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Noyau de nuit

[Un repas au restau]

9 Mars 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #L'auberge (2008)

ACTE I

 

La salle à manger d’une petite auberge de campagne. Rien de sordide dans le décor, mais divers signes de vétusté et d’obsolescence, horloge comtoise, étains, pub Dubonnet, etc (sans excès), suggéreront, dès qu’on saura que l’histoire se déroule au XXIème siècle, et non au milieu du précédent, un attachement au désuet, ou l’incapacité financière des tenanciers.

    Côté jardin, un bar à l’ancienne, avec ses bouteilles éventuellement peintes sur panneau, et la porte “de la cuisine”. Quelques autres portes, côtés cour, dont deux qu’on puisse ouvrir, et une derrière laquelle “aller”. Au fond, une fenêtre “ouverte” sur le jour. Dans la salle, quatre ou cinq tables avec leurs chaises. Une seule est occupée, par une petite famille : de face, le père et la mère, la trente-cinquaine, assez avenants; à gauche et à droite, deux fillettes adorables (à regarder), de cinq ans (Minette) et sept (Natacha). Assiettes, verres, plat, deux pichets, une bouteille de Coca.

PAPA [tourné vers Minette, à sa droite] : Tu finis pas? [La petite fait un signe négatif de la tête, où s’exprime l’inappétence, voire le dégoût.] Tu sais pas ce qu’est bon. Regarde, Natacha a torché son assiette, elle!

MAMAN : La force pas, va… C’était copieux.

PAPA : Comme si c’était mon genre!… Mais je trouve ça dommage, parce qu’un civet de ce carat, c’est pas dans une boîte qu’on risque de trouver son pareil!

MAMAN : Non… [Nuance “bah”, voire “Dieu merci”.]

PAPA : T’as pas l’air bien convaincue…

MAMAN : Je sais pas… Ça me déroute un peu les papilles…

PAPA : C’est les herbes… Ils doivent les cueillir dans les collines, et il y a beau temps que la bouffe industrielle leur a dit adieu. Je reconnais la sauge, un soupçon de sariette et d’origan, un rien d’amertume probablement due à l’absinthe, ou quelque chose dans ce goût-là…

MAMAN : C’est plutôt la viande qui me paraît bizarre…

PAPA : C’est qu’on perd nos repères quand elle n’est pas aspergée de colorants, de conservateurs et d’agents de sapidité.

MAMAN : Je doute que Doucin l’asperge tant que ça…

PAPA : Je t’accorde que la saveur était un peu… inattendue.  Mais très vite attachante! Ces espèces de saucisses, là, m’ont paru délectables, et j’en demanderais bien quelques portions à emporter… Remarque bien que tout est possible! Un gibier quelconque, du lièvre peut-être, ou du chevreuil, mais peut-être du renard, ou du hérisson!

NATACHA : Du hérisson! Ah beurk!

MAMAN : Tu vas le faire remonter, avec tous les piquants…

PAPA : Mais savez-vous que le hérisson est considéré comme un mets de choix par les Gitans? Personnellement, je n’en ai jamais consommé… à ma connaissance! Mais au temps de ma jeunesse errante, j’ai rencontré un trimardeur qui m’en a dit grand bien… ainsi d’ailleurs que du chien! En revanche, il ne faisait pas grand cas du chat…

NATACHA : Arrête, papa!

PAPA : Que le sort de la pauvre bête vous émeuve, je le comprends. Mais si on va par là, les veaux et les poulets méritent une larme, eux aussi, et j’ai même entendu dire que les carottes crient quand on les pèle… à voix très basse.

NATACHA : N’importe quoi!

MAMAN : On a déjà assez de mal à leur en faire avaler…

PAPA : Quant à l’aspect sur pied, tant qu’à faire, j’aime autant me représenter un hérisson qu’un escargot… Je vous ai raconté, en Afrique, quand mon boy m’a fait manger du singe?

NATACHA : Seulement douze fois!

MAMAN [indulgente] : Elle exagère : à peine neuf ou dix… mais toujours à table.

PAPA [bon enfant] : Décidément, je radote.

