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Noyau de nuit

[Pléthore de coupables]

3 Mars 2017 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Quand se fissureront les parois du caveau (1996)

 « Difficile à dire : un faire-part comme les autres, fripé, jauni… L’imprimerie mentionnée existe bien à Ussel, mais c’est l’enfance de la mystification, et je doute qu’ils aient gardé trace d’un travail si mince exécuté il y a dix ans… Ça ne prouverait rien, d’ailleurs. Reste à jeter un œil sur les rubriques nécrologiques de La montagne… ou plutôt à consulter les registres de la mairie de Neuvic… si tant est qu’il soit mort là-bas… et si vous n’avez pas du neuf, ce qui me surprendrait, car votre œil brille.

– D’un éclat plutôt terne : il n’y a pas le moindre abonné nommé Trou en France à l’heure actuelle.

Mais…

– Mais, pour vider mon sac d’un coup, il y en avait un, un seul, et un Serge! en 1993.

– Ah, sssmack! Où ça? Où ça?

– Dans la Manche. Un patelin nommé Mortain.

– Pour un mort-vivant, ça s’imposait…

– Et un Trou dans un trou, ça fait redite.

Je somm’ de tous les trous et citoyen du monde

   Et je bais’rai pas l’ cul d’vot’cité enchantée… Rien en 94-95?

– Non.

– Il a peut-être fini par mourir pour de bon; ou par partir à l’étranger…

– Ça, je pourrais le savoir, mais ce serait long…

– Vous vous êtes assez décarcassée! Il a pu tout couennement se désabonner : on survit très bien sans téléphone! Il faut que j’aille en faire le tour, de ce trou! Ça me fera du bien de respirer un peu l’air de la mer, avec quelques Rems pour corser la goulée.

– Ça se dit plus : c’est des Becquerel, ou des Grays, ou des Coulombs… D’ailleurs, Mortain, c’est dans l’intérieur, tout en bas, ça touche l’Orne. »

    Petit salut admiratif.

 « Oh, c’est de l’érudition récente! On est allés manifester à Flamanville l’an dernier… »

    Nouveau salut, sur fond secret de « vous avez du temps à perdre ».

 « Eh ben, je vous remercie chaudement! Il reste quelques petits pas à faire, mais grâce à vous on a enjambé huit ans! Vous me laissez votre numéro, que je vous tienne au courant? Ce serait la moindre des choses…

– Inspecteur… »

    Elle a un air, cette brave fille, à vous exiger la lune et à savoir que c’est trop… Faudrait tout de même pas forcer l’addition! Je suis poli, mais ça ne m’aurait pas donné un tour de reins de fouiller demain dans les vieux annuaires!

    Camille respire un bon coup :

 « Je sais que ma requête n’est pas très… protocolaire, et je ne veux pas vous bourrer le mou avec des motifs à la gomme : je voyais très peu mon cousin, sa mort me fait quelque chose, bien entendu, mais…

– Ouais, elle fait remonter une tranche d’enfance…

– Ça, et puis les parents, qui sont vraiment malheureux… Non, la vérité, c’est qu’elle me passionne, votre enquête, et que ça m’aurait follement dit de vous accompagner… Vous allez m’envoyer au bain, bien sûr, vu que je ne peux vous servir à rien, mais je ne vous aurais pas encombré non plus… »

    Est-ce bonheur, est-ce habileté? En tout cas, le discours le plus propre à manœuvrer Buû : Camille exciperait d’une utilité, du service rendu, d’un droit quelconque, laisserait pointer le mufle d’une exigence, ou peser ne serait-ce qu’un espoir sur la décision à prendre, il enverrait valser son offre sans même se donner le temps de la réflexion; mais se présenter les mains vides, abdiquer tout pouvoir, et jusqu’à l’espérance, c’est désarmer notre inspecteur. Certes sa pitié, à l’égard des mendiants prostrés qui ne réclament rien, ou dont l’appel est si gauche que ça vous brise le cœur, à quel point ils y croient peu, sa pitié, éperdue, facilement ruisselante, reste le plus souvent platonique : on se rebiffe devant ceux qui demandent, et devant ceux qui ne demandent pas, on passe sur la pointe des pieds, trop timide pour oser… Mais on rougirait, quand l’occasion se présente…

 « Vous ne travaillez pas demain?

