plus personne…

    – Dites-moi, mon petit… Vous en avez reçu beaucoup de nouvelles, de votre famille?

    – Des colis, régulièrement.

    – Et des visites?

    – Je n'y tenais pas. Mais mon frère ne me laissera pas tomber.

    – Faites attention.

    – Non non : confiance totale! Vous la partageriez si vous le connaissiez.

    – Écoutez, il faut vraiment que vous me laissiez, et puis vous n'êtes pas idiot, vous avez eu le temps de réfléchir à votre affaire, et au sens très archaïque du terme, si ce n'est pas vous le coupable, c'est quelqu'un d'autre!

    – Personne, je vous dis! Quelqu'un sur qui ce meurtre aura laissé la trace d'une brise sur un étang.

    – J'aurais dit d'un caillou : la surface n'en sait rien, mais il veille dans la vase du fond… Vous, ces dix ans perdus, vous n'avez pas envie de les faire payer à quelqu'un?

    – Pas au meurtrier, en tout cas.

    – Je vous crois… C'est absurde, mais je vous crois. Seulement, lui, quel qu'il soit, l'ignore! Alors, je vous le répète : faites attention. Vous n'avez pas une petite idée de qui ça peut être?

    – De petites idées sans importance. Tenez, le soir, aux abords du sommeil, quand la conscience se relâche, des bribes de discours me viennent aux oreilles, et j'entends souvent la voix de mon père…

    – Sans blague! Mais ça m'arrive aussi, à moi, fréquemment! L'attention, n'est-ce pas, se trouve flotter d'une manière particulière, on est comme branché, mais pas longtemps sur la même station… C'est diablement difficile à définir… et à obtenir volontairement! Moi aussi, je capte quelque chose comme ça, qui sait quoi? Je ne peux jamais rien me rappeler.

    – Il y a contradiction, évidemment, entre le laisser-aller qui permet l'émergence de ces messages, et la concentration nécessaire pour les noter et s'en souvenir… Mais en dix ans j'aurais pu surmonter cette difficulté; et voyez : je ne m'en suis jamais préoccupé sérieusement, et serais incapable de citer quoi que ce soit de marquant.

    – Oh, vous savez, les messages des morts, à supposer qu'ils émanent vraiment d'eux, sont aussi sibyllins que ceux de l'inconscient, et si futiles, la plupart du temps!… En apparence, bien entendu : outre-tombe, ils ont leur propre système. Enfin, ne négligez aucun avertissement : le coupable peut très bien vous en faire parvenir à son insu… Sans compter toutes les hypothèses que l'état de notre vocabulaire ne nous permet pas d'envisager…

    – En tout cas, s'ils viennent d'"ailleurs", les messages devraient être plus distincts si je me rapproche des os de mon père.

    – Oh, même ça, ça se discute! Notre espace-temps… Le leur… Enfin… j'ai peur pour vous : ne tournez pas trop autour de la fosse, vous risquez de tomber dedans; et moi, j'aurais des remords : sans doute suis-je un arriéré… La dignité dont vous avez fait preuve m'a inspiré, je n'en rougis pas, une sorte d'affection pour vous, et je me sentirais responsable…

    – Merci, Monsieur le Directeur! Et j'espère sincèrement que votre état de santé…

    – Oh, n'en parlons pas! Je ne l'ai mentionné que dans un moment d'abandon. Si à mon âge on n'a pas pris son parti de l'indifférence des autres… Non, non, ne protestez pas! Bon, je compte tout de même traîner encore quelque temps de ce côté de la terre. Alors, en cas de besoin, voici mon numéro, c'est plus sûr que la télépathie – et bonne chance, mon vieux!

    – Merci, Monsieur le Directeur!