    Entre Paul côté jardin. Chenu, un peu empâté, la soixantaine bien sonnée, le geste lent, l’intonation bonasse et compréhensive, rien du mielleux du margoulin : il capte d’emblée la sympathie.

PAUL : Ça a été, Msieu-Dames?

PAPA : Parfait.

PAUL : Oh, mais la petite demoiselle n’a pas aimé… [Un peu gnangan :] Il est pas bon, le frichti de la patronne? [Minette, confuse, baisse les yeux.]

PAPA : Vous savez ce que c’est, les gosses, sortis des desserts et du [Il désigne la bouteille d’un geste dédaigneux] Coca… [Emphatique :] Est-ce là ce que nous leur avons appris?… Mais sa sœur a léché le plat! Et justement, on était un peu intrigués… Sans vouloir mettre le nez dans vos secrets de fabrication… la viande, c’était quoi?

PAUL [en enlevant les assiettes] : Ma foi… tout bonnement du cochon.

PAPA : Tout bonnement! Eh bien, tenez… Traitez-moi d’âne, mais j’aurais pas dit.

PAUL : Cochon-maison! Une race à part… Le pie du Truc de l’Homme… Il en reste plus beaucoup… Vous comprenez, il est fragile… sensible au froid… à la chaleur… et pas rentable… Trop de gras!

PAPA : Eh bien, je l’ai pas senti, le gras, moi…

PAUL [s’esclaffant] : Mais le gras, on vous le donne point dans le civet! On fait sauter les patates, avec! Nos patates! Des cornichons rouges!

PAPA : Vous me feriez saliver si j’étais pas ras-bord! Oh, mais… je reviendrai! Et presto! Dire que j’aurai attendu trente-cinq ans pour connaître la saveur du vrai cochon!

PAUL : Du vrai, c’est peut-être beaucoup dire… Il est pas plus vrai qu’un autre, mais il a son petit goût à lui…

PAPA : Je veux! Et admirablement relevé par des herbes mystérieuses!

PAUL : Ah, c’t’alchimie-là, c’est la patronne! Moi, j’pourrais pas vous dire si c’est du trèfle ou du sainfoin. J’me contente de déguster!

PAPA : Saine division du travail! J’ai connu la même en Afrique! En tout cas, je peux vous assurer qu’on est deux… à déguster.

PAUL : On lui dira! Ça lui fera plaisir!

PAPA : Je le lui dirais bien moi-même…

PAUL : Oh alors ça… pour la faire sortir de sa cuisine… Faudrait une inondation! Un incendie!… Et encore…

PAPA : Madame est misanthrope?

PAUL : J’sais pas, mais les gens lui font peur. Figurez-vous que notre voie d’accès… Vous voyez la route?

PAPA : Sans vouloir vous faire offense, pour les derniers kilomètres, j’appellerais plutôt ça une piste qu’une route!

PAUL [s’esclaffant] : Et plutôt une draille qu’une piste! Oh, ça nous fait tort… Et bien, figurez-vous qu’en vingt ans, Madame l’a faite trois fois! Et la dernière date de l’autre millénaire!

PAPA : C’est plus de la timidité, c’est de la farouchité! Ça doit être handicapant, pour une aubergiste…

PAUL : Ça, quand j’y serai plus… Mais que voulez-vous, chacun son caractère… Je vous apporte les fromages?

    Papa se tourne vers maman.

MAMAN : Pas pour moi, merci.

PAPA : Moi, jamais quand j’ai bien mangé!… Les filles?… [Deux “non” de la tête.] Eh bien, on fera la connaissance du plateau une autre fois! En revanche, si vous avez du dessert, là, je crois…

PAUL : On a la tarte Tatin… la salade de fruits… et des glaces, mais alors du commerce.

NATACHA : Une glace!

MINETTE : Moi aussi, une glace!

PAPA : Tristesse! Désolation! Eh bien, moi, ce sera une tarte Tatin maison… Deux?

MAMAN : Je sais pas… C’était copieux, hein…

PAPA : Je te la finirai! Deux!

PAUL : Deux Tatins! Pour les glaces, on a fraise… vanille… pistache… et nougat, je crois bien.

MINETTE : Au chocolat!

PAPA : Mais y en a pas, de chocolat, bécasse!

