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Noyau de nuit

[Réception d'un novice; l'illusion du moi]

24 Décembre 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #La mort est mon berger (1996)

 

    Dès la sortie du tournant, comme Buû pèse sur le clignotant, un grouillement vert l'arrache à son exaltation morose ; et à peine la bifurcation prise, voilà cinq ou six robes fort affairées à coucher précipitamment une longue échelle au bas d'une façade aveugle… Passer outre ? Pas naturel. Et il reconnaît Rébecca, qui s'éclaire.

 « Je le savais !

– Mais qu'est-ce que vous fabriquez ?

– Je t'expliquerai. Va, va, je te rejoins.

– Je préférerais t'attendre. Je suis un peu timide, et je connais que toi. »

    Elle fait le signe "pas de nœud" aux copains qui semblent s'appliquer de toutes leurs forces à faire semblant d'être ailleurs, ouvre la portière et pénètre dans la bagnole.

 « Vous pratiquez le vol à l'escalade en plein jour ?

– Oh, c'est plus compliqué que ça ! Je t'expliquerai. Alors ? C'est une… visite, ou?…

– C'est une visite un peu prolongée, si vous êtes d'accord. J'ai pris une semaine de congé, pour voir. Hier, ça m'a turlupiné toute la soirée. Je me suis dit : tu passes peut-être à côté de la porte du bonheur. T'as pas le droit de pas frapper.

– T'as raison. C'est chouette.

– Ils… vont m'accepter ?

– Ne va pas à la pêche aux compliments : on refuse personne. C'est pas un club. »

    Il se range sur l'esplanade de gazon, à côté des deux caisses tellement pourries qu'elles fraternisent immédiatement avec la sienne. Les grotesques bungalows kitsch ruissellent de soleil.

 « Alors, comment on procède ?

– C'est tout procédé. Viens chercher une tilaine – à moins que tu veuilles garder tes fringues, t'es libre.

– Non non, ça me dit de renouer avec le frou-frou. »

    Ils traversent la route, Rébecca pousse la porte du bâtiment gris.

 « Je te présente la Maison du Silence. C'est pas une obligation religieuse, la preuve, je cause ! Mais ici, on dort, on pense, on lit, on écrit, on essaie de ne pas déranger la pensée ou le sommeil des autres ! Quand on veut discuter, ou faire de la musique, ou du potin, on va au moulin… que tu connais déjà.

– D’accord. »

    Trois niveaux, comme au moulin. Au rez, une bibliothèque que Buû trouve plutôt étroite pour vingt personnes ; ses livres la doubleraient : et pourquoi pas, au fond ? Qu'y perdrait-il ? Il se garde néanmoins de formuler la proposition. Une longue table, des chaises de paille, un âtre qu'occupe un poêle à bois… tout un entraînement ! L'inspecteur ne se voit pas bouquiner en public, donner spectacle de la seule activité dans laquelle il s'oublie… On doit s'habituer, mais à la condition que les autres se fondent au décor… C'est quoi, ce délire ? Est-ce que le voilà imbu de son rôle au point de se préoccuper de ses possibilités d'adaptation à long terme? Mieux vaudrait garder en tête qu'on est là pour une enquête, et penser un peu à cette déconcertante échelle ; mais il serait imprudent de questionner trop tôt… Pour jouer naturel, il en use comme de coutume : marche avidement aux rayons, recense les titres… et comme par hasard, ses yeux se fixent sur une série révélatrice : Sur la frontière de la vie, Souvenirs de la mort, Bardo Thödol, La source noire, Coming back to life, Childhood Near Death Experiences, La lumière de l'au-delà, le Livre des morts égyptien… On brûle ! D'un regard, il interroge Rébecca, qui prend la peine probablement inutile – donc suspecte – de jeter un œil, et semble éluder : « Oh, c'est fait de bric et de broc ! Ça, c'est les bouquins de Régis, pour la plupart… Un copain qui nous a quittés… Ça l'intéressait beaucoup.

– Mais moi aussi, j'y pense sans cesse, même quand je n'y pense pas…

– Pourquoi s'emmerder ? Il suffit de croire n'importe quoi de consolant.

– Oui, tu me l'as déjà dit. Mais c'est pas ma pointure.

– Te presse pas. Ton pied s'y fera. D'ailleurs, c'est une question d'optique. Pourrir ou le nirvâna, au fond, c'est pareil.

– Sauf que le second est désiré.

– Ben voilà ! Il faut s'éduquer le désir !

– En direction de l'inexistence.

– Mettons, de l'indifférence à l'existence.

– Mais quand on s'applique à être heureux, on se rend plus difficile de "laisser maisons, et vergers, et jardins"…

Heureux… C'est pas le mot, ce serait courir après sa queue. Ce à quoi on s'applique, c'est à supprimer tout désir : en le comblant, si c'est possible. Sinon, en le perçant à jour, en le dépassant.

