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Noyau de nuit

[Formation d'un coupable]

11 Février 2017 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Quand se fissureront les parois du caveau (1996)

– Je n'ai rien fait.

– Hein? Allons, c'est idiot! Vous savez, c'est une simple formalité que nous remplissons là : il n'est pas un jury qui ne se contenterait de ce que je viens de vous lire, et du reste, je ne devrais pas vous dire ça, mais vous ne risquez absolument rien, qu'un internement psychiatrique : vos expériences ont roulé sur un versant qui n'est pas celui de la raison…

– C'est une œuvre de fiction!

– En un sens! Seulement vos fictions produisent des cadavres, et en cela elles outrepassent leurs droits; je comprends bien que, seules, elles aient échoué à vous rendre la vie moins morne, et qu'il vous ait fallu du concret…

– Je n'ai pas tué Jean-Paul!

– Écoutez, comprenez que je n'ai pas que cela à faire; je suis un homme doux, et je vous ai parlé raison; mais il ne faudrait pas croire que tout le monde me ressemble, ici! Les collègues m'ont laissé le soin de vous entendre parce qu'ils considèrent l'affaire Descartes comme close, et puis – je cite l'un d'eux – vous leur faites l'effet de quelque chose de visqueux. Mais visqueux ou pas, ils n'hésiteront pas à vous caresser, je vous en avertis, à vous écrabouiller de bon cœur comme un animal répugnant. L'idée que vous allez tranquillement finir vos jours entouré de soins médicaux ne plaît qu'à demi à certains… Alors, tâchez d'être coopératif, parce que quand les gnons se mettront à pleuvoir, il sera difficile de les arrêter.

– Mais comment vous faire comprendre que j'ai inventé tout ça? C'est un début de nouvelle qui n'a rien donné…

– Oh, je me doute bien que s'il n'avait pas glissé derrière ce coffre… et que vous avez détruit les cassettes… ou mises en lieu sûr, hein, mon gaillard! Les types de votre espèce ne jettent rien, vous êtes de petits encyclopédistes dans votre genre, c'est vous tout ça, alors on ne brûle pas, on enterre! Gardez, gardez, je ne suis pas curieux. Seulement, comment expliquez-vous que vous ayez inventé le réel?

– Mais je l'ai écrit après!

– Et alors, qu'est-ce que ça change?… Comment? Après quoi?

– Les journaux ont raconté l'affaire Descartes, j'ai brodé là-dessus…

– Ah, après?… Ça, c'est pas mal trouvé. Seulement, ça ne colle pas : les journaux n'ont pas publié les détails, le conduit d'aération, tout ça…

– Si, c'était dans La nouvelle république.

– Tu lis La nouvelle république, toi?

– J'ai acheté tous les journaux sur cette affaire.

– Et pourquoi?

– C'est ce que je fais toujours : comme je manque d'imagination, ou plutôt que ça me dégoûte un peu d'inventer…

– Personne ne t'oblige à écrire, dis donc!

– Stendhal, lui aussi, puisait ses sujets…

– Stendhal! Escusez du peu! Mossieu a des références! Mais moi, les références de Mossieu, ça ne m'intéresse pas : ce qui m'intéresse, c'est l'affaire Descartes – et l'affaire Devaux : ah, ça te la coupe, là!

– Ça ne me la coupe pas : vous parlez tout le temps.

– Dis donc, espèce de vieux salopard : l'affaire Devaux, hein! Là, c'est pas la peine de nier, y a prescription! C'est méticuleusement décrit, ce qu'on ressent en tuant sa copine…

– C'est méticuleusement imaginé.

– Et ça correspond!

– Ben oui : aux journaux.

– Aux journaux, aux journaux! T'en fais pas : ce sera vérifié. Et je te conseille de m'épargner cette peine. Comment se fait-il, à propos, qu'on ne les ait pas retrouvés, ces journaux?

– Je ne les ai pas gardés.

– Et pourquoi?

– Vois pas l'intérêt.

– T'occupe : je le vois, moi.

