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Noyau de nuit

[« Loin des yeux… » : un a priori fatal]

22 Mai 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Pour en finir avec l'amour (1997-2006)

    Mais ce péril était encore flou et lointain : il cédait le pas à toutes les sollicitations sexuelles et affectives dont je l'imaginais environnée, et auxquelles elle ne manquerait pas de céder, à présent que je n'étais plus sur place pour la faire marcher droit. Sa versatilité, je l'avais mesurée, ainsi que le poids de la présence réelle, et "moi, c'est pas pareil" ne pouvait répondre à tout qu'en Utopie. Ses lettres, ses coups de fil ne m'entretenaient que de travail, de promenades solitaires sur les quais, ou de notre avenir commun. Mais quand je téléphonais à son foyer, un soir sur deux elle n'était pas là, et un sur deux des autres, j'avais l'impression nette de la déranger. Faute d'alimentation correcte, mes soupçons se nourrissaient de formules interstitielles : écrivait-elle qu'elle avait assisté aux Damnés de Visconti "cold and alone in our seat", il me revenait que ce n'était pas dans ce ciné-là qu'il y avait des places pour deux : elle dissimulait donc un compagnon? Parmi les papiers qu'elle m'avait laissés, je tombai sur une lettre de son ex allemand, des plus anodines, mais datant de juillet, et évoquant, semblait-il, une rencontre : pourquoi ne m'en avait-elle pipé, elle qui prétendait tout me raconter? J'étais même jaloux de ma sœur, qui est à voile et à vapeur, et sans nécessité apparente avait demandé à Hélène de l'héberger pour une nuit, dans sa chambrette où le règlement le prohibait. De folles étreintes, non; mais je craignais que Geneviève ne me banalisât, et qui sait? ne me tirât perfidement dans les pattes : personne à qui je fisse, fasse, plus confiance; et pourtant elle avait eu par le passé, avec Chantal, avec Martine, des attitudes équivoques, avait transmis des propos confidentiels qu'il aurait mieux valu garder; et il jaillissait du si peu recommandable quand elle avait un coup dans le nez que c'est bien la seule au monde à qui je versasse chichement. Ces soupçons-là trouvèrent en février une confirmation éphémère : j'y reviendrai.

     Quels qu'ils fussent, de toute façon, je savais imbécile de les exprimer, et me l'interdisais la plupart du temps, non sans signaler que je me l'interdisais, et que ma confiance relevait de la volonté, non de la niaiserie : I trust you, I trust you, I TRUST YOU, but what is the part of will in such an hartfelt shout? You will say it would make no sense to tell lies to me, but you perfectly know it would make almost the same sense as lying to your parents, &, be uncertainties or not, you did that, at least by omission, each very day of the last year, & it is going on : you are aware that they would be very sad, & would not understand, & may be would break with you if they 'knew': thus they do not! & you have practiced this sport, like any free & wise teenager, long before our meeting... Well, WHAT DIFFERENCE, since you do not want to break our relations, & know that there are "activities" of which I will not stand the disclosure? You will not tell me, that is all! Excuse this "french in fancy dress" qui m'a coûté des sueurs sans progresser d'un pas, vraisemblablement, vers la validité lexicale et syntaxique : c'est juste une lettre sur cent, mettons sur cinquante : je ne savais plus à quel saint me vouer pour me renouveler, et il n'y aurait eu que demi-mal si je n'avais fait que tripoter maladroitement les dialectes forestiers. Hélas, désespérant d'"intéresser le jeu" par mon talent, c'est plutôt par des violences que je m'évertuais à surprendre ma correspondante, pour ne pas l'endormir. On a déjà vu ça vingt ans plus tôt! Vingt ans qui baptisaient mon pinard, mais ne le noyaient point. Mention dès septembre d'une petite G "moins laide et moins nigaude que les autres"; incessants retours sur les dangers de la vie à deux que nous projetions; aveu de "mes mensonges"… Hier, j'ai enfilé "notre" route pour la première fois depuis mon retour, et, ce qui tient un peu du miracle, par inadvertance! Le coup de Floupst de la décennie! Peu de temps s'est perdu depuis, pourtant… Mais, je ne saurais raisonnablement dire pourquoi, le manque, à cette heure de la bouffe, sous le crachin face au green déserté, avait une fragrance de nevermore... Bon. Seulement, une page plus loin : qu'est-ce qu'il y a de vrai, par exemple, dans mon élucubration gymkhaneuse introductive? Le lieu! Car ce n'était pas hier: je ne suis pas sorti […] L'intensité du spleen? Ma foi, si ça m'avait secoué à ce point, je t'en aurais parlé dans ma bafouille de vendredi, et c'est justement parce que je ne l'avais pas fait que j'ai inventé que ça s'était passé depuis... […] Possible que remarquer bandantes d'autres jambes que les tiennes rédhibe davantage que, par exemple, le fait de n'avoir jamais été moine, jamais chanté mes chansons sur le parvis de Beaubourg, jamais eu de maîtresse parmi mes élèves, fait de parapente, passé des années de solitude dans des cabanes perdues... Je n'affirme rien de tout cela, mais je voudrais que tu fasses l'expérience de retrancher de moi ces cinq éléments, qui après tout, puisqu'on en parle, sont partie intégrante de ce que je suis pour toi, me dises s'il en reste assez pour vivre avec, et me précises par extrapolation, si tu en es capable, à partir de quelle ablation je ne serais plus celui avec lequel tu acceptes de passer les vacances de Noël... […] Ma chérie, je n'ai pas vécu: j'ai lu, j'ai écrit, j'ai rêvé, et un peu fait rêver depuis que j'enseigne. Pourquoi te le dis-je cette fois de manière à me faire croire?  Tout de même pas faute d'inspiration, comme le pirate qui charge ses canons, la mitraille manquant, avec les doublons du butin... Mais si : pour cela d'abord. Pour éviter de me répéter, d'enfiler des litanies de "je t'aime". Ce qu'elle pouvait s'en battre l'œil, d'ailleurs, de mes "révélations", si ce n'est, peut-être, du mensonge introductif, qui lui donnait à douter de ce que j'affirmais d'elle dans le présent! Elle n'aimait qu'elle, ne s'intéressait qu'à elle, se fichait bien de la forme et du cadre du miroir! Est-ce que je choisissais instinctivement la littérature contre l'efficacité? ou m'évertuais à faire partager à ma correspondante l'incertitude que je professais à perte d'haleine (cela, je ne craignais pas de le ressasser! Sans doute  l'optimisme me révulsait-il plus que les  répétitions [1])  –  quoique persuadé  "quelque part", au bout de tant de frayeurs démenties, que c'était "pour la vie"?