 

 

    L'étourdissement obligé que provoque l'air du large… Le parfum de la pluie sur l'asphalte, ou de l'asphalte sous la pluie, s'émancipant enfin des bouquins… Les bus n'ont pas changé, les croissants pas tellement augmenté… Faudrait se payer une pute pour rester dans la norme… Du dix ans d’âge… Bôf… Et puis, sur quinze visites à faire, quinze messages à délivrer, c'est pas les putes qui manqueront…

    Par la fenêtre fermée, un rire soudain, ample, où l'on chercherait en vain la fêlure d'une réticence, la crevasse d'une absence… Sonner le tranche net : et c'est la gueule de Pascal, déconcertée un instant, mais si vite souriante, goguenarde… À peine quelques rides plaquées sur un bébé espiègle…

       Tiens! Tu t'es évadé?

    – Oui, et j'arrive tout droit ici pour me faire gauler.

    – Bon calcul! Mais personne n'est passé, et il y a peut-être encore moyen d'éviter ça…

    – Sans char! Non, te démunis pas, va : libéré! Pour innocence – officieuse.

    – Ils ont mis le temps.

    – On les comprend : y avait quand même des témoignages accablants.

    – Et qu'est-ce que tu comptes faire?

    – Accablants.

    – Pas le mien, en tout cas! Si t'arrives pour tout noyer dans le sang, tu permets que j'éloigne les enfants?

    – Maman est là?

    – Fais pas de connerie : à quoi ça te servirait?

    – Toujours le bon vieux procédé du fractionnement, hein? T'as pas l'air d'avoir évolué des masses! Et si je te réponds simplement que ça me ferait jouir de me venger, ah ah!

    – On croit ça… Et puis on ne jouit pas du tout, seulement il est trop tard pour s'en apercevoir. Y a que les projets qui font jouir.

    – Pas quand on se résigne à ne jamais les exécuter… Mais laisse courir : je blague, tu sais, y a des gens qui sont au-dessous de la vengeance, et de toute espèce de sentiment… qui ont à peine le statut de calamité naturelle. Allez, inutile d'alerter les voisins en restant sur le pas de la porte… La mère Sand habite toujours en face?

    – Ouais… Attends… Pour les gosses, on leur a rien dit, évidemment…

    – Y en a combien, au fait?

    – Les trois que je t'ai écrit, arrête!

    – Et ils n'ont entendu parler de rien?

    – Tu sais, Eric a trois ans. Et Sandrine… non : l'avantage de porter un nom banal… Y a dix affaires Q. qui viennent à l'esprit avant la nôtre.

    – Merci du collectif.

    – Alors, qu'est-ce qu'on leur dit?

    – Carte blanche.

    – Ouais, mais t'entérines tout, hein?

    – Tout le prestigieux! T'en fais pas, va, je viens pas semer la merde. Mais pourquoi pas la vérité?

    – Parce que je ne la connais pas.

        – Papaaa! Qui c'est?

    – Bon, on n'a pas le temps de concocter… Tonton Pierre!

    – Ah merde, je voudrais être en haut, pour voir les gueules.

    – Qui c'est, tonton Pierre?

    – Le frère de ton père! Il revient d'Amérique!

    – Ach! Ponchour l'imachination!

    – Je te fais confiance pour broder.

    – Je m'en voooodraye deu teu décevoiw. Haïe, kedz! There is resting a portion of tart, I see! Good house-made tart, I guess.

    – À peine arrivé, et déjà prêt à saquer! Sandrine, tu te souviens pas de ton oncle?

    – Non.

    – Tiou saye, la dewnièwe fois que je l'ai vioue, c'était a little bit of barbaque, without anything human.

    – Et maintenant, c'est la reine des emmerdeuses.

    – Étiquette collée par l'oppresseur! N'en tiens nul compte, bébé rose. C'est lui qui est un vieux con, pas vrai? Et comme tous ceux de sa classe, il se figure qu'il est le plus jeune et le plus malin.

    – La tragédie des vieux cons, c'est qu'ils ont raison. Vous avez le droit d'embrasser tonton Pierre, vous savez…

    – Mais non, mais non! N'ayez pas peur : moi, je n'embrasse pas… ou tout au plus ce restant de tarte… Y a pas une assiette qui traîne? Merci, t'es sympa! Alors, comment va la vie? T'es bonne à l'école?