– Seulement mardi. Mais ce serait l’affaire d’un coup de fil… »

    Et Bernadette, bon Dieu? Bien assez d’une à surveiller! Mais elles peuvent s’annuler… Et l’autre n’est pas encore partie!

 « Vous avez une bagnole?

– Oui!

– Vous seriez prête à partir ce soir?

– Tout de suite!

– Non, pas tout de suite : il faut que j’endorme d’abord le perfide dont vous avez fait la connaissance ce matin. Je bouffe chez lui dans deux heures, et j’ignore quand j’en sortirai… Vous êtes capable d’attendre sur la Place d’Armes, à partir de dix heures, toute la nuit s’il le faut?

– Oui! »

    Oh, la ferveur! Fais gaffe, mon vieux! Ça sonne comme une réponse à M. le Maire!

 « Eh bien, on procède comme ça! En fait, vous me tirez une rude épine de la roue : on m’a refilé un tacot trafiqué, c’est pas explicable autrement. Les loueurs sont fermés, et n’importe comment, ils me vendraient. Tâchez d’avoir une carte ou de connaître le trajet, et de dormir un peu, si vous devez conduire toute la nuit.

– Oh, ça ira! Merci! Je vais faire le plein…

– Ah! Il se peut que je ne sois pas seul! »

 

***

 

    On voit d’ici l’entrée triomphale de Di Molluschi dans la salle bondée… Prière dans l’adaptation cinématographique de mettre un accent aigu sur le contraste entre ces deux scènes non écrites : l’éclat de rire à pisser dans son froc à l’arrivée du tandem Nuvulu-Nivert, Laurel et Hardy auxquels, on ne le leur a pas envoyé dire, ne manquaient que les melons, et le silence sépulcral lorsque survient le Chef, escorté du troisième coupable… Seul le visage de Fritt, goguenard de nature, se contorsionne d’esclaffement rentré, qu’il finit par évacuer vers les chiottes; chez tous les autres, la consternation domine, non qu’ils soient si lèche-culs que de la feindre, c’est une révérence authentique pour le Père qui est atteinte, d’autant que Di Molluschi n’a pas l’air du tout d’avoir envie de rigoler, et que son coupable-ou-non, à lui, a la tête de l’emploi, ou du moins un regard à imposer le respect. Voilà deux heures déjà qu’en aboyant très fort mais sans mordre on exhorte Nivert et Ducasse, le fada du cimetière, à désavouer, les moins cons commençant à trembler qu’ils ne s’exécutent simultanément. Le second se répand en anathèmes de moins en moins articulés, et le premier, constatant à quel rival il a affaire, résiste au désir pourtant vif de s’affaler; car c’est lui, évidemment, que tarabuste le gros de la meute, tenant aveuglément pour sa proie, poulain devenue, pendant que Nuvulu, dans son coin, épaulé du seul Dalençon, s’évertue à faire cracher son innocence au timbré, qui n’est pas timbré du tout, mais transporté d’une rage réelle ou simulée, que les uns trouvent bien naturelle, quand on se fait voler son œuvre à sa barbe, et les autres bien naturelle, quand on se voit en passe d’être démasqué. Un amateur du pire Molière qui glisserait le nez à la porte trouverait de haut goût ces motets en canon : à la voix chaliapinesque de Muntone : « Alors, où tu l’as mis, le flingue? » répond l’organe bêlant de Nuvulu : « Et le pistolet, hein, où il est, le pistolet? » – « À la Seine, je vous l’ai dit! » et Nivert, qui s’en voudrait de copier sur cet invendu : « Dans une boîte à ordures, il doit être à la décharge maintenant. » Imbattable sur les écrits envoyés au juge (et Nuvulu omet de révéler qu’il les lui a donnés à lire) il est bien infichu en revanche de préciser avec quel type de couteau il a frappé, ce que Ducasse a dûment déclaré, mais ceux qui raison gardent se souviennent que cette déclaration, dûment soufflée, est sans valeur, et du reste commencent à réaliser qu’un challenge si farfelu semble bien établir que ni l’un ni l’autre n’a fait les coups, ce qui ne serait pas bien grave si le vrai ne menaçait de récidiver.

