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Noyau de nuit

[Enquête en Normandie]

15 Mars 2017 , Rédigé par Narcipat

 « Six?

– Pour le moment.

– Vous êtes certain que c’est lui?

– Tout y est : caractères, style, thèmes, localisation, et surtout suivi : il rappelle ses lettres antérieures, d’une certaine manière il justifie sa nouvelle position…

– Vous avez l’air dubitatif…

– Non, non, il n’y a pas moyen! Mais ce type est imprévisible : vendredi, il envoie une nouvelle, en nous promettant une prochaine exécution si on ne la fait pas paraître dans les journaux. Et samedi à six heures, il a posté rue du Louvre, le seul bureau ouvert, faut-il que ce soit pressé! au moins six lettres de menaces, sans attendre de savoir si on a obtempéré, et sans en piper mot!

– Et les menaces ne sont plus que conditionnelles…

– Alors qu’il n’a rien obtenu de ce qu’il réclamait, et qu’il prétendait que ses exigences grimperaient encore! J’y perds mon latin!

– La perte n’est pas grande…

– Mettons mon italien.

– Seuls les imbéciles ne changent pas d’avis, et un sanguinaire n’est pas nécessairement un imbécile…

– Il faut pourtant qu’il soit peu malin s’il se figure qu’il va faire taire un seul destinataire des lettres d’injures…

– Vous avez pris des dispositions de ce côté?

– Il me faudra d’autres effectifs si ça s’amplifie! Pour le moment, le seul menacé, en principe, est un certain Biche-Dindon

– Qui ça?

– Roger Biche-Dindon, un critique de la radio.

– Jamais entendu parler.

– Moi non plus, avant ce matin. Mais le fou, lui, si, et il n’aime pas, mais alors pas du tout, l’entendre parler! Or, ledit Biche-Dindon cause dans le poste à midi. Les cinq autres ne retarderont pas une publication d’un jour, mais ils n’ont rien d’imminent.

– J’espère que votre… Dindon est dûment gardé?

– Protection maximum! Les meilleurs! On le descendra peut-être quand même, vous savez ce que c’est

– Je préfère pas.

– Oh, moi non plus! Mais il faudrait une muraille humaine! Ou une papamobile… De toute façon, on aura le tireur.

– En un sens, il est bon qu’il soit fixé sur une cible…

– Oui, s’il est conséquent! Mais on se demande quelle lubie peut lui passer par la tête… et s’il est vraiment seul!

– Comment ça?

– Ah, je sais pas, je sais pas! C’est pas logique! Ce type écrit à Dauriat qu’il a un pistolet, et qu’il le flinguera avant la fin de l’année – et il le tue au couteau dans l’heure qui suit! À Anarchoz, il dit qu’il va lui faire boire la mort – c’est métaphorique, je sais, je sais! N’empêche que celui-là, il se le fait au pistolet! Il exige qu’on publie un texte… et il l’oublie immédiatement, pour lancer des menaces tous azimuts! Et s’ils étaient deux?

– Un qui tue, un qui écrit?

– Même pas, puisque d’une lettre à l’autre y a pas de suivi, enfin, si, mais un suivi bizarre, anormal…

– C’est un instable et un détraqué, voilà tout. Vous feriez bien de flairer un peu le passé psychiatrique des refusés, ça ne doit pas être la mer à boire d’opérer les recoupements nécessaires par ordinateur…

– Mais ils sont trop, ils seront toujours trop! C’est désespérant!

– Si vous désespérez à ce point, je peux vous faire relayer par Bonny…

– Non, non, on n’en est pas là! Le piège devrait se refermer aujourd’hui… ou demain…

– Et vos trois… suspects, qu’en avez-vous fait?

– On les a mis dehors après une bonne rouste, histoire de leur apprendre à se payer notre tête! On n’allait pas s’en encombrer!

– Et cet inspecteur… Buû?

– Aucune nouvelle. Je me demande de plus en plus fort s’il n’est pas dans le coup. »

 

    ***

 

    L’égérie de Trou est toute menue, terne, craintive, asexuée, son visage clame à tel point la résignation aux coups qu’elle en couperait aux chahuts si cet âge n’était sans pitié, ou du moins sans charité. L’opération bulldozer que projetait Buû avorte, elle, dès que s’entr’ouvre la porte : écraser un être ouvertement désarmé, même pour la meilleure des causes, lui est physiquement impossible, et il n’y a pas de meilleure stratégie pour le désarmer, lui, que d’ouvrir des mains nues. Il voudrait prendre sur ses genoux et bercer cette Christine destinée à périr sans concubin, ou à se faire rudoyer par une brute, et se contente de quelques mots élogieux sur son intérieur, auquel elle consacre manifestement tous ses soins, et dont de fait la sobriété, quand on vient d’échapper aux Damger, caresse l’âme dans le sens du goût… Il ne faut pas se risquer aux fenêtres, qu’occupent intégralement les sept étages du bloc d’en face, mais divans, pavés de granit, bonsaïs, bouquets de fleurs des champs et kakémonos zen composent, sans qu’il soit besoin de s’incliner devant le Fuji-Yama, un microcosme où l’on se dit qu’il ferait bon méditer en silence, si l’on avait le temps. Les compliments sont reçus d’un air gêné, apeuré, mais Buû se persuade qu’elle va les ruminer sans trêve, qu’ils illumineront maint triste soir… Après quoi, il prend la peine d’une longue réhabilitation de la police, ses méthodes et ses objectifs, qui ne sont pas, Mademoiselle, ce qu’un vain peuple pense! Ainsi… Quand on se met en quête d’un homme, n’est-ce pas, la réaction, excusable, je vous l’accorde, c’est d’imaginer qu’on veut lui faire du tort… Rien moins! En l’occurrence, on s’interroge sur la survie d’un certain Serge Trou, dont la famille – éloignée – s’inquiète, autant par sollicitude bien naturelle que parce qu’il est bénéficiaire d’un héritage non négligeable qu’un autre ne saurait palper sans preuves de sa disparition, ou qu’il y renonce lui-même…

    Cette éloquence à la Fénelon semble perdue : d’une voix tremblante, la demoiselle proteste qu’elle n’a aucune idée d’où pourrait s’être évanoui le suspect, qu’elle ignore même s’il est encore de ce monde.

