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Noyau de nuit

[L’économie politique pour les nuls]

4 Septembre 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Du plomb plein les urnes (1996)

    Le nuage de cette passe d'armes a plané sur tout le repas : un souper à la bonne franquette et comme improvisé, un peu perdu dans la pompe de cette salle immense, dont les deux poulets ont tenu à clore préalablement les persiennes. C'est du poulet, d'ailleurs, qu'ils ont bouffé, allusion légère? à la berrichonne, paraît-il, pas de quoi faire un détour en descendant vers l'Espagne : Buû, qui n'est pas un briscard du ragoût, a assisté à moult agapes plus somptueuses, et à coup sûr plus gaies : Ludovic de Baisemain, car c'est son nom, n'a desserré les dents que pour répondre à de rares questions de son maître… et de sa maîtresse? Notre héros prendrait le pari, étourdiment, car il n'a pas un indice à se mettre sous la dent : tout au plus des généralités : piège de la promiscuité, beauté des deux partenaires supposés… Car le noblaillon est à croquer, malgré son air hautain et un nez qui en semble le porte-parole; sais plus quel acteur il rappelle, mais pas celui qui jouait le rôle du sommelier bancroche dans Le bal des affreux. Et elle… ah, Elle, mieux vaut se tenir ferme au bastingage, car les regards timidement envoyés à la pêche aux défauts ne font que corroborer l'éblouissement initial. Tout ce qui bloque Buû, c'est que les autres aussi sont sous le charme, même Damger, quoique lui, on peut se dire que c'est le compte en banque qui lui porte aux sens… et à toi, pauvre nave? Est-ce que ce visage de madone n'est pas la traduction d'un sac d'écus? Ces fines répliques la résultante de journées oisives? Ne joue pas au vertige, chaussette à clous, au bord de ton couvert du pauvre! Tu n'es pas d'ici, mieux vaudrait ne pas l'oublier! Pour l'avoir amusée un soir, combien de lustres en resteras-tu embrumé?

    Et il s'empiffre de fromages, manière d'insinuer, sans doute, qu'il n'a pas graillé à sa faim. Les miettes pleuvent sur la nappe, la panière revient pour la seconde fois, les conversations ont cessé, les yeux et les sourires se concentrent sur le spectacle, au dessus des assiettes vides. Un maître-rot, pour corser la rupture? Il n'ose, et se rabat sur une lichette de Bresse bleu. Adonis, prétextant la fatigue, quiert cérémonieusement son congé, et file abriter son dégoût dans sa chambre. Blancoin, qui semble beaucoup s'amuser, glisse au goinfre :

 « Ça va, vous avez gagné. Vous pouvez arrêter votre numéro, avec nous il est superflu, et vous risqueriez de vous alourdir les réflexes…

 – Ma foué, qué numéro donc? Ol'est comme ça qu'o manhions cheux nous… », réplique Buû avant de torcher son picrate en deux coups de glotte.

 « N'en veuillez pas à Ludovic : il est assez critique à l'égard de l'action, et même de la fonction de la police : c'est de son âge…

 – Et du mien.

 – Ça… J’avoue que je serais curieux de savoir comment votre idéologie s’accommode de vos activités professionnelles.

 – Ma conscience, vous voulez dire? Plutôt mal, je le confesse…

 – Vous vous êtes infiltré dans la police pour la changer de l’intérieur?

 – Une illusion de ce genre, oui. Et voyez…

 – Et voyez quoi? J’espère que vous n’êtes pas à vendre pour un plateau de fromages! En tout cas, moi, je n’aurai pas l’indélicatesse de vous le rappeler quand vous viendrez m’arrêter!

 – Ça vous semble possible?

 – En tout cas, vous en rêvez, non?

 – En toute sincérité, nettement moins qu’il y a quelques heures.

 – Très touché! Et quoi de changé, cependant?

 – Oh, pas votre volaille et vos frometons, vous le savez bien! C’est la vieille histoire : de près, vous êtes un homme, et pas particulièrement antipathique… Seulement voilà : vous n’y avez pas droit.