    Dès la rentrée, j'avais demandé à rompre mon contrat, en arguant de déboires (grosse conne, persécution du latin, etc) qui sciaient la joie d'enseigner. Je n'y perdais pas grand'chose : j'abordais la cinquième année, et les séjours en Coopé étaient limités à six; par ailleurs, las de Maurice, et du boulot : avec Rouillac, huit ans! Je n'en avais jamais tant fait d'affilée. Ma fortune, qui se montait à zéro lors de mon arrivée (il m'avait fallu vendre ma bagnole pour survivre), évoluait doucettement vers les cent briques, en dépit des ponctions d'Hélène. Apparte oisif à Paris, poste en banlieue ou au bout d'un TGV, cohabitation à temps plein, réduite aux week-ends, aux vacances… je pouvais envisager bien des combinaisons, et toutes m'apeuraient : non seulement je me refusais à la priver de la moindre potentialité, mais j'étais peu sûr d'elle, et guère plus de moi-même : 28 septembre : J'écris à Hélène quasiment tous les jours. Avant-hier je casse le morceau sur l'inexistence de larges pans de passé : pourquoi? Pour faire une lettre, sans doute : queud en soute! Augure mal… Pire : depuis que certaines notes d'écrit (17 à P*** & J***) m'ont délivré, je distingue moins bien les raisons de partir: est-ce que vraiment je le souhaite tant que ça, qu'on vive ensemble? Est-ce que je l'hèmme tant que ça? Est-ce que, comme elle le soupçonne, le premier joli museau parmi ses condisciples?... 16 octobre : Dubœuf me somme de renoncer à ma demande de réintégration avant le 21; faute de quoi je ne pourrai plus revenir en arrière. Moi qui me susurrais que j'avais encore une chance, si mes vœux n'étaient pas honorés... Non, on dirait que c'est inconditionnel – ça m'étonnerait un peu, cependant, et dans son désir de me foutre dehors, il peut outrepasser la légalité!

   L'hic, c'est qu'en ce moment je ne suis pas du tout sûr d'aimer Hélène, ni que notre "ménage" ait bout de chance d'être autre chose qu'un enfer. Et puis on sera le 21 octobre, moins de deux mois auront passé, elle en a huit pour m'envoyer paître : j'appréhende un peu de me retrouver en France vraiment comme un con, ayant poubellé 20 tuiles et un bahut en or... un an de bahut en or! Et n'oublie pas, mon gros, comme la solitude était morne!

     ...Et elle non plus n'est pas sûre du tout de désirer vivre avec moi! à Paris, en tout cas, avec la peur de rencontrer son frère et ses potes, qui ne "comprendraient pas"... Ce n'est pas à moi de la taxer de lâcheté, mais c'est clair... Merde, merde, merde! Je me trouve vraiment CON à pleurer de perdre ce pèze, la chaleur, l'affection des gosses... pour une campagne haineuse et gelée! Changer d'avis, impossible : je me ridiculiserais – mais aux yeux de qui? d'un Dubœuf?

 

 

[1] cela fait bien longtemps que je m'interroge sur cette  perversion de la "vérité" dont tu m'as pourtant partiellement guéri... Dans le domaine de la parole, l'heureux me semble part de l'insipide, et en un sens c'est bien vrai qu'il n'est de littérature, voire de discours, que du malheur et du dysfonctionnement : le nirvanâ est sans histoire et sans revendication. Mais enfin il est avec ces évidences sublimes des accommodements, et on lit quand même plus que le respect de la parole dans le fait que les "gentillesses" m'écorchent à ce point la glotte et la plume... et les yeux, peut-être : j'ai toujours à faire taire quelque chose en moi qui, émanant de toi, les tient pour fausses.

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