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Noyau de nuit

[Gueules cassées et ménage à trois]

16 Mars 2017 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Quand se fissureront les parois du caveau (1996)

 « Vous en faites, une tête!

– T’as pas vu la tienne.

– Je l’ai aperçue, dans la vitre de devanture… Je dois dire qu’ils ont accentué ma ressemblance naturelle avec Boris Karloff dans Frankenstein! Mais je ne vous cause pas plaies et bosses! Il y a manière et manière de les recevoir!

– Quand je pense que j’ai signé un papier comme quoi je n’avais pas subi de sévices! Je ne me supporte plus.

– Bah! Moi, je m’y suis refusé, et je n’en suis pas plus avancé! Tu voulais porter plainte?

– Pas les moyens.

– Alors?… Les gars, on a joué, joué aux cons, d’ailleurs, et on a perdu : c’est pas plus déshonorant que de mettre son fric sur le rouge et de voir sortir le noir! Un peu de dignité, que diable! Si ces rigolos peuvent vous entamer, c’est que vous n’avez rien dans le ventre! Des gens qui s’en remettent aux coups, vous n’allez pas leur accorder plus d’importance qu’à une bête rencontrée au bord de la piste, voire à une branche d’arbre qui vous tombe sur la tête! Ce sont des choses, des choses extérieures…

– Ta dignité et ton stoïcisme, je m’assieds dessus. Moi, tout m’entame. »

    Courneau ferme sa gueule, pris en faute : si rien ne vous entame, vous êtes perdu pour la littérature du déchirement, seule valâb! Pas une raison pour exhiber ses blessures en terrasse, mais des blessures, il en faut, et la morale de Nivert, la pétition de principe de l’écorché vif, mérite la révérence due à la charte du littérairement correct. Pourtant…

 « Moi, pas le mesquin. Je me réserve pour ce qui en vaut la peine.

– Et tu as un instrument de mesure?

– Aucun de fiable, de durable. Mais spontanément, il me semble qu’on se disperse à tout tolérer de soi.

– Si ça débouche sur tout tolérer des autres…

– Pas quand il s’agit d’agir! Mais l’écriture se situe au-delà! Tu ne te vois pas bâcler un pamphlet sur le thème : “C’est pas bien de m’avoir tapé!”

– Non : ce serait enfoncer une porte ouverte.

– Eh oui! Allons! À la vôtre! »

    C’est leur sixième apéro : scotch pour Courneau, Martini-gin pour Nivert, et pour Ducasse, qui, sauf pour commander, se tait obstinément, comme s’il s’était vidé les poumons à vie, un tas de boissons exotiques ou désuètes, Mandarin, arak, Cynar, tequila, guignolet-kirsch… C’est le chauve terrifiant, devenu chaleureux comme par enchantement, qui invite, mais il ne tient pas mieux la bouteille que les deux autres, et comme ils n’ont rien bouffé depuis 24 heures, les trois cervelles commencent à s’empâter, un léger bredouillage (que nous gommons à la transcription) à altérer les propos. Les garçons sont, l’un après l’autre, sous couleur de table à nettoyer, venus lorgner en coin ce jeu de massacre; et de fait, les tronches, enflées, bosselées, carmin à reflets mauves, valent le coup d’œil : l’opinion surprenante qui prévaut au bar, et flatte un goût contrarié du romanesque, c’est qu’ils se sont arrangés de la sorte mutuellement, et s’offrent une saoulographie de réconciliation; le patron se demande d’ailleurs s’ils ont de quoi la payer, avec une anxiété croissante à mesure que défilent les verres.

 « Écoutez, prenons les choses par la bonne anse : on aura au moins gagné chacun deux lecteurs dans l’aventure! Ça m’intéresse, les élucubrations de mes compagnons de gnouf…

– Cinquante balles le volume. »

    Courneau interloqué se fait expliquer le système, dont Nivert ne dissimule pas l‘échec. Ducasse, personnellement apostrophé, persiste dans son mutisme inélégant, et on le laisse choir, bien qu’il ne dédaigne pas de commander son septième – un Clacquesin, puisque la boîte, renseignement pris, n’a pas de Sangoné…

 « Cet emmerdeur aurait pu attendre un peu pour se manifester! Moi, je tablais sur deux-trois jours, de toute façon je n’aurais pas pu tenir plus longtemps! Mon ami ne m’a pas quitté plus de quelques heures, des dizaines de personnes m’ont vu là-bas, et quand on habite une île… Et toi, t’avais quoi, comme filet?

– Rien.

– Tu veux rire! T’étais prêt à aller en taule pour te faire publier?

– Au point où j’en suis…

– Chapeau! Mais la suite, la Suite? Les Autres? En taule, c’est pas facile, faut pas croire… Je le sais, j’en ai fait.

