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Noyau de nuit

[Nuit d'angoisse / Réveil à l'hosto]

3 Décembre 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #La mort est mon berger (1996)

    Travail manuel, piège à cons. Il faut que je m'impose de lâcher le ciseau, le marteau, la scie, que je manie si gauchement, à une heure donnée, et de n'y plus toucher avant le lendemain ! Est-ce par peur du tunnel sans fin, de l'inventaire de mon vide, que je renâcle à me mettre à la vraie tâche, et prolonge indûment l'aménagement de l'espace, comme si la réflexion devait venir s'y loger d'elle-même quand les préparatifs seront achevés ? Quand le matin doit commencer au papier blanc, je me renfonce sous ma couette, étire la nuit jusqu'à des heures admissibles en décembre, lumineusement scandaleuses en mai. Mais que le souvenir me revienne d'une planche à raboter, de ronces à arracher, même d'un coup de balai à donner, voilà que je saute du lit plein d'ardeur pour une tâche stupide et sinon inutile, du moins rien moins qu'urgente ! J'ai passé toute la journée d'hier sur le toit, au risque de me casser cent fois la margoulette, enivré par le jeu stérile de décaler les tuiles, de colmater de mottes, et l'ondée du matin me révèle qu'aucune gouttière ne s'est laissé convaincre ; je me demande même si je ne les aurais pas multipliées… Je suis d'une consternante inefficacité ! Scier droit ou planter un clou sans le tordre m'apparaît, si tard ! comme la plus haute fleur d'une technique que j'aurais crue donnée au premier gland venu ! Toutes mes étagères sont de guingois, et la cale abonde : les constructions les plus hardies reposent sur des copeaux minuscules. Sans doute en remettant la plomberie à plus tard ai-je évité une inendiguable inondation ; l'électricité même me paraît pleine de mystères et de dangers : ma langue grésille encore d'une maîtresse châtaigne que je me suis offerte avant-hier en écossant avec les dents un fil où j'avais pourtant contrôlé que le courant ne passait pas ! Je plie difficilement les reins, et l'on dirait que tous les rhumatismes du monde se sont donné rendez-vous dans mes mains : la plume m'échappe des doigts, et je ne parviens à me relire qu'avec les yeux de la foi. Un pas de géant dans la décrépitude ? Plutôt l'effet révocable, j'espère, d'une dépense physique inhabituelle… Toujours est que des inquiétudes pourraient bien me venir, à évoquer le fantôme de ces vénérables tremblotant sur leurs cannes, dans le jardin d'un mouroir, ou seulement l'éventualité d'une mauvaise chute : je ne me vois pas ramper jusqu'à la route avec le bassin brisé ! C'était assez l'avis des gendarmes qui m'ont causé hier la surprise d'une visite, et qui malgré leur lourde jovialité paraissaient brûler d'envie de me quémander une petite photo pour la confronter au fichier des parrains en cavale : une suspicion à couper au couteau ! J'ignorais que les campagnes fussent aussi impeccablement quadrillées… Je me repens d'avoir dévalé du toit avec trop de précipitation ; du moins n'ont-ils pas passé mon seuil et ne leur ai-je pas humecté les cordes vocales. Ingratitude ? Bien du mal à les sentir protecteurs, c'est en coupable que je les ai reçus, bêtement soulagé de pouvoir me reposer sur mon innocence réelle et devenue apparente avec l'âge ; elle ne me suffisait pourtant pas, et je n'avais de cesse de banaliser au mieux mon installation dans ce coin perdu, d'invoquer le défaut de pécune et l'appétit du repos. Ils m'ont laissé en liberté, non sans me lancer cette flèche du Parthe : « Il y a des vipères par ici : vous feriez bien de vous procurer du sérum ! »

    Ma foi ! Je n'en ai pas vu la queue d'une. En revanche, j'ai passé une bien étrange nuit, qu'il me faut consigner en deux mots, bien qu'il me semble à présent l'avoir rêvée. En tout cas, je rêvais que je ne dormais pas. Je ne sais quelle heure il pouvait bien être, une heure bleue de lune, quand – en somme l'histoire se résume à ça – j'ai entendu des pas dans l'herbe, non le frôlement touffu qu'on pourrait prêter – pure imagination de citadin ! – à un sanglier, ni le passage vif d'une belette, d'un renard ou d'un chat, ni le piétinement entrecoupé de tonte d'une vache en maraude, mais, fort distinctement, des pas humains, furtifs et circonspects !