– Si c'est possible.

– Ça l'est toujours ! Nos désirs ne sont que des habitudes.

– Casser des habitudes qui vous servent d'épine dorsale depuis votre plus jeune âge, c'est pas commode… et puis on risque de s'affaisser comme une vieille chaussette…

– Autre métaphore du nirvâna ! L'épine dorsale, c'est l'illusion du moi, une collection jalousement bichonnée de petites préférences, de désirs dérisoires, de dégoûts débiles et d'inhibitions bébêtes ! Que tu les regardes en face une fois, elles tombent en poussière !

– Ça fait beaucoup d'allitérations pour un impromptu.

– Oh, je me répète beaucoup ! La vérité ne s'use pas.

– La vérité… Tiens, regarde l'araignée, là.

– Y a tellement de mouches qu'il vaut mieux

– Pas ça ! Fais-moi plaisir : croque-la délicatement.

– Quelle horreur ! Quelle i

– Un dégoût débile.

– Oh ! Je suis loin du but !

– Si le but comprend ça, je déclare forfait avant de démarrer.

– Mais avant de démarrer, tu ne peux juger de rien ! Tu tiens trop à ton petit ego factice ! Tu veux que l'extérieur plie devant lui ! Laisse-toi aller… Tiens, donne-moi la main… »

    « On-va-se-marier-On-va-se-marier »… Buû trémule et trébuche dans l'escalier mal éclairé. « Salle de bains… Chiottes… » Celles de Timgad ou d'Ostie, « publiques dans toute l'acception du terme », ô Carcopino… Ça doit faire un peu drôle… J'étronnerai la nuit… « Et c'est là qu'on dort » : une pièce étroite, couverte de nattes, de matelas, de couvertures, fenêtre grande ouverte sur un flot de lumière ; un léger remugle de fauve et de fleur de châtaignier… Pourvu que je n'aie pas à protéger ma vertu ! Le gros lard d'hier, ça, c'est l'inhibition bibite insurmontable ! Provisoirement ? Fume ! Ou plutôt : on ne fume pas.

    Rébecca ne lui a pas lâché la menotte. La pièce qui jouxte est… une sorte de vestiaire-lingerie : deux armoires ; un tas impressionnant de chaussettes olfactivement proches du nirvâna ; une cinquantaine de "tilaines", pendues à une barre de bois. « Choisis… » Le postulant évalue et caresse l'ensemble comme au carreau du Temple, tique…

  « C’est pas la couleur d'origine ?

– C'est la même pour les yeux de l'esprit… Autrefois on était en noir… paraît-il : je suis arrivée après.

– Vous aviez pas de tête de mort en sautoir ?

– Ça m’étonnerait. »

    Il relâche la pression, les mains se détachent. Qu'il se vit sot ! Je ne la sens pas du tout, cette scène ! (N.B. : réflexion buûesque ! Pas d'intervention d'auteur dans ce Club des cinq sauce mystique, un aristarque me les a reprochées : je boude donc, et n'en pense pas moins). Pour se donner une contenance, il décroche un des frocs, et entreprend en rigolant de l'enfiler ; elle l'arrête :

 « Tu vas crever de chaud. À cette saison, vaut mieux tout enlever. »

    Pas vaguement nympho, chérie ? Tu tombes bien : dans la riche collection de tares plus ou moins arbitraires qui composent à Buû sa chère personnalité ne figurent ni le complexe de zizi étriqué, ni la moindre gêne à se dénuder, surtout devant une fille, même trop jolie pour lui. Tout juste s'il se reproche un peu de ne pas bander. Mais faites confiance…

    Il peine un peu sur les lacets de ses Reebok, et puis, en un tournemain un peu nerveux, arrache le haut et le bas, et se campe en rigolant dans la lumière, le paxon à la main :

 « Où je mets ça ?

– Oh, là, n'importe… ou dans ta bagnole, si tu veux. T'as du fric ?

– Pas lourd. Un chéquier.

– Tu mettras le liquide dans la caisse, ça lui fera du bien.

– Tout ?

– Tu reprendras ce que tu voudras en repartant – s'il en reste ! »

    Au moins, on n'use pas de cautèle pour pomper les fidèles, dans cette mosquée ! Buû dissimule à quel point il est estomaqué – et enquiquiné, non pas de larguer mille balles qu'il doublera sur sa note de frais, mais de se défaire d'un billon bien utile à l'occasion pour demander renfort d'une cabine publique… Mieux vaut ne pas poser de question au sujet des papiers et des clés ! Il se coule prestement dans la tilaine qui lui va comme un gant… de crin.

 « La vache, ça gratte ! Y en a pas sans cilice ?