    – Non.

    – Bravo!

    – Ah, le démago! Ton oncle, à ton âge, il avait tous les prix.

    – Mensonge! C'est ton père qu'avait tous les prix : et t'as vu ce qu'il est devenu?

    – Je gagne plus qu'une femme de ménage, en tout cas.

    – Ouh, l'infâme critère!

    – Et j'ai moins d'ordres à recevoir : les révoltés de douze ans font les esclaves de trente.

    – Bon, les enfants, vous pouvez quitter la table. Mettez-vous en pyjama tout de suite, et pas plus d'une demi-heure de télé.

    – Is it not slightly prematured, my dear sister-in-law? Quelle comédie allons-nous jouer, maintenant?

    – Et pourquoi jouer la comédie?

    – D'accord! Où avez-vous mis les os de papa?

    – ?… Qu'est-ce que tu veux en faire?

    – Ah, tu permets, hein!

    – Ils doivent être au grenier.

    – Vaste champ de fouilles!

    – Dans un sac de toile.

    – Un sac comment?

    – Oh, les vieux sacs beiges de la Banque.

    – Ces machins informes munis d'un cadenas? Il est fermé à clef?

    – Probablement…

    – Et où se trouve la clef?

    – Prft… Vous le savez, vous?

    – Aucune idée.

    – Comme vous voudrez. Un sac de toile, ça se découpe.

        – Tu n'as pas à découper ce sac.

        La voix.

    – Toi, ferme ta gueule. Tu l'as assez ouverte comme ça il y a dix ans. Tu peux constater que j'essaie de rester calme…

    – Mais je l'ouvrirai si ça me plaît, dis donc, espèce de morveux!

    – À ce jour, je n'ai tué personne, et je préférerais ne pas commencer…

    Mais il est trop tard : la voix ignoble, obtuse, celle des "tu vas me faire le plaisir", des "t'es chez moi, ici", la lèpre devinable sous tous les oripeaux, sous les roucoulades aux bellâtres comme sous les geignements à la barre, voix du doute, de la servitude, et, qui sait? de l'affection déçue?… mais meeerde!… a fait déborder l'enfance en une baffe monstrueuse, aussitôt doublée… Pascal et Chantal bondissent, non sur le fauve, mais sur sa proie, qu'ils entraînent, même pas hurlante… assommée?

    Au grenier, vite, car la flicaille ne va pas tarder… La longue mansarde à sang froid, havre des bouderies et des lectures, tantôt affadissant le Yukon des touffeurs de juillet, tantôt raidissant de gelées le sourire de la Chartreuse, et semant uniformément sur tous les livres sa poussière rebelle… l'odeur!… Vertige… Mais tout semble avoir rétréci… Ce capharnaüm qui restreint les retrouvailles, ces meubles, ce bureau… Ah, les salauds! Bah, ils auraient pu tout vendre.

    Une poutre craque, l'éclair d'une chaussette rouge, le museau d'un écureuil humain… Au même endroit! Guère étonnant : c'est l'extrémité du toit, où la charpente délimite une niche qui, depuis le temps, semble avoir été réaménagée… Attention! Pas de paternalisme! Alors, mon enfant, on remonte dans l'avant-naissance? On a peur de la vie? On protège sa jeune révolte dans le nid noir où tonton Pierre fit l'apprentissage de la sienne?

    Salut! C'est ta chambre?

    – Non.

    – T'as à manger, là-haut?

    – Non.

    – Et des bouquins?

    – Non.

    – Dis donc, tu réponds non à toutes les questions?

    – Non.

    – Ah ben tant mieux! Toi qui connais le grenier, t'aurais pas vu un sac de toile beige avec un cadenas?

    – Celui où il y a les os de pépé?