    Rien ne me laisse sceptique comme les histoires de rôdeurs dans les campagnes ou au cœur des bois, hilare comme les frayeurs, autrefois, de mes compagnes de camping sauvage : quand on veut enfreindre la loi, on opère en ville, là où l'on trouve matière à vol, à viol, à meurtre ; on a peu de chances de se faire pincer dans le désert, mais aussi peu de trouver provende. On m'objecterait que l'occasion fait le larron, et qu'il suffit que la peur de se faire pincer s'affaiblisse pour que tous soient capables de tout… Je n'en crois rien, ce qui sans doute se résume à : je ne me vois pas dans le rôle ! En tout cas, invoquer l'occasion ne rend pas compte d'un promeneur nocturne au bout d'un cul-de-sac… On m'aurait proposé ce cas d'école la veille, que je me serais promis de sortir vêtu de morgue et de probité, outil tranchant en main, et d'apostropher la nuit ! Or il faut bien constater que mes jambes ne m'auraient pas porté ; que non seulement je suis resté de bois sec dans mon lit, terrorisé jusqu'aux moelles, priant presque un Dieu qui a pourtant donné assez de preuves de sa surdité, que le malandrin se contentât de partir au volant de ma voiture, ne songeât pas à pousser une porte que j'avais naturellement négligé de verrouiller ; mais que je n'ai même pas osé sortir le museau des draps, jeter un œil par la fenêtre dont les volets n'étaient pas mis, de peur de provoquer le fait-divers par mes regards ! L'autruche écoutait pourtant, dans l'hébétude ; les pas se sont arrêtés brusquement, je ne les ai pas entendus décroître, et je me suis persuadé qu'un vagabond habitué à faire relâche dans cette baraque inoccupée s'était en désespoir de cause couché là, sur le seuil… Combien de temps ai-je retourné le problème, attentif au moindre craquement ! (et Dieu sait s'il y en a ! Les solives, le plancher semblent restituer des siècles de conversations) Et puis tout de même j'ai sombré, et les ruisseaux du jour se déversant dans la pièce m'ont lavé de l'effroi… Je me suis promené autour de la maison, regrettant de n'avoir pas photographié les lieux la veille ; mais non : pas la moindre trace, les outils épars restaient là où ils étaient tombés… Ce soir, je fermerai la porte ; mais les volets, quel ennui ! Penser que le jour s'affaire derrière, et n'en voir passer que de minces lamelles ! Sont-ce les siestes obligatoires de mon enfance qui ont ancré en moi cette répugnance pour la pénombre artificielle ? En tout cas, elle ne s'est jamais démentie, et je trouverais fort sot de m'abîmer la vie pour un cauchemar.

 

***

 

 