 – Mon mari n’a pas le droit d’être un homme??

 – Pas quand la vie des masses est impliquée à ce point. Une enfance malheureuse ne constitue pas une circonstance atténuante pour un marchand de canons, et rien n’empêche un tyran d’être exquis, il en a les moyens, pour ceux de ses intimes qu’il ne fait pas zigouiller…

 – Vous avez des comparaisons agréables…

 – Juste pour dire que le charme personnel pèse peu dans le bilan d’un homme public – à mes yeux, rassurez-vous, pas à ceux du lecteur de France-Dimanche! Les amours de Louis XV, le monde de Marivaux, c’est très joli, mais pas pour ceux qui paient la taille, se serrent la ceinture, et n’ont pas le loisir de se demander à longueur de jour : “Est-ce bien de l’amour que j’éprouve?”

 – Et vous le connaissez, mon bilan?

 – Je connais vos affiches et votre hôtel, et je sais qu’au bout de la chaîne j’en ai payé une partie.

 – Quatre meubles divisés par cent mille! Des affiches! Ce sont des moyens de poursuivre mon action! Ce que je prélève est dérisoire, Monsieur Buû! Je mange moins que vous! La catastrophe, pour le peuple, ce serait une économie inerte, sans production, sans travail et sans biens! L’aile que j’ajoute à mon château, elle permet à vingt ouvriers de se construire un garage! Mais qu’est-ce que vous préférez, nom de Dieu? Que tout le monde crève de faim, bien égalitairement, ou que ceux qui font marcher la machine se servent au passage? Vous ne croyez pas qu’ils vont se décarcasser pour rien?

 – Qui donc se décarcasse? Vous ne croyez pas que vous jouissez déjà d’une vie un peu plus palpitante que celle de votre gardien? Est-ce que ça ne devrait pas suffire? Au nom de quoi devrait-il palper moins que vous?

 – Tout simplement parce que je ne pourrais plus l’employer s’il exigeait un salaire de P.D.G.… Vous êtes un sacré utopiste, ça ne coûte pas cher à un fonctionnaire qui n’a pas à se colleter au réel…

 – Votre réel est truqué. Créer des emplois! Et après ça, naturellement, tout est dit, il n’y a plus qu’à s’incliner jusqu’à terre! Une heure de travail suffit là où il en fallait dix il y a cent ans, tout le monde pourrait bouffer, se vêtir et regarder sa petite télé en se reposant six jours sur sept, et votre système libéral nous fabrique un monde avec écuries de Rolls en or pour quelques-uns, et pour beaucoup plus d’autres, ramassage des morts de faim et de froid sur le bord des routes avec pinces articulées et aspirateurs géants! Suprême aberration, vu que les Rolls en or ne servent à rien, et notamment pas à rouler vers le bonheur, même avec une demi-douzaine de pétasses bien balancées à la place du mort…

 – En faisant la part de la fiction poétique, c’est la même chose en U.R.S.S., sauf qu’il y a un peu plus de cadavres, et pas de Rolls du tout!

 – Le fond de l’affaire est le même : caviar pour les élites, patates gelées pour la populace.

 – Et vous préconiseriez quoi, cher Babeuf?

 – La priorité, c’est le droit de vivre pour tous, boulot ou pas. De vivre, pas de survivre.

 – Tu parles! Plus personne ne ficherait rien, la production s’effondrerait, c’est pour le coup que vous en verriez, des cadavres! Des vrais! Et il n’y aurait plus personne pour les ramasser… Se reposer six jours sur sept! Eh ben, je vous en souhaite, des policiers du jeudi, des chercheurs du dimanche! Bonjour la compétence! Mes respects au rendement!

 – Moins de rendement, moins de chômage.

 – Moindre rendement, moindre compétitivité, bouillon, fermeture de la boîte, tout le monde à la rue! Il faut partir de ce qu’est l’homme, Monsieur Buû! Pas vous, peut-être, pas moi, pas l’abbé Pierre… L’homme moyen. Son égoïsme indépassable. Je vous accorde que le système a des ratés, mais c’est le seul valide, parce que le seul vrai.