NATACHA : Fraise et nougat!

PAUL : Il reste sans doute des chocolats glacés… mais juste la croûte! Vanille à l’intérieur!

PAPA [à Minette ] : Tu veux un chocolat glacé? [Elle hoche la tête avec une énergie matée par la timidité. À Paul :] Je crois que vous avez compris le message…

PAUL : Une boule fraise, une boule nougat, un chocolat glacé, et deux Tatins!

    Il sort en emportant le plat et les assiettes.

NATACHA : Mais moi aussi, je voulais un chocolat glacé!

PAPA [les yeux au ciel, façon martyr] : Oh non, écououte! C’est trop tard! On en a plein à la maison, des chocolats glacés! Alors que du nougat, eh ben, on n’en a pas! T’es lansquinante, quand tu t’y mets!

NATACHA : Mais c’est parce qu’il avait dit

PAPA : Oké, oké! [Il se lève.] T’es sûre, cette fois?

NATACHA [martyre à son tour] : Non non, ça fait rien.

PAPA : T’es sûre que ça fait rien?

NATACHA [même jeu] : Oui, je suis sûre.

PAPA [se rasseyant] : De toute façon, mes chéries, vous êtes des cruches. Quand on a le choix entre ce qui traîne partout et ce qu’on ne trouve que là… Entre le tout-venant et l’expérience unique…

MAMAN : Laisse-les donc tranquilles, va… avec leur Coca et leur crêpe au sucre! Tu seras bien avancé quand elles exigeront des grandes tables et des nids d’hirondelle!

PAPA : Ouais, remarque… Mais quand même, c’est dommage… Rendez-vous compte! Une race de cochon qui aura peut-être disparu dans quelques années…

MAMAN : Du cochon! Il est complètement fou…

PAPA : Pourquoi fou? 

MAMAN : Mais comme ça, sans l’annoncer! Imagine qu’on soit juifs, ou musulmans! Il y a de quoi se faire massacrer!

PAPA : Ou simplement ruiner, par les premiers… C’est vrai qu’ils sont vraiment hors du monde! Je me demande combien ils ont de clients par semaine… et encore, l’été! Ma main au feu que la route… la draille, est coupée l’hiver! Ils doivent quasiment vivre en autarcie.

MAMAN : Au fond d’une combe qui voit le soleil deux heures par jour… Il est déjà parti!

PAPA : C’est vrai que j’ai froid, tout à coup…

MAMAN : Faut toujours que t’exagères! Mais on sent moins la canicule…

PAPA : Je te dis que j’ai froid. Je suis pas gelé, mais j’ai froid. Comme si on avait mis la clim…

MAMAN : Avec les fenêtres ouvertes…

PAPA : C’est juste une comparaison, ah! Finissons le pichet… [Il propose du vin à son épouse, elle couvre son verre de la main.] Là, je te donne pas tort. Ce pinard est des plus quelconques, et je dirai même : mauvais. Tu vois que je suis pas un inconditionnel! Si ça se trouve, c’est la seule chose qu’ils fassent pas eux-mêmes… [l boit.]

MAMAN : L’eau a un goût, aussi.

PAPA : C’est peut-être celle du ruisseau… En un sens, le Coca est plus sûr.

    Paul réapparaît, un plateau chargé dans les mains.

PAUL [posant les assiettes de droite à gauche] : Fraise-nougat… biscuits… Tatin, Tatang!… Et… chocolat glacé!

PAPA : Mmmm… Merci! Dites donc, c’est pas des portions pour moineaux!

PAUL : Eh! Les portions pour moineaux… j’les donne aux moineaux! Ah ah ah! Bon appétit, Msieu’Dames! [Il s’éclipse.]

MAMAN : Je mangerai pas tout ça, moi, hein!

PAPA : Je t’ai dit que j’assurais! D’ailleurs… ne jure de rien tant que tu n’as pas goûté! [Il enfourne une bouchée, pendant que Minette dépiaute méticuleusement son chocolat glacé, et que sa sœur tripote les biscuits.] Chlurp! Re-mar-qua-ble… Enfin, rien d’exceptionnel : c’est de la bonne tarte Tatin, quoi…

NATACHA : On parle pas la bouche pleine!