    – Ah ben puisque tu le sais, oui! Où-ce qu'il est?

    – Là-bas, sous le vieux bureau.

    – Sous mon burlingue! Ça, c'est le comble!

    – C'est toi qui l'as tué, pépé?

    – Heulà! Qui est-ce qui t'a dit ça?

    – C'est papa qui l'a dit à maman.

    – Ah, le fumier!

    – Tu vas le tuer?

    – Mais t'es complètement targée! Descendre ton père!

        – Sandrine!

    – Tiens, c'est lui qui te cherche.

    – Sandrine! Maman t'appelle.

    – Papa, il a dit que t'étais un fumier!

    – Ah ben bravo! Petite sorcière, va!

    – Allez, Sandrine, dépêche-toi, maman t'attend…

    Fais gaffe à ce que tu lui dis : elle est vachement fragile.

    – Elle a l'air! Entre parenthèses, elle sait tout.

    – Tout quoi?

    – Elle m'a demandé si j'avais tué papa. Paraît que c'est toi qui l'as dit à Chantal.

    – T'es sûr? Elle ne ment pas, d'habitude.

    – Elle a pu vous entendre parler ensemble.

    – Je vois vraiment pas quand.

    – Oh, et merde! Vous avez appelé les flics?

    – Les flics? Pour quoi faire? Non, maman n'a rien; une paire de baffes, ça ne peut pas lui faire de mal. Elle l'a cherchée; tu sais, moi-même, il y a des fois… Ce qui serait gênant, ce serait de se balancer des torgnoles toute la journée devant les enfants. Et puis j'ai peur que ça finisse mal.

    – Je n'ai pas l'intention de m'éterniser ici.

    – C'est sûr que si tu as une autre solution… Ça peut difficilement être pire.

    – Je m'en aperçois; mais tu comprends que c'est une question de fric : la réinsertion, c'est pas au point.

    – On peut toujours s'arranger; écoute, je m'en occupe dès demain : je vois pas mal de monde. D'ici là…

    – Eh bien, je resterai au grenier : comme ça, je pieuterai dans mon lit.

    – C'est récent : il fallait une chambre pour Éric, on a hésité…

    – Mais c'est tout naturel! Je ne me plains pas! Cesse de me considérer comme un anormal, tu me feras plaisir.

    – Alors, bonne nuit; et si tu changes d'avis, la chambre d'amis n'a pas bougé. Tu comptes vraiment éventrer ce sac?

    – Ça oui!

    – Parce qu'il n'est pas impossible que la clef du cadenas soit en bas…

    – Tout de suite, alors!

    – Tout de suite… Je ne peux rien te garantir, il y a un tas de clefs qui ne servent plus. De là à trouver la bonne…

    – Écoute, je t'attends.

 

    Sans grand espoir, bien sûr… Clef ou pas! Mais la revendication une fois formulée, fallait bien la soutenir jusqu'au bout… Étrange gamine… Est-ce le bon sac? Nul entrechoc, consistance plutôt molle… Soigneusement enveloppé, sans doute… Alors, vieux crabe, c'est la saison des champignons! Tu te souviens? "J'en vois un… là-bas!" Et à cinquante mètres, effectivement, enfouie sous les feuilles, une minuscule girolle… Et nos voyages en bagnole, les deux chefs de famille, Nosferatu bicéphale lancé à travers la nuit, jouissant sans piper mot du sommeil des villages… L'étoile fixée ne manque pas de réveiller les constellations… une panne d'essence au cœur de l'hiver solognot… l'immonde troquet de nuit, les camionneurs d'Ancona, nos tentatives de conversation, l'un ranimant au mieux ses souvenirs scolaires, l'autre juché sur le patois de son enfance et sa latinité infuse… Perdona! Hein? La voix s'évanouit, revient de n'être pas rappelée : Perdona! Perdona! Explique-toi, bon Dieu! – plus rien.