– Y a pas de suite. C’est le bout du rouleau. Posthume ou rien! De toute façon, je n’encaisserai pas cette histoire, pas question! On me fout le pied sur la tête, je n’existe pas, et il faudrait qu’en plus je me laisse réduire en chair à saucisse en disant merci?

– T’es pas si sensible que ça aux humiliations, si c’est la première que tu remarques!

– Là je peux pas me voiler la face!

– Dans une semaine tu y arriveras très bien.

– Si j’avais une arme, bon Dieu, n’importe quoi!

– Ne dis pas de bêtises. Ça s’achète.

– Une mitraillette? Où ça? Une adresse, un nom, bon Dieu!

– Pas besoin de mitraillette quand on est résolu. Et t’en ferais quoi, du reste?

– T’as besoin d’un dessin? Tu connais pas le chemin? Je le referais les yeux fermés! Et là, Rrrran, rrrrran, je les fauche tous! Tous! »

    En fantasme, en tout cas, ça semble le faire sacrément jouir. Et voilà-t-il pas que Ducasse, émergeant de sa léthargie alcoolisée :

 « J’en suis! »

    Courneau vide son verre, et, irradié d’un sourire méphistophélique, celui-là même qui faisait trembler Di Mo :

 « Je peux pas laisser des potes de gorgeon faire ce boulot tout seuls! Mais il me semble que vous vous trompez de cible… »

 

    ***

 « Je ne te comprends pas… Tu te méfies d’elle, et tu la charges de ton travail!

– Sous surveillance… Comment veux-tu que je fasse? La fille me repérerait au premier coup d’œil.

– Tu aurais pu m’en charger, moi!

– Ton tour viendra si on ne peut pas l’éviter. Tu es trop remarquable pour filer quelqu’un. Tu t’imagines que ça court les rues de Mortain – et d’ailleurs – une nana aussi jolie que toi, avec une chevelure en feu? À moins d’une opération de chirurgie désesthétique, c’est un petit boulot qui t’est fermé.

– Je m’en consolerai.

– Alors, pourquoi en faire un drame?

– Mais pas du tout! J’essaie de comprendre, rien de plus. D’ailleurs, je trouve Camille épatante, spontanée, et ça me ferait mal que ce soit une espionne! Tu as des raisons de la soupçonner?

– Bien maigres. Seulement qu’elle a reçu une visite de mon cher collègue le divisionnaire de luxe, et qu’elle m’a proposé sa collaboration dans la foulée…

– Ça l’intéresse, qu’est-ce que tu veux? Et puis il y a quelque chose comme un coup de foudre dans l’air…

– Elle ne t’avait pas encore vue.

– ?… Idiot! Pour toi!

– Oh, allons…

– Mais elle a le droit de vivre, dis donc! Tu t’imagines que les filles… quelconques ne sont jamais amoureuses?

– L’amour sans espoir, je le conçois assez mal…

– T’as jamais flashé pour une actrice de cinéma?

– Si, et même pour des dames mortes depuis un siècle, mais le temps d’une rêverie! Du moment que… hein?

– L’amour de l’impossible, c’est pas ta pointure?

– Euh… Si, pourtant. Mais je l’incarne, mon impossible! À toi par exemple je prête toutes les vertus…

– Que je ne saurais posséder, naturellement?

– Qui n’existent que dans les romans, tout simplement.

– De sorte que tout est foutu d’avance. Je vois. T’as quel âge, mon petit Serge?

– Entre 7 et 77.

– Tu veux pas répondre?

– Non. C’est comme si tu me demandais si je suis arabe : c’est que ça signifierait quelque chose à tes yeux, que tu serais prête à émettre un jugement a priori sur un type qui est à côté de toi, et que tu as tout loisir de juger sans fiche signalétique. J’ai l’âge que tu me vois. Moi, je ne te demande pas ta carte! »

    Il n’ose, en effet. Mais pas mécontent si elle avait la bonne idée de la brandir…

 « Eh bien, je te vois drôlement jeune! Un vrai bébé! Je m’en fous, de ton âge! Mais enfin, avec quelques rides par ci par là, un visage qui n’est plus tttout à fait celui d’un jeune premier, tu n’as pas appris à composer avec le réel?

– Mais si, mais si, je compose! Très bien, avec le temps! Si tu me laisses celui d’apprendre à te connaître, je vais t’adorer telle que tu es, qualités, défauts, tout! Et je tremperai mon gilet quand tu me plaqueras!

– Tout de suite, tu garderais l’œil sec?

– On ne sait jamais. Mais ça me paraît un peu tôt pour me briser le cœur. J’ai encore l’impression de rê- Merde! La voilà! »

    Dans la caisse, Buû relève fissa son journal déployé : nécessité de dissimulation et signal convenu. Bernadette affecte de se recoiffer, mais le miroir, légèrement dévié, donne sur Camille.