– J'ai bien conservé le roman bâti sur l'assassinat de Christine…

– Qui dit que tu l'as conservé? En place, du moins… Tu as pu le retirer de sa cachette quand tu as senti s'éloigner le danger? Et puis faut connaître l'histoire, nuance. Tu changes l'héroïne en minou, dans ton soi-disant "roman", si j'en crois le compte-rendu du malheureux qu'on a chargé de le lire?… Bon, écoute, c'est bien joué, je te l'accorde, mais ça ne prend pas : t'as quand même mis pas mal de temps à composer ta défense! Tu m'as laissé lire jusqu'au bout, étaler tout mon jeu, en quoi j'ai agi comme un con… Je vais te dire ce qui va se passer, maintenant : on va te défoncer la gueule, et non seulement tu vas passer aux aveux, mais en plus tu vas cracher la position de tes archives, mais si, mais si, tu les as gardées, les cassettes, moi aussi, je suis psychologue, et on aura non seulement les aveux, mais les preuves.

– Non.

– Tu paries? Écoute, je te propose un arrangement : tu gardes les preuves, et tu avoues, d'accord? Sois bon zigue, tu as tout à y gagner, et moi aussi, je te le dis franchement : dans cette boîte, je suis le seul à pratiquer des méthodes "douces", et tu comprends bien que je suis guetté : on serait trop heureux que je me plante, que j'aie besoin de secours : pour eux, je crache dans la soupe : si on peut obtenir autant à moins de frais, autant sans cogner, ils sont dans leur tort.

– Si

– Non, attends, je finis : suppose que tu résistes, que tu ne te mettes pas à table, aucune chance, mais admettons : d'abord, ça aura fait très mal, je te le garantis…

– Vous ne vous salissez pas les mains, mais quelle différence, si vous brandissez comme ça ceux qui se les salissent?

– Je vous trouve un peu ingrats : plus on est sympa, plus vous crânez : oignez vilain

– Vous voulez le profit des saloperies, sans la culpabilité.

– Possible : c'est mon problème; le tien, c'est que quoi que tu fasses, on te mettra à l'ombre à tout hasard. Tu as 60 ans…

– Cinquante-sept.

– Ouaf ouaf! T'en sortiras les pieds devant, de toute façon : ta copine et un – enfin, une relation, si tu veux, disparaissant comme ça! Ça fait beaucoup. Et même si tu as tartiné sur des crimes déjà commis, est-ce que tu imagines qu'un juge d'instruction, a fortiori un psychiatre, vont trouver ça sain? Une fois entré là-bas, tu es sous la loupe : rien ne passe plus. Toutes les aimables excentricités du dehors deviennent tares au-dedans. Alors juge : c'est l'hosto sans les gnons, ou avec : au choix.

– Avec. Et vous le paierez cher.

– Gratis! T'es pas le premier. Quand je dis "gnons", tu comprends, c'est la gégène, un tas de trucs sans traces dont la pensée seule me souille. Une "expérience" nouvelle, il est vrai… Pas si nouvelle? T'as déjà fait une étude sur les dérouillées?

– Non. Mais je-n'ai-rien-fait!

– Quelle importance? Mettons que je te croie… Ça ne fait rien, que tu n'aies rien fait; et tu as tout à perdre à le soutenir. Tes dénégations ne feront que ternir ton image, affaiblir ta position : remets-en, au contraire : profite de l'occase! Tu as cinquante-sept ans, et jamais publié : je parierais que tu n'envoies plus rien aux éditeurs… Oh, je connais le coup, le marché est si fermé… Si tu n'as pas trouvé jusqu'à présent l'occasion ou la force de lécher des bottes parisiennes, ce n'est pas à ton âge que tu y parviendras. Ta seule chance, c'est un beau procès, à la rigueur un chouette non-lieu pour dérangement mental… « L’écrivain fou, pour faire véridique »… ou « il enterrait ses amis pour enregistrer leur agonie » : imagine un peu ce titre sur la couverture de Détective! Un peu immonde, mais si ta prose en vaut la peine, elle rétablira ton standing : l'essentiel, c'est le coup de pub qui fera ouvrir tes bouquins : le premier seuil passé, la qualité peut jouer; et qui sait : elle a tiré Genet de prison, elle peut te faire sortir de l'asile, ou du moins t'y faire octroyer un peu de confort… Qu'as-tu à perdre, de toute façon? La liberté, qu'en faisais-tu? Tu t'enfermais pour écrire… Les "plaisirs de ce monde", je suis sûr que tu t'en fous : la bouffe, bôf, hein? La baise, à ton âge… et qui sait? Il y aura peut-être de petites infirmières… Mais bagatelles, après tout : supposons même la stricte ceinture : en contrepartie, rends-toi compte : le martyr de l'écriture! Pour Elle tu auras foulé aux pieds jusqu'à l'humanité la plus élémentaire : enfoncé, Saint Flaubert! Tu recevras des nausées de correspondance, tu deviendras l'ascète de référence, la borne indépassable, le mec où tout chavire : tu sais, comme cette petite secte au Danemark, que mentionne Voltaire je ne sais plus où, et qui égorgeait les enfants au sortir des fonts baptismaux… Ça m'a frappé, moi : ils se damnaient pour faire le bien : donc le bien n'est pas le bien; mais quels hommes il fallait pour mettre en actes une pareille contradiction! Ça vous dépasse… Bon, je ne veux pas te brusquer, je te laisse réfléchir, je vais chercher à boire : tu veux une bière? Un sandwich, peut-être? Un cigare?