    Pardonne… quoi? À qui? C'est pas aux routiers que tu disais ça, au moins? Non… Allons, un effort! Mais l'oreille, collée au sac, ne capte rien. Ah merde! Demande pas mieux que de pardonner, mais faudrait connaître les offenses, histoire de se sentir généreux.

    Faire le vide, tout chasser… Pas facile. Suffit pas de se promener de long en large en sifflotant d'un air dégagé : nul bestiau délicat ne se laisse piéger de la sorte… Doit bien exister des techniques de méditation pour atteindre l'état de réceptivité désirable, sans se laisser envahir au point de perdre toute conscience… Attention flottante : tension de l'esprit entre l'attention et le flottement, productrice de toute nouveauté… Incessante dialectique, concept contradictoire… Et l'attention s'y fixant, le discours paternel pourrait en profiter pour se faire jour derechef… trop tard! S'évader encore… Pascal en met un temps avec sa clef, sa clef, perdona, perdona, impossible d'en décoller, mais bien différent de ton, ce qui attesterait que le premier venait d'ailleurs… Reprenons : Pascal-en-met-un-temps… Il a dû se coucher; et d'ailleurs, un sac, ça se remplace…

    Voyons : la petite guenon a peut-être des ciseaux dans son repaire… Ooouups! Vains dieux! Les poutres sont plus hautes qu'autrefois, contre-nature, ça… Rien : des coussins pour son petit cul, des toiles d'araignée, habitées… elle n'a pas peur, au moins! Elle tue son père, mais pas les araignées… La pâte à tartiner extraite jadis de tous ces abdomens! Du beurre de fil pas filé… Pascal avait-il bouffé la tartine? On se convainc qu'oui, pour la beauté de l'histoire… Faudra vérifier. C'est qu'il a une mémoire de mule du pape, cet animal-là! Rien, bien sûr, dans la cachette? Comment l'aurait-elle découverte? Hein!?

    Une clef.

    Plate : de cadenas. Ça se corse, Hentorse! Si c'est la bonne, on patauge dans le sous-produit à faire chauffer les marmites infernales! Plus un papier plié… Petit trésor de haine, faut croire… Voyons un peu… Toujours cette ampoule d'avant guerre, douze watts cinq à tout casser… Seulement trois mots :

    Père donne à

    C'est pas vrai! Il radote, le vieux! Pourrait attendre qu'on ait fait des études! Mais pas con, la gosse, au fond. Mêmes questions : quoi? À qui? Si c'était écrit à l'encre sympathique? Jus d'oignon, jus de citron, pisse de rat, les yeux pour pleurer on t' les prendra… Faudra passer un briquet dessous.

    Et la clef tourne à merveille, et, pression?, comme la purée d'un bouton mur, le visage du transi se propulse hors du sac. Pas question de le reconnaître, évidemment… Mais pourquoi lui ont-ils cousu les lèvres? On dirait qu'il est éclairé de l'intérieur… Est-ce la blancheur de la peau qui fait luisance? Les lèvres se gonflent, il en a sur le cœur… Est-ce qu'on entend vraiment ces cris faibles et plaintifs, comme ceux d'un bébé-souris enfermé dans une cave? On dirait du morse…

      Tiens! T'as réussi à ouvrir?

    – Oui, la clef était sous le sac, figure-toi. Pourquoi avez-vous cousu les lèvres?

    – "Vous"! Non mais tu nous vois à la veillée, avec du fil et une aiguille! Tu sais, on a fait venir un professionnel, et il s'est conformé aux usages… Tu te souviens pas de la momie de l'Inca, dans Les sept boules de cristal? Ça remonte à la nuit des temps, ces habitudes-là… On voulait sans doute les faire taire, qu'ils ne reviennent plus casser les oreilles des vivants. Avoue que lui aussi, on l'avait assez entendu.

    – Moi, j'aimerais quand même l'entendre encore… Ça ne te dérangerait pas que je coupe ces fils?