 « Elle a compris. » Et de fait, une minute plus tard, à la distance recommandée, Buû voit le dos mastoc masquer le dos étriqué de Christine Guigne, qui marche vers le lycée en traînant les pieds. La grosse s’amuse à faire un petit bonjour derrière ses fesses.

 « Pourvu qu’elle ne fasse pas l’andouille! Si ce fil casse…

– Tu es sûr qu’elle le connaît, ce type?

– Même pas.

– Tu ne peux pas le retrouver autrement? Tu dois bien avoir son nom…

– Pas nécessairement…

– Je vois… Tu me fais confiance, à moi aussi!

– À 99,5% depuis la scène chez Damger. Mais quelqu’un de très fort aurait pu…

– Tu as quelqu’un au monde, à qui tu te fies totalement? Une femme? Je ne t’ai même pas demandé si tu étais marié…

– Non, mais ça peut se corriger. Quand tu veux.

– Sans façon! Et puis, te mettre en ménage avec une balance, tu parles d’une vie!

– Comprends-moi, pétard! Tu existes sur deux plans, pour moi! Notre rencontre dans le train m’a paru cousue de fil blanc! Et après… Adonis et moi, ça fait deux!

– Y a que ça qui compte, pour toi?

– Non…

– C’est à dire oui.

– Ça compte trop, c’est entendu, c’est lamentable, mais tu n’as pas à t’en plaindre. Et la même en conne, crois bien que je ne lui proposerais pas ma main! D’ailleurs, est-ce que je fais une différence entre la beauté et l’intelligence d’un visage? Les yeux sont les fenêtres de l’âme, comme dit

– Li-Hue-Sun.

– 99,99%! Comprends donc que ce qui reste, c’est rien à combler pour la volonté, mais seulement pour ce qui concerne mes propres affaires! Si c’était toi le mec que je cherche…

– Eh bien, je t’en voudrais déjà un peu d’avoir déjà guidé deux filles peu sûres jusqu’à celle qui sait peut-être où je me cache!

– M’en parle pas. »

    Ils sont arrivés sur le parking du lycée, et s’y taisent, Buû fort sombre. Car c’est l’évidence : attendu les cartes déjà abattues, garder la dernière, celle du nom-de-Trou, serrée dans sa menotte, est absurde ou suicidaire : si Bernadette turbine pour la maison Poulemane, ils tiennent Christine, et sauront la faire parler. Au mieux, de combien peut-il les devancer? De 24 heures? Si c’est pour souffler à Trou de se déguiser en vent coulis, lui-même, Buû, a intérêt à profiter de son propre conseil, ou il héritera du séjour à l’ombre qu’il aura évité – pour combien de temps? – au suspect… Attendre le test Loiret-Lozère pour s’épancher? Il se fixe cette échéance, mais serait en peine d’articuler pourquoi… Il va aggraver son cas! Écoute, si tu tiens à savoir… En principe, elle devrait refuser mordicus!

 « À quoi tu penses? Si tu consens à en informer un être indigne…

– À mon pauvre bouquin, dont il ne reste peut-être rien. J’ai été folle de prendre la fuite. Il y a toujours moyen de s’arranger. »

    Ah bon. Elles sucent ça avec le lait, que la jalousie est porteuse… porteuse de souffrance, pas de doute, mais est-ce qu’il existe des loques dont la souffrance tourne en bons procédés? Elle a l’air sincère, remarque… Ou c’est un flic, et il n’y a que le métier entre nous; ou elle dit vrai, et elle ne songe qu’à rentrer en grâce auprès de son mec, qui l’a surprise avec un autre… Et moi, là-dedans, je suis à peine un accident de parcours… Rencontré il y a seize heures, oublié en moins encore…

 « On peut te cracher dans une gare.

– Ça t’arrangerait?

– Oh que non! Tu sais, cette enquête, je la laisserais tomber s’il te plaisait de le demander.

– Ça… j’en doute. »

    Et probablement n’a-t-elle pas tort, car Camille survenant essoufflée accélère le pouls, et Buû n’est pas mécontent de renoncer au défi qu’il se sentait obligé de lancer dans les formes.

 « Ça y est, elle est en cours! Mais elle a posté une lettre…

– Où?

– Y a une boîte dans l’enceinte du lycée… Et tu sais, je suis sûre qu’il y a du louche! Elle a regardé derrière elle, elle a caché la boîte de son corps… Je l’ai pas vue la m- Où tu vas?

– Regarder l’heure de la levée.

– 11h 45. Rien avant demain matin.

– Bravo! Eh bien, je crois qu’on peut se permettre un peu de tourisme… ou une petite sieste. »

 

***

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