 « Il ne vous a pas laissé d’adresse en partant? Vous n’avez pas échangé de courrier?

– Non, Monsieur l’Inspecteur. Je lui ai écrit une fois, il n’a pas répondu, je ne sais même pas s’il a reçu ma lettre…

– Écrit? Où?

– Rue du Rocher, à son ancien appartement. Je suppose que la poste a fait suivre, puisque la lettre ne m’est pas revenue…

– C’était son genre, de ne pas répondre?

– Oh, vous savez, c’est un genre assez répandu… »

    Le soupir semble évoquer une montagne de mécomptes.

 « Vous étiez pourtant… très liés?

– Je ne sais pas ce qu’on vous a raconté, ni qui, et ne désire pas le savoir, mais on a dû exagérer…

– Il ne tient qu’à vous de rectifier… Enfin, vous ne… ensemble, enfin… »

    Il n’ose même pas prononcer faisiez l’amour en toutes syllabes, mais elle semble avoir compris la question, et il reste à interpréter sa non-réponse rougissante : faire l’amour, avec moi! Comme si c’était possible… Ou bien le rappel d’instants brûlants… ou la simple confusion devant tant d’impudence…

 « On se promenait… On visitait la région… les églises. Ça l’intéressait, j’ai fait un peu d’architecture… »

    Une voix onirique, vaguement chantante… Un Amour sous Victoria… Deux solitudes effarouchées qui se serraient l’une contre l’autre… Rigoler? Ce sont plutôt les larmes qui viennent…

 « Vous savez que je ne lui veux aucun mal…

– Il n’a rien à craindre de la police, je n’ai aucune raison de vous cacher quoi que ce soit… Mais il n’est pas du genre à s’installer sur la banquette arrière… Il n’a laissé d’adresse à personne, sauf peut-être à l’administration, mais j’aurais cru indiscret d’aller la demander.

– Il paraît qu’il n’était pas très heureux dans ce métier?

– Pourquoi? Pas moins qu’un autre… Il aimait bien ses élèves…

– Mais eux le chahutaient.

– Ça, c’est la version du proviseur! Bien sûr, ils ne pouvaient pas le comprendre, et comme il ne punissait jamais, ils en profitaient… Mais ils l’ont regretté, je peux vous l’assurer.

– Il ne punissait jamais?

– Il se refusait à exercer un pouvoir sur qui que ce soit… et à le subir.

– Beau principe… mais difficile à appliquer. Peut-être même contradictoire dans les termes… Entre résister au pouvoir d’autrui et exercer le sien…

– Je suis bien d’accord avec vous. Mais lui avait des règles très précises pour distinguer l’un de l’autre.

– Curieux de les connaître… Mais j’ai peur que ça n’en prenne pas le chemin! Vous ne pouvez vraiment pas faire un effort? Vous m’économiseriez le trajet jusqu’à Caen.

– Jusqu’à quand?… Ah, Caen? le Rectorat? Oh, ça m- Enfin, je ne veux pas m’avancer, mais je crois qu’il était décidé à en finir avec l’enseignement coûte que coûte.

– Ça ne lui plaisait pas tant que ça, alors.

– C’est pas ça, mais il estimait qu’il avait autre chose à faire.

– Vous avez Fonds de cercueils, ici? Ne soyez pas surprise, c’est mon métier.

– Pourquoi Fonds de cercueils? J’ai tout ce qu’il m’a donné. »

    Où donc? Pas le moindre bouquin dans la pièce…

 « Il y en a tant que ça?

– Pas tellement… Il ne pouvait écrire que pendant les vacances, et encore! Il lui fallait un mois de décollage… Quand on pense qu’au Canada ils accordent des années sabbatiques pour ça! Avec publication à la clé!

– Vous ne pourriez pas m’en prêter quelques-uns? J’en prendrais soin…

– Ah, désolée, je ne m’en sépare pas.

– Et des vôtres?

– Vous êtes vraiment renseigné à ce point? »

    Eh mais… C’est un trait d’ironie qu’elle ose là! Le ton ne s’est pas durci à proprement parler, mais l’assurance de Christine s’est multipliée par mille dès qu’elle a pris appui sur l’écriture, le spectre s’est doté tout à coup de bec et ongles, et Buû commence à se demander s’il n’aurait pas dévoyé sa pitié… si son histoire d’héritage n’est pas venue s’enliser dans un scepticisme très quiet, si la consœur n’a pas une nette notion de pourquoi on recherche le confrère… Pas de télé au salon, mais une vie professionnelle, l’écho nécessaire de conversations, probablement suivies avec un intérêt passionné… Je ferais sagement de jouer les convertis, d’annoncer mon départ pour Caen, et de me mettre en planque : elle n’a pas le téléphone, et Trou n’est tout de même pas dissimulé dans la chambre du fond…

 

    ***

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