    – Écoute, personnellement, je m'en fous. Mais tu remets tout en ordre et tu refermes le sac, d'accord? Tu comprends, la seule chose qui m'importe, c'est que les gamins ne soient pas mêlés à ça.

    – Ben mon colon!

    – Quoi?

    – Oh, je ne te dis rien! Mais t'as jamais eu l'impression que ta fille était plus fine que toi?

    – J'espère bien! Elle est là pour ça… Mais à cet âge, tu sais, la finesse rend vulnérable. Sandrine se croit très costaude, et ne se doute pas de tout le mal qu'on se donne pour la protéger, alors qu'elle ne fiche rien à l'école, et prend un malin plaisir à nous faire tourner en bourriques.

    – En usant de quelles méthodes?

    – Eh bien… te prévenir, par exemple.

    – ?… Non, les siennes, je veux dire.

    – Ah! Oh, très diverses, Monsieur l'Expert! Et toujours enjolivées d'excellentes raisons – pour ce qu'elle fait, ou contre ce qu'on lui conseille : elle me coince, je te jure! À douze ans.

    – Ça me fait plaisir de te voir battu sur ton terrain.

    – Mais je ne la laisse pas tyranniser ses frères.

    – Pas dit que ça l'intéresse; ni qu'il soit bon de protéger les gosses à ce point, de la vérité surtout.

    – Mais y a pas de vérité! On peut toujours aller plus loin. Et à leur âge, ils ont besoin de certitudes. Sandrine- 

    – Je te parle de faits, pas d'opinions!

    – Il n'y a que des opinions.

    – En voilà une qu'est pas nouvelle, et qui nous avance, tiens! Enfin, tu mens à tes enfants, ils te mentent, et la terre tourne… Rassure-toi, je casserai pas la baraque : après tout, je ne connais que vous.

    – Tu ne t'es fait aucun pote en taule?

    – Des gens sur qui on ne peut pas compter – ou du moins à qui je n'oserais pas demander un vrai service : à tort, peut-être, mais ça m'écorcherait la glotte.

    – Ben, au risque de me la râper un peu : ici, t'es le bienvenu… Seulement, même en mettant maman à part, je te le dis carrément, on ne se sent pas libre avec toi.

    – Pas libre de me dire ce que j'ai à faire, de contrôler…

    – Admets que cette histoire d'ossements, comme ça, au débotté…

    – Tu n'entends rien?

    – Non. Y a quelque chose à entendre?

    – Des sortes de cris ou d'ondes, très étouffés?

    – Tu sais, les ondes sonores, ça circule vachement. Certains y sont plus sensibles, mais c'est pas tellement bon signe… C'est comme pour la luminosité… En période de pleine lune, on renforce l'équipe de nuit à l'hosto psychiatrique…

    – Défense de trop sentir, défense de trop comprendre!

    – C'est pas un peu simple?

    – Écoute, tes enfants n'en sauront rien, et les voisins non plus, mais je te le dis, je vais couper ces fils une bonne fois pour toutes. Moi, je ne peux pas me contenter du mi-chemin! Faut vider cet abcès.

    – Pour les furoncles, on ne donne plus des coups de lancette à l'aveuglette! C'est de la médecine de papa que tu fais!

    – De papa, oui! T'as quelque chose qui coupe, sur toi?

    – Un bistouri, justement, mais…

    – Tu peux te barrer, si t'as les boules…

    – Tu parles, c'est toi qui sucres, oui! Laisse, j'ai l'habitude… Et quand j'enlève les points, les plaies sont refermées.

    Pas cette fois… À peine Pascal a-t-il tranché le premier fil que s'amorce, d'abord presque inaudible, un grincement? non, un crépitement, de plus en plus bruyant et convulsif à mesure qu'avance la tâche, bientôt comme rythmée par un zarb hystérique…

      Il claque des dents? C'est pas toi?

    – Mais c'est impossible! C'est des réflexes musculaires! J'arrête.

    – Continue!

