Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Noyau de nuit

[Mort d'un maire]

7 Septembre 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Du plomb plein les urnes (1996)

    Une, deux touches; mais l'autre pose calmement la main sur l'interrupteur.

 « Soyons clairs : je m'oppose à ce que vous utilisiez cet appareil, qui est dans ma voiture, et qui m'appartient. Ceci pour vous faire comprendre de façon très bête que j'ai le droit pour moi.

 – Mon cul! Vous faites obstruction à la marche de la justice! Je réquisitionne votre téléphone!

 – Vous n'êtes pas chargé de l'enquête, mais de me protéger.

 – Mais vous, qui protégez-vous? Vous me prenez pour un crétin! Tout ce scénar est monté!

 – Croyez ce que vous voulez. Mais je veux d'abord savoir qui est là-bas, et ce qu'il a à dire! Il est possible que cette affaire dépasse largement la police judiciaire…

 – Vous voulez d'abord savoir ce qu'ils peuvent révéler sur vous…

 – Vous êtes inconstant dans vos explications…

 – Ne vous inquiétez pas : je peux en gérer plusieurs à la fois, la précédente est en mémoire.

 – Ma conscience ne me reproche rien, Monsieur l'inspecteur! Mais je dépends du vote de beaucoup trop d'imbéciles pour pouvoir me permettre de laver mes draps de lit sur la place publique.

 – Parce qu'ils sont sales.

 – Parce qu'ils paraissent sales à des yeux chassieux. Si l'on savait qu'à la messe du dimanche, où je suis assidu, j'use d'un Balzac, d'un Voltaire, d'un Sade parfois en guise de missel

 – Ou d'un Céline…

 – Pourquoi pas? J'entends vêtu de vieux cuir : ce qui importe, c'est que la reliure inspire le respect…

 – Mais qu'une âme pieuse avise les gravures des 120 journées

 – et que le Canard en jaspine, je perdrais illico mille voix!

 – Avec justice.

 – En un sens. Mais pas si c'est sur un ragot infondé que se brise ma barque! Vous connaissez le préjugé populaire : dès que vous êtes accusé, vous êtes coupable.

 – Mais que craignez-vous dans ce cas précis?

 – Vous n'êtes pas obligé de me croire, mais : rien de précis! Je trouve simplement surprenant, voire inquiétant, qu'on me donne rencard chez moi, comme ça, sans crainte… Le domaine est clos, que diable! Il faut se faire ouvrir la grille… neutraliser le gardien…

 – Ou vous attendre sur la route avec un bazooka… ou simplement vous avoir bidonné de A à Z : vous n'allez trouver personne.

 – Et dans quel but?

 – À vous de voir! Vous agacer les nerfs? Tout bonnement vous faire chier? Vous attirer loin de chez vous, peut-être?

 – Vous croyez sincèrement qu'on puisse s'en prendre à ma femme?

 – Non. Mais ce que je crois, attendu le peu que je sais… La voix, au téléphone… Elle ne vous disait rien?

 – Eh bien, j'ai l'impression que si, justement… mais que ça remonte loin dans le passé…

 – Masculine?

 – Oui.

 – Pas votre secrétaire?

 – Non, pas du tout, quelle idée?

 – Il n'a pas mis le nez dehors, tout à l'heure. De là à penser…

 – C'est un gentleman, lui. Pas comme nous.

 – Appelez là-bas! Demandez à lui parler!

 – Ma femme ne transmettra pas. Si vous avez juste, de toute façon, Ludo ne pourra pas rentrer sans passer devant votre collègue…

 – Alors, appelez votre château! Vous verrez bien si le gardien est à son poste!

 – On arrive!

 – Raison de plus! Mieux vaut savoir à quoi s'en tenir sur la réception qui nous attend!

 – Au fond, oui… »

    49… On dirait le bon indicatif… Mais la main carrée du maire, avec la complicité de l'obscurité, masque le cadran… Ça ne fait pas délibéré, mais que compose-t-il au juste? Faudra demander communication des factures… à condition naturellement qu'il l'obtienne, son numéro! Longuet… La pluie de moins en moins liquide écrase sur le pare-brise ses mottes tôt balayées…

 « Occupé?