 – Vrai? Il est truqué jusqu’aux moelles! Il n’y a aucune concurrence réelle, mais des mafias de copains, des ententes illicites partout, une caste en place qui se dissimule derrière la loi de la jungle et la méritocratie! Tout le monde a le droit d’être élu, en principe, mais il faut passer le seuil des 500 signatures, disposer de montagnes de blé, et s’être fait tellement semblable aux autres que votre candidature n’aura plus aucune signification! Tout le monde a le droit de soumissionner un marché, mais tous les gâteaux sont partagés d’avance entre les industriels installés! Tout le monde a le droit de se faire entendre, mais où? Au café et au coin des rues! Une opinion dissidente ne trouvera pas un journal pour la publier sans en faire une caricature!

 – Elle n’a qu’à le créer, son journal! Vous ne voudriez pas qu’on ouvre toute grande la porte à ceux qui veulent nous descendre! Les lobbies ne contreviennent pas au libéralisme : ils s’y intègrent. Rien n’échappe aux lois du marché.

 – Ben voyons! Les travaux les plus rudes, dont personne ne veut, sont aussi les moins payés! Et ils le restent! Les plus grosses enveloppes sont palpées par de prétendus professionnels qu’aucune compétence ne distingue du clochard du coin! Les marchés sont attribués non en fonction des offres, mais des recommandations et des pots-de-vin! Il n’y a pas de libre jeu de l’économie sans information, et elle est barricadée de partout! Sans égalité de droit, et elle est remplacée par les carnets d’adresses! Vos lois du marché, c’est du pipeau, du ripolin! Elles ne font que badigeonner l’oppression!

 – Vous dites tout ça en l’air.

 – Exact, et bien obligé. Je ne fais pas partie de l’oligarchie. Je tiendrais sans doute ma langue, si j’avais ma part des bénéfices.

 – Vous êtes tous les mêmes : vous avouez que vous parlez sans savoir, et n’en braillez que plus fort! Comme tous les aigris, vous vous en prenez au “système” de ne pas savoir vous y débrouiller! Mais c’est ça, la compétence des compétences! D’avoir un bon carnet d’adresses! De savoir nouer et entretenir des contacts! Les spécialistes ne sont que des exécutants!

 – Heureux de vous l’entendre dire! Mais c’est un tantinet tautologique! Ça revient en somme à définir le mérite par le succès, et le succès par le mérite. Deux : vos compétitions sont biseautées à la naissance : les carnets d’adresses, ça s’hérite, ça se trouve dans la barboteuse! Trois : on vit dans un mensonge permanent. Ça n’a rien d’officiel que pour tracer les plans d’un bâtiment, on s’adresse au meilleur débrouillard, et non au meilleur architecte! Quatre : votre débrouillard, ou votre petit copain, il va faire un bâtiment piteux, vu tout le temps perdu à graisser les bielles plutôt qu’à potasser l’architecture! Cinq :

 – Mais pas du tout! Lui trouvera un bon architecte!

 – Tiens, pourquoi donc? Il trouvera un autre débrouillard… Et au bout de la file, tout sera moche, fragile et cher.

 – Élucubration a priori! Les choses vont beaucoup mieux que votre ignorance ne se le figure… Le chiffre du gaspillage et de la corruption est infime au regard des réalisations! Vous en voyez beaucoup, vous, de ponts qui s’écroulent, de barrages qui cèdent, d’avions qui s’écrasent? Dans ce pays? Les gens sont de bonne volonté, mon pauvre ami! Ils ont de la conscience professionnelle! Et surtout c’est de leur intérêt de ne pas abuser! Que ça tourne rond! Seulement le populo, pris de panique devant telle ou telle magouille résiduelle, préfère marmonner : “tous pourris” pour s’éviter la peine de se renseigner. Ah! Les pires gogos sont bien ceux qui se veulent affranchis! La justice existe, vous devriez le savoir! Il y a des lois! Des règles! Des contrôles! Parfois on tolère trop, mais on ne tolère pas tout!