    – Mais il faut déjà hausser le ton pour s'entendre! Ça va retentir dans toute la maison… dans tout le quartier! Je t'en supplie, pas de scandale! Je vais chercher de quoi recoudre… Bon Dieu, c'est de plus en plus fort!

    – Ah ah! Va, va!

    Mais Pascal n'a pas franchi la porte que déjà l'entrechoc décroît… Bientôt l'on n'entend plus que dégringoler l'escalier. Un soupir filtre d'entre les mâchoires apaisées… Pour un peu, on savourerait le silence… Un léger son de friture, de pleurage…

    "Ne franchis pas la borne, arrête là tes folies!"

    Terreur. La glotte se coince. Pas la force d'éructer : qui c'est?

    "Tu en sais déjà trop : ne mets pas en péril ton salut!"

    Pentiti, scellerato! Quelle blague! C'est tout sauf la voix de papa! Une espèce de grondement cavernicatureux, issu des profondeurs des plus désopilants sépulchres… Un supérieur hiérarchique? Astaroth, Béhémoth, Belzébuth, Freud?

      Papa! Papa!

    – Pas papa pas papa pas pap-

    – Ouais, je te le fais pas dire!

    – Bâtard!

    – Ah ben v'là aut' chose! Ça va durer longtemps, cette comédie? Il est branché sur France-Culture, ce cadavre, ou quoi? Renouvelez vos thèmes, hein!

    Brusque retour au silence, effondrement de la crânerie. Angoisse, jambes de serpillière.

    Un pas précipité dans l'escalier : Pascal?

    Non : un flegmatique en feutre et Macintosh, qui extrait de sa poche un pistolet démesuré, et loge posément dix balles dans le corps de tonton Pierre, recroquevillé par la peur, incapable du moindre mouvement de fuite ou de résistance.

 

 

    Les nimbus laiteux se déchirent sur la blouse blanche de Pascal, pince en main, prêt à intervenir… Curieux, ce serait plutôt le moment de s'endormir… Mais l'opération est indolore : sûre, la pince plonge dans les blessures, en retirant de longues chandelles de plomb…

      Tiens! C'est donc ça que deviennent les balles dans le corps?

    – Bien sûr : le plomb se liquéfie en route et se solidifie en s'enfonçant… Tu te souviens pas des bouts de tuyaux qu'on fondait dans une coupelle et qu'on jetait dans l'eau?

    – Snif! C'était le bon temps.

    – On ne s'en serait pas doutés, à l'époque.

    – Mais qui est-ce qui m'a transformé en écumoire, comme ça?

    – Mystère et boule de gomme.

    – C'est quand même du bol qu'aucun centre vital n'ait été atteint.

    – Aucun centre vital? Mais… où est-ce que tu te crois?

    – À ton hosto, non?

    – Oui, mais à la morgue, mon vieux… Mais non, pleure pas, tu vois bien que c'est pas si terrible… Tu vas te reposer, c'est tout… Le thanato est là, il va te faire un brin de toilette… Là… Bonjour, Monsieur… Oui, c'est mon pauvre frère : il a été salement amoché, vous voyez… Vous pourrez nous le rendre présentable?

    – Ben c'est mon travail, hein… On fera pour le mieux.

    – Alors je vous laisse… Et ne regardez pas à la dépense.

    – Ne me laisse pas!

    – Mais, mon vieux, tout le monde t'a déjà laissé…

    – Nooon, au secours! Je vous en supplie, je le ferai plus…

    – Ça se passe mal aujourd'hui, excusez-nous.

    – Vous en faites pas, j'ai l'habitude.

    – Si vous pouviez faire cesser ces cris?… On ne s'entend plus, et il y a des malades que ça peut traumatiser.

    – Oh, de toutes façons, je commence toujours par là.

    Sourd aux "ferai plus, ferai plus", l'homme tire du revers de sa veste une arabesque tourmentée de fil noir, et, d'un geste ferme et précis, plante la grosse aiguille dans la lèvre supérieure.

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