 – Non. Possible qu'il roupille… On va bien voir. »

 Blancoin raccroche, clignote, tourne à gauche : Voie privée, entrée interdite… Pas vraiment le chemin de terre : ça semble aussi large et mieux asphalté que la départementale…

 « Ça ne mène qu'au château?

 – Château, c'est un grand mot…

 – Il est classé, non? Il n'y a pas de pancarte?

 – Un vandale l'a démolie… »

    Tiens donc! Du coup, le public n'est pas informé de son droit de visite, et le proprio peut se faire payer la moitié des travaux de réfection sans être emmerdé par les touristes… Mais Buû n'a pas le loisir de poursuivre jusqu'à son terme sa méditation sarcastique : un coup de patin le propulse vers le pare brise.

 « Merde! On a baissé la grille!

 – Non! Att » Mais trop tard : à peine le maire a-t-il poussé la portière et s'est dressé sous la neigeasse que c'est le feu d'artifice qui hors-saison se rue à leur rencontre et par derrière! Buû ne songe pas à compter les prunes, ouvre à droite, et plonge dans la boue, pétard au poing, arrose au jugé… ou du moins se le propose; mais l'arme dispose, et entame une grève pour protester sans doute contre le défaut de graissage… Oh, les emmerdes! En face, on a mieux assuré la maintenance : une deuxième giclée émiette la vitre arrière, et les pneus semblent morfler leur compte… Ça démarre dans la foulée, sans cafouillage et tous feux éteints : au moins deux agresseurs, ou un virtuose; mais où garés? Cette putain de barrière est posée quasi au sortir d'un virage : inutile de piquer un cent mètres. Buû, trempé comme un gazpacho, recense ses douleurs : en somme, le poignet gauche sur lequel il a chuté : autant dire rien.

 « Ça va? »

    Oui… On ne sait pas où ça va, mais ça y va, ça y est même allé : à la lueur du plafonnier épargné par les balles, on devine que Blancoin est parti expier ses missels irréguliers; et les balles l'ont fauché dans la position du suppliant : la portière a retenu sa chute vers l'avant, et Buû, qui contourne le capot, se trouve nez à nez avec un visage immensément étonné.

 

***

 

    Ce n'était donc pas lui… le con! Mieux vaut ne pas trop penser aux draps dans lesquels il m'a fourré, je risquerais de manquer au respect dû aux trépassés… Pour corser l'embrouille, le bigophone affiche relâche : il aura chopé son projectile. Le moteur tourne rond, les phares taillent une voie de lumière, mais oser repartir? Brouiller les premières constatations? Pour faire mettre en place des barrages tardifs? Pour permettre au professeur Mangemanche les gestes de la résurrection? Un tir groupé de pro au beau milieu du dos, rupture de l'épine dorsale, et le cœur en perce : rien à faire – pour lui! Reste à savoir ce qui vaut mieux pour mon matricule : hisser le cadavre sur les sièges arrière, et bomber vers l'entrée des urgences avec une halte à la première cabine, ou laisser tout en place, et coudes au corps jusqu'au château? Faut décider vite… Le un a grand air, et n'est pas le fait d'un vaincu; mais justement : il serait sage d'adopter un profil bas avant toute sommation : on cogne moins fort sur les humbles! Et puis, manier cette carcasse, je vais m'en foutre partout… Mais quelle distance va-t-il falloir cavaler, dans cette nuit mouillée? Je ne compte pas attendrir mes chefs en attrapant la crève… Oh, merde pour le cinéma! Essayons cette Mercedes, voir si le modèle me botterait…

    Il lève la barrière, se met au volant, embraie avec douceur : Blancoin, ou ce qu'il en reste, se prosterne mollement vers l'avant, laisse une traînée de sang sur la portière, que ferme le nouveau conducteur. C'est d'une charrue qu'on se croit aux commandes! D'évidence, on roule sur les jantes arrière, il n'aurait pu aller bien loin, chaque mètre lui arrache un soupir de compassion pour cette pauvre bagnole, et cet altruisme mal placé se fond à mille sentiments noirâtres, à un tourbillon de mal-être où seul le deuil manque : Buû ne sait qu'éprouver, penser, n'en parlons pas, il aurait besoin de repos pour que tout ça décante, mais du repos, on ne va pas lui en offrir de sitôt…

 

***

*

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article