 

––––––

 

Vincent Chiaramonti

Inspecteur Divisionnaire

              à

Monsieur le Directeur de l'I.G.S.

S/C de Monsieur le Commissaire  

Divisionnaire Edmond Carpovici  

 

Objet : Note sur l'enregistrement d'un interrogatoire mené par l'Inspecteur principal Serge Buû, réalisé à l'initiative du Commissaire Divisionnaire Lapomme, et communiqué à nos services par ce dernier.

 

    Suite aux conclusions de mon enquête relative à l'Inspecteur cité en Objet, favorables à l'intéressé, le Commissaire Divisionnaire Lapomme, son Supérieur Hiérarchique direct, ayant fait parvenir à nos services un enregistrement d'interrogatoire témoignant selon lui à l'évidence d'un comportement de l'Inspecteur incriminé "déontologiquement inacceptable, et frisant la félonie à l'égard des collègues", d'une part, et "hautement répréhensible tant du point de vue moral que de l'efficience professionnelle", de l'autre, selon les propres termes employés par le Commissaire Divisionnaire Lapomme dans la note qu'il a annexée à son envoi, j'ai pris connaissance de cet enregistrement, sur la demande de Monsieur le Commissaire Divisionnaire Carpovici, qui m'a demandé de rédiger par écrit mes observations confidentielles.

    Il convient tout d'abord de souligner que l'initiative qu'a cru devoir prendre le Commissaire Divisionnaire Lapomme n'est pas des plus heureuses, la pose de micros dans le bureau personnel d'un Officier de Police ne pouvant, à l'évidence, se pratiquer que par l'intervention d'un personnel spécialisé, évidemment sollicité, voire recruté sur place, dans ce cas précis, et dont il n'y a aucune raison de penser que sa vie conjugale ou simplement sexuelle le prédispose à respecter le secret professionnel, de sorte que la suspicion qui pèse sur l'Inspecteur Buû risque de s'ébruiter, ce qui constitue de la part du Commissaire Divisionnaire Lapomme une faute professionnelle qui, pour être bénigne, n'en mérite pas moins un avertissement, voire une semonce, et qui semblerait attester que les fonctions qu'il exerce sont devenues trop lourdes pour lui, ou qu'investissant dans cette affaire des sentiments personnels, ceci l'amène à manquer aux plus élémentaires usages. On s'aperçoit d'ailleurs aisément que le Commissaire Divisionnaire Lapomme fait, selon le dicton, "flèche de tout bois", puisque l'accusation qu'il porte à l'égard de son subordonné n'est nullement homogène avec les accusations antérieures, l'Inspecteur Principal Buû n'étant pas taxé d'avoir favorisé le suspect, mais au contraire d'avoir usé d'arguments spécieux pour l'amener à avouer en un laps de temps des plus brefs.

    En effet, il appert qu'en moins d'une demi-heure d'interrogatoire, et en maniant des arguments puisés avec pertinence dans sa culture littéraire, l'Inspecteur Principal Buû, en dépit d'une erreur de manœuvre initiale, a su redresser la situation et amener le suspect à des aveux complets, sur lesquels il n'est pas revenu à ce jour, et tout porte à croire qu'il ne reviendra ni au cours de l'instruction, ni ultérieurement, attendu sa personnalité, telle qu'elle se révèle dans l'interrogatoire et la déposition subséquente, et le bruit qui ne saurait manquer de se faire autour d'une confession à ce point exorbitante de la criminalité ordinaire qu'elle constitue pour le prévenu une manière de capital d'originalité qu'il sera de son intérêt de protéger et de faire fructifier. On ne peut donc nier que l'Inspecteur Buû n'ait fait preuve d'efficacité.