    C’est dans ce pandémonium brusquement figé que débarque le Divisionnaire; il lui faut quelque temps pour se le faire expliquer, et chez lui aussi l’esprit de parti l’emporte d’abord : « Vous faites un beau tas de cons! » Ce qu’il craint, et qui le met en fureur, c’est que Courneau ne profite de cette concurrence inattendue pour se rétracter : d’emblée il en fait planer la menace; et son détachement, qui se garde bien d’avoir réponse à tout, ne tarde pas à mener le bal, d’autant qu’avec lui l’interrogatoire rentre dans une ornière rassurante : sommé de préciser ses moyens de transport, il se contente de rétorquer : « Puisque ces Messieurs assument, avouez que je serais stupide… » Quelques répliques de ce genre, il n’en faut pas plus pour paraître haut la main le plus suspect des trois! Et ça débouche paradoxalement sur un harcèlement accru des deux autres, du gros surtout, vu que Ducasse hurle plus fort que ceux qui le questionnent, et que ça démange de lui scotcher le bec : ses braillements ne font plus que ponctuer, à intervalles réguliers, le nouveau duel de duos : le système d’échos s’est maintenu, mais transporté : « Quels sont tes rapports avec Buû? – Inexistants : j’ai vaguement connu un Buû il y a quoi? Vingt ans? » « Et toi, Nivert, tu ne sais même pas qui c’est? – C’est un nom que j’ai lu dans la presse locale. – Tu sais que tu te mets dans un très mauvais cas… » Etc, etc quelques heures durant : certains se piquent au jeu, mais la plupart se sentent envahis par une lassitude exaspérée, qui trouverait un exutoire dans les horions si la situation ne paraissait à la fois si lamentable et si abracadabrante. Fritt n’est de rien, et à présent se marre ouvertement, un quart de fesse sur un bureau; bientôt Marchiani aîné vient le rejoindre… Di Molluschi flotte un moment irrésolu, et puis tonne : « Ça suffit comme ça! Foutez-moi ces trois zèbres sous clef! Qu’ils s’arrangent entre eux! » Ça pourrait permettre une économie de poumons, car le violon est équipé de micro très sensibles; et sur un geste toute l’équipe se retrouve dans le cabinet du chef. Que les cassettes tournent! Mais deux d’entre eux, ils n’y coupent pas, vont rester de faction toute la nuit. Di Mo, tout de même gêné, s’éclaircit la gorge :

 « On va récolter beaucoup plus d’aveux qu’on n’en demandera… J’ai peur qu’on n’ait pas bien mesuré les intérêts en jeu… Ils sont prêts à tout pour faire connaître leurs bouquins…

– Et une fois connus, ils nous claqueront dans la main!

– Pas sûr. seulement on n’aura pas le temps d’aller jusqu’à une condamnation : il y en a un qui ne rigole pas, et qu’il faut à tout prix neutraliser…

– Un… pour le moment! Si mille sont capables de subir les conséquences d’une condamnation pour meurtre, on en voit bien cent se mettre à tuer!

– C’est à craindre, en effet… quoique tuer ne soit pas à la portée de tout le monde. De toute façon, le seul moyen d’empêcher l’exemplarité de jouer, c’est d’arrêter le seul qui soit passé aux actes jusqu’à présent.