– Sans quoi ? »

    Brève explication du mot, inconnu à l'arsenal ; elle tâte le tissu : il a pris de la laine, elle lui cherche la même en coton, de sorte qu'il se retrouve à poil, à quelques centimètres d'une fille qu'il a sûrement rencontrée dans une autre vie, car elle l'émeut plus qu'elle ne devrait d'après sa position sur l'échelle de Schiffer, ou plutôt des petites cousines au nez en pied de marmite avec qui il a appris à aimer : de profil, celui de Rébecca est un peu impérieux… oh, merde pour la description! À présent son sourire lui fait face ; elle lui fourre la robe dans les mains, lui empoigne la verge et la secoue… une seconde : un rudoiement affectueux, le genre "toujours le même galopine, celle-là !" ; il gémit : « encore, encore ! » en rigolant.

 « Plus tard. On n'a pas le temps. On va bouffer, et faut que je t'explique quelques trucs.

– Le rituel ?

– Quel rituel ? Y a pas de rituel ! Pas de credo, pas de catéchisme, pas d'offices, et ce truc-là n'est pas un vêtement sacerdotal ! Allons, mets-le, que je te voie !

– Elle est bonne, celle-là ! Pourquoi vous vivez pas à poil, quand il fait beau comme ça ?

– Avec la route qui passe en plein milieu, ça se saurait vite ! Et il y a sûrement un article du Code des Gentils pour ça.

– Quand même, s'habiller tous pareil, en noir ou en vert, c'est pas rituel, si tu veux, mais

– Y a un point, peut-être le seul, sur lequel on est d'accord, c'est que je, tel qu'on le définit au-dehors, par des goûts, un caractère, une formation, ça n'est qu'apparence, et encombrante.

– Tout de même, quand il y a une bagnole à réparer, c'est Didier qui s'en charge, pas toi !

– Ben oui, et de même que quand on fait une tarte, on se sert d'un rouleau à pâtisserie, pas d'une scie ou d'un râteau ! On a une technique qui nous est déposée dans le cerveau, on s'en sert, elle n'est pas dangereuse, on ne va pas s'identifier à elle !

– Mais au-delà des techniques, il y a des aptitudes naturelles ! Tu vas pas prétendre que vous êtes tous interchangeables, que tout le monde, par exemple, m'aurait reçu de la même façon !

Naturelles, je sais pas. C'est sûr qu'il y a des résistances du moi. Mais face à un apport nouveau, il me semble normal d'essayer de se dilater jusqu'à l'inclure.

– Pour fortifier son moi.

– Pas le fortifier : l'étendre, jusqu'à ce qu'il ne se distingue plus de tout, ou du Tout.

– À la fin des temps.

– En attendant, porter le même habit, et qui de plus cache les formes de chacun, ça aide.

– En aveuglant.

– À des choses sans importance.

– On n'a pas le droit d'aimer, chez vous ?

– On a tous les droits. Mais aimer un individu, non, c'est pas la voie pour se détacher de soi. Aimer, c'est élire des yeux pour s'aimer.

– Mais c'est vachement agréable.

– Même quand on sait que ça durera l'espace d'un matin ? Même sans espoir de réciproque ?

– Il me semble. Disons avec un espoir déraisonnable.

– Qui te rend dépendant. À moins que tu n'arrives à vivre totalement dans l'imagination.

– J'ai essayé : pas doué pour la psychose, même paranoïaque. Sans un minime espoir, demain, que quelque chose soit différent, sans désir, il n'y a plus que l'ennui.

– Parce que subsiste le désir du désir, qui se réduit à celui de rentabiliser sa vie, comme on remplit une chambre de meubles inutiles.

– J'en reviens pas qu'à ton âge tu puisses être à ce point détachée de tout.

– Oh là là ! J'en suis loin ! Je sais même pas si je crois un mot de ce que je te raconte !

– Tu me rassures. Ton truc, ça me paraît une doctrine de résignation pour vieillards éreintés.

– Mais alors, tu viens pour foutre le bordel ! Pas pour chercher un équilibre, mais pour perturber le nôtre ! Essaie ! C'est drôle, ça m'excite !

– Ah ! T'es pas tout à fait perdue pour la condition humaine. »

    Un pas précipité sonne le glas de ce duo avant le virage des roucoulades. Sur le palier, ou quasi, un grand mec balèze est déjà occupé à déféquer, étalant en éventail une barbouze d'apprenti-patriarche. Le tarin et l'esgourde trinquent, mais pour l'œil, avec cette longue robe rabattue sur les genoux, c'est très chaste après tout, très Versailles… Protocole : « Serge… François. » – « Salut. Bienvenue. » – « Salut. Bonne continuation ! » Pas si difficile, au fond, de paraître naturel. « Vous avez réussi à entrer ? – Non, faudrait casser un carreau, c'est la chiasse. » Rébecca ne répond rien, et entraîne le nouvel adepte dans l'escalier :

 « Y a quand même quelques petites choses dont il faut que je t'informe. On a un problème en ce moment… une ombre de problème… le problème d'une ombre. »

 

***

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