    En venant à présent au premier chef d'accusation articulé par le Commissaire Divisionnaire Lapomme, selon lequel les arguments employés porteraient le discrédit sur les méthodes utilisées au Commissariat de P., et plus généralement dans la Police, sans trancher sur le fond ni examiner si les propos de l'Inspecteur Buû relatifs aux sévices pratiqués au Commissariat de P. et à sa propre situation au sein dudit Commissariat sont fondés, il convient de remarquer que ces propos, tenus à un suspect dans le secret d'un bureau, et sans témoin que ceux qu'ont pu susciter une écoute intempestive, peuvent être considérés comme nuls et non avenus, ni plus ni moins que si, par manière d'intimidation, l'Inspecteur Buû avait affirmé au suspect que dans la pièce voisine se tenait un molosse prêt à le dévorer, et qu'il faut être naïf, ou de mauvaise foi, ou les deux, pour porter au compte des opinions réelles d'un Fonctionnaire de Police des propos tenus dans une situation où seule importe l'efficacité, qu'on ne peut, comme je l'ai signalé, dénier à l'Inspecteur Buû dans ce cas singulier.

    Concernant le second grief formulé par le Commissaire Divisionnaire Lapomme, selon lequel l'Inspecteur incriminé aurait "créé" et non "trouvé" un coupable (ce sont les termes employés), il me semble fondé sur une conception étroite et "ad usum populi" de la culpabilité, déplacée sous la plume d'un Officier de Police qui devrait s'être pénétré du sens de circulaires déjà anciennes, et à tout le moins avoir médité sur le fait que quand les aveux du prévenu ne sont en aucune manière contradictoires entre eux ni avec les indices, les dépositions des témoins et la simple vraisemblance, il n'est aucune raison de les révoquer en doute, ni de se mettre en quête de preuves supplémentaires, "à moins que celles-ci ne présentent un intérêt intrinsèque, ne permettent de nouvelles arrestations, ou de parer à une rétractation estimée probable" (Circulaire du 7 juin 1976, p. 23, alinéa c), tous objectifs qu'on ne peut mettre en avant dans le cas qui nous occupe. On peut du reste trouver savoureux de lire le Commissaire Divisionnaire Lapomme déplorer la perte de "cassettes" dont la conservation, l'existence même, ne relèvent que des dires de l'Inspecteur Buû, et simultanément affecter de douter que le coupable soit "le bon", sous le prétexte fallacieux qu'il n'aurait rien déclaré que les policiers ne sussent déjà, cette assertion même n'étant du reste pas fondée, le micro saisi au domicile du prévenu présentant, dans la partie intérieure de sa résille, des traces microscopiques de terre schisteuse très semblable à celle du lieu de sépulture de Jean-Paul Descartes, et le fil du micro ayant été coupé en son milieu et ressoudé, ce qui tendrait à confirmer qu'il avait été allongé, puis raccourci (Cf. Déposition et Compte-rendu de perquisition).

    Pour résumer le point de vue que le Commissaire Divisionnaire Carpovici m'a expressément prié de formuler… un souvenir de savon, ça : il lui est arrivé de l'ouvrir un peu trop grande, et de donner des avis que personne ne lui demandait… alors… de formuler, je dirai que pour établir que l'Inspecteur Buû a obtenu des aveux d'une manière peu protocolaire, le Commissaire Divisionnaire Lapomme a procédé lui-même de façon très peu protocolaire. Mais alors que le premier manquement au code de déontologie, qui n'est doté d'importance que pour le public, lequel était absent, ou convié par l'intermédiaire du seul Commissaire Divisionnaire Lapomme, est largement compensé par le succès, le second, non content de l'emporter en gravité, resplendit, pour ainsi dire, dans toute son inutilité, et, à supposer qu'aucune conséquence fâcheuse ne s'ensuive pour le bon renom de la police à P., l'on peut en tout cas affirmer que le Commissaire Divisionnaire Lapomme aurait pu employer plus utilement son temps, ce qui confirme à mes yeux la relative incapacité de cet Officier, et l'urgence de sa mise à la retraite. Quant à l'Inspecteur Buû, il est à craindre qu'il ne puisse, dans de telles conditions de travail, donner toute sa mesure, et, fort de l'ordre exprès d'exprimer mon opinion, j'ose risquer qu'il conviendrait sans doute de lui accorder, avec avancement d'échelon, la mutation qu'il appelle de ses vœux.

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