– Et qu’il ne soit pas publié! Parce qu’alors les autres

– Ça va de soi, et ne dépend pas de nous; mais si tu t’imagines qu’il y ait le moindre risque, tu es encore plus naïf que moi! Non, la seule question est de savoir si nous le tenons.

– Moi, je dirais non.

– Mille pardons! Vous ne trouvez pas bizarre que Ducasse, qui n’avait pas cessé de vociférer, se soit tenu tranquille dès qu’on l’a flanqué au trou?

– Un peu mince, comme indice!

– C’est tout de même le seul qui se soit manifesté publiquement!

– Ce serait plutôt à sa décharge. Moi, vous penserez ce que vous voudrez, je ne renonce pas si facilement à la culpabilité de Courneau : c’est un type qui a l’envergure de l’entreprise.

– Mais c’est pas du travail de winner! Un rat comme Nivert

– Allons, Laurent, sois sérieux! Tu vois ce patapouf poignarder quelqu’un, et laisser à une femme l’impression d’un para en action?

– Les témoins

– Je te l’accorde, mais il n’y a rien contre lui que ses titres! Écoutez, on parle dans le vide! Il faut perquisitionner chez ces trois animaux, trouver quelque chose qui corrobore leurs aveux! Passer leur ordinateur au p

– Patron! Cht! »

    C’est la voix de Courneau, claire, nette, parfaitement posée.

 …« yez pas, chers compagnons de geôle, que vous vous êtes embarqués dans une aventure un peu grande pour vous? Si ça peut tout arranger, je vous propose de mentionner la liste complète de vos ouvrages dans celui que je rédigerai en taule…

– C’est moi qui les ai tués, ces pourris!

– Allons, nous sommes entre nous! Votre ton manque de conviction à tel point qu’à la place des flics je vous aurais déjà renvoyé chez vos parents… Ils attendent sans doute que vous soyez redevenu présentable… Vous croyez qu’on ne vous a pas assez abîmé comme ça pour la journée?

– C’est toi que je vais abîmer!

– Interruption stupide, mais porteuse de lumière! J’ai bien envie d’étrangler à l’instant les deux misérables apprentis-voleurs que vous êtes, pour récupérer mon bien. »

 « C’est qu’il le ferait…

– Je vous le dis! Il est capable de tout! C’est de toute façon une bonne chose de le mettre à l’ombre… »

 « Vous, qui semblez plus raisonnable…

– Elle est douloureuse, votre technique de strangulation?

– Ma foi, je ne l’ai pas expérimentée sur moi-même…

– Allons, je prends le risque de la publication posthume! Risque minime, il me semble… Il me surprendrait fort que nous soyons entre nous, comme vous le prétendez, et cette assertion même, si les oreilles qui nous écoutent étaient branchées sur des cerveaux, devrait suffire à leur fournir la preuve de votre imposture.

– Tiens, vous croyez? Mieux vaut alors que j’évite de me débarrasser de vous en direct : on interviendrait.

– C’est ça. »

 « Hardy lui a rivé son clou!

– Je vous le disais! L’autre, c’est de la frime! Un physique de mage surentraîné, d’accord, mais faut voir derrière l’apparence!

– Bon Dieu! Je sais pas si ça passe par nos cerveaux, mais ils vont se rendre compte que nos oreilles sont au moins reliées à des pognes! On va se les prendre séparément, et toute la nuit, en se relayant! Pour les perquises, les collègues d’Hyères, de Poitiers et… il habite quel arrondissement, le gueulard à éclipses?

– Le dix-huitième, patron.

– Bon. Je m’en charge. Constituez les équipes, il faut vider l’abcès séance tenante. Quand je pense qu’ils nous font probablement droguer tous les trois! Et Buû? Qu’est-ce qu’il fout, ce loubard?

– Aucune nouvelle.

– Merde. Si ça se trouve, c’est lui qui tient le bon bout. Il aurait fallu ne pas le quitter d’une semelle… »

 

***

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