 – Le libéralisme conséquent, c’est la négation de toute morale… Si l'on intègre le vol aux lois du marché, pourquoi pas l'assassinat?

 – Vous prendrez du café, Messieurs?

 – Très volontiers, Madame » : ça, c'est LA réplique de Damger, décidément hors-jeu. Pour ce qui est des trois autres, on vous laisse démêler qui parle, et les décibels mis en branle, sans surcharger le débat d'indications scéniques. Nota toutefois que personne n'a hurlé, que la véhémence demeure de bon ton.

 « Mais vous souhaitez peut-être un dessert? Pardonnez-moi, nous faisons comme chez nous, nous n'en prenons jamais… La corbeille, Gaëtan… »

    Dieu que cette classe, à bien ouïr, est vulgaire! Mais ce n'est peut-être pas la vraie… Damger naturellement décline le fruit, et Buû, après mûr examen, choisit une clochard bien terne, qu'il frotte énergiquement au revers de sa veste. Blancoin éclate de rire.

 « Vous me plaisez, Inspecteur!

 – C'est réciproque, hélas…

 – Vous avez beaucoup d'affinités avec Ludovic : ce mouvement d'antipathie spontanée ne me surprend pas… Dans vos cercles, on tape d'abord sur le plus proche… Oh, dans tous les cercles, d'ailleurs…

 – Je n'ai pas de cercle. Lui, si?

 – Je ne sais trop où il en est à présent… Aspasie? [geste d'ignorance] Mais quand mon fils me l'a présenté, il y a six mois, il militait avec les anars…

 – Tiens!

 – Oui, la Fédération Anarchiste, ils sont deux pelés et trois chevelus à Limonne : moyenne d'âge quarante ans à peu près… La moitié en ont dix-huit, et l'autre soixante-dix!

 – De vieux sages…

 – Ou de vieux croûtons. C'est quand même fort, des gens qui prétendent renverser tous les pouvoirs, et qui forment un parti de plus… un petit.

 – Reste à savoir comment les décisions s'y prennent…

 – Ah ah! Comme ailleurs, probablement… Vu qu'elles sont sans effet, il n'y a guère à s'en inquiéter…

 – C'est curieux, votre secrétaire… Je l'aurais plutôt situé Jockey-Club…

 – À cause du nom à charnière? C'est un peu expéditif!

 – Pas seulement. Et comment se fait-il qu'un anar collabore avec vous?

 – Ça vous la coupe, hein! Vous lui demanderez… Pas par appât du lucre, je peux vous l'affirmer. Il a peut-être compris que les libéraux sont les libertaires de notre temps… que je suis plus anar que vous deux réunis…

 – Ça, vous pouvez vous le permettre… On opprime pour vous… “Les riches n'ont pas besoin de tuer eux-mêmes pour bouffer”…

 – Bien placé! Vous êtes sûr que vous n'êtes pas membre fondateur de la FACC? Ce serait du grand art…

 – Et un beau débat cornélien pour le tueur séduit! Mais je me dévoilerais moins, ce me semble, si j'avais l'intention de vous liquider. M. de Baisepaluche, en revanche, devrait être surveillé de près…

 – S'il arrivait, soit… Mais depuis le temps… Ça fait quatre mois qu'il travaille avec moi.

 – Ça me paraît court… Il a un alibi pour avant-hier nuit?

 – Mais… Il dormait, je suppose. Les alibis, à des heures pareilles, c'est bon pour les criminels.

 – Il paraît pourtant que vous…

 – Coup de pot! Si l'on peut dire… »

    Et, la main rampant sur la table, il cherche tendrement celle de sa moitié. Mais elle s'est figée, et il n'insiste pas. Alcôve-story? Buû s'avise que M. le Maire non plus n'est pas moisi encore, acajou buriné sous tignasse filasse où le gris ressort mal, et que ses fonctions doivent le mettre en rapport avec pas mal de louloutes toutes prêtes aux derniers dons… En mémoire! Et un petit jus pour faire fleurir le jardin secret…

 

***

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