    C'est d'abord un touillé d'envie de pisser, de “qui suis-je ? Où suis-je ?”, de pâles chuintements et de luminosité viandâtre, à travers les paupières qu'on n'ose pas ouvrir ; pas le bout du tunnel, non, un retour à l'entrée, ça se pressent tout de suite, un porche ouvert sur les enquiquinements, les quoi ? qu'est-ce ? pourquoi ? d'une armada impressionnée mais incompréhensive. Le « Merde ! Raté ! » mais un raté à grand spectacle qui ne saurait manquer de faire des petits… Sébastien ne coupe pas au lourdage de l'internat, au débarquement de l'oncle à la torture d'avoir à feindre l'intérêt et la compassion. Il refuse encore d'apprendre où il gît, hôpital ou infirmerie du lycée, mais la matinée se recompose, accablante : il n'a pas rêvé ses fanfaronnades devant le pion, le surgé, les potes, cet éclatement d'euphorie avant de replonger dans le sommeil : il s'est vanté d'être allé à la rencontre de la mort, qui du reste, méprisant sans doute les misérables moyens mis en œuvre, n'a pas daigné se présenter à l'appel, même pour une courte entrevue ; à présent, il nierait tout, si c'était possible, mais il n'y faut plus songer, un minuscule flacon de Valium a eu raison de tous les impératifs de discrétion, et l'on peut se demander de quoi sera fait demain. Pas satisfait, mais alors pas du tout, qu'on le prenne en charge ! Car la vie était des plus douces, et la curiosité d'aller voir ailleurs n'impliquait nullement qu'on fût si mal ici… Sûr et certain que Véronique est au courant depuis longtemps, et qu'il chemine dans sa tête égocentrique une version des faits comme quoi il l'aura cruellement désobligée en estimant que sa présence sur terre ne constituait pas une raison suffisante pour y séjourner… Au surplus, le voilà sûrement catalogué mec à histoires, donc avec qui la réserve s'impose. Bref, exclu de l'amour, et viré du bahut à un mois d'un Bac qui s'annonçait dans un fauteuil, ce n'est pas un bilan rose que l'orchestre nous joue là… Et pourtant non, Sébastien ne parvient pas à se trouver à plaindre : de ces succès sans histoire il avait épuisé par avance tous les sucs, et l'imprévu le ferait plutôt jubiler ; quel imprévu, d'ailleurs ? Il sait bien où aller. C'est fou ce qu'il se sent vide, frais, sans corps, au point, n'était sa vessie surgonflée, de ne plus faire qu'un avec les draps…

    C'est un glouglou timide qui l'appelle à décoller les paupières, et presque à ouvrir les vannes ; il n'aperçoit d'abord qu'un pantalon de pyjama, puis le pénis conséquent d'un inconnu qui s'épanche dans un lavabo, à quelques centimètres de la tête du lit ; une odeur sure où la part de l'autosuggestion reste indéterminée, lui parvient aux narines ; l'inconnu s'ablutionne le gland de trois doigts passés sous le robinet, et sans renfourner se retourne vers Sébastien : alerte aux mœurs ! Mais non : ils se dévisagent quelques secondes en silence, visage basané, levantin, sali de barbe, dans les 25 ans max, qui sans un mot tourne brusquement les talons, et va s'affaler sur un second grabat blanc, à l'angle de la pièce, juste comme la porte s'ouvre sur une grasse infirmière au visage de madone comblée.

 « Tiens ! Alors il est réveillé ! »

    C'est de Sébastien qu'on parle, et à Sébastien, en dépit de la troisième personne. Il sourit sans répondre.

 « Il a besoin de rien ? Le docteur va venir. »

    Il accentue le sourire d'une mini-moue, et puisque la voilà bien décidée à l'infantiliser, murmure d'une voix contrite :

 « Number one.

– Oh là ! Je cause pas les langues forestières, moi !

– P… petite commission.

– Ah, le chéri ! Il a l'urinal, là, dans la table de nuit…»

    Elle se penche, tend l'objet à Sébastien, qui le glisse sous les draps, attend qu'elle se casse… La matrone éclate de rire.

 « Oh, il est gêné ! Bon, je reviens. Tu le remettras au même endroit, hein… Puisqu'il est réveillé, je laisse entrer les visites… »

    Ah, c'est bien le moment ! Elle le fait exprès ! Beau envoyer le maximum de pression en dépit du regard impavide qui, depuis l'autre pieu, lui coupe un peu le sifflet, ça ne rate pas, c'est comme Sébastien repose précipitamment la théière que bat la porte, et qu'entre… Mylène ! Ça, c'est gentil ! Et plutôt inattendu… Mais la surprise gigogne à tout va : la fille, manifestement surprise, se fige un instant, lui lance un "hello" pas qu'un peu guindé, et se tourne carrément vers le basané inconnu, dont le masque se fend d'une sorte de rictus.

 

***

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