PAPA : Gosh! I stand corrected. Et toi, t’as droit à des biscuits… maison, je parie!

MAMAN [les inspectant] : Gagné!

MINETTE : Je veux un biscuit!

PAPA [jouant l’intransigeance] : Ah, les biscuits, c’est pour les boules!… Mais si tu le demandes gentiment à ta sœur, c’est possible que…

MINETTE [comme si elle récitait] : Natacha, tu peux me donner un biscuit, steplaîaît? [Natacha fait mine d’hésiter à choisir.]

MAMAN : Bon, arrête ton cinéma!

PAPA [la bouche pleine] : De toute façon, tu vas pas boulotter tout ça!

NATACHA : On parle pas la bouche pleine.

PAPA : Si, c’est autorisé le vendredi midi, à partir de trente-cinq ans.

MAMAN : Arrête de les tripoter tous! [Elle en prend un d’autorité, et le donne à Minette.]

MINETTE : Merci.

MAMAN : Merci mon chien?

MINETTE : Merci maman.

PAPA : Tu vois, il y a quelque chose de fastueux dans cette manière de traiter les gens. Il annonce des glaces, et hop! Supplément-maison! Et des parts de tarte pour ogre! Alors qu’il sait qu’on est de passage, et qu’on deviendra pas des habitués. Un rien si tu veux, mais le petit plus! C’est pas un hôtelier, c’est un hôte.

MAMAN : Attends l’addition.

PAPA : Alors là, avec la plus entière impavidité! Il a dit douze par personne, il n’a annoncé aucun supplément, ce sera quarante-huit, et peut-être douze de pourboire, mais de mon chef. À mon avis, ça vaut beaucoup plus, mais je peux t’assurer une chose, c’est que s’il annonce cent, ce sera quarante-huit, et qu’il me rendra la monnaie.

MAMAN : Sauf s’il te met un fusil sous le nez.

PAPA : Ah ah ah! Bien sûr, et dans ce trou perdu, ç’aurait été un risque au Moyen-Âge. Mais alors on n’aurait pas commencé par gaver les voyageurs avant de les dévaliser!

MAMAN : Je ne te parle pas de dévaliser. Mais sous toutes les latitudes, j’estime plus prudent de s’entendre d’abord sur les prix.

PAPA : Tu ne vas pas me ramener ce coupe-gorge roumain jusqu’à la fin des temps? Sois équitable, à peine avait-on poussé la porte que j’avais subodoré l’arnaque. Mais on n’avait pas le choix.

MAMAN : Je n’y ai même pas pensé.

PAPA : Si ce bonhomme est un forban, tiens, je veux bien passer Noël chez tes parents!

MAMAN [qui mâche avec difficulté] : La tarte Tatin y est plus légère.

PAPA : Mais la maîtresse de maison passablement plus lourde! [à ses filles, qui le fixent en mangeant leur glace] Vous, vous n’avez rien entendu!

NATACHA : Si! Tu parles de mamie!

MAMAN : C’est malin! [Elle repousse son assiette.] J’en peux plus! Un vrai étouffe-chrétien!

PAPA : C’est de la bonne pâtisserie bien solide, d’avant l’époque de la minceur obligatoire! Et pas faite avec des golden! On sent un zeste d’âpreté… de la pomme à demi sauvage, et qui vient sans doute tout droit du verger! Ma chère, tu es pleine de préventions, et je connais leur origine : c’est mon flair qui te défrise! Je ne sais à quels atomes subtils j’avais sentu la bonne maison! Je ne soutiens pas que tout soit parfait : le chemin est à peine carrossable, le site sinistre, la piquette plus proche du vinaigre que du Chambertin, et je veux bien même t’accorder que cette tarte est… un peu massive, et peut-être qu’une descente de Bruxelles trouverait trente-six matières à contraventions dans la cuisine! Mais même bourré de salmonelles, ce civet de porc rare et la charcuterie constituaient une aventure gustative de haut intérêt, le patron est la crème des hommes, et ce sera quarante-huit, full stop. Sans compter [geste circulaire] qu’on n’est pas emmerdé!

MAMAN : Justement, c’est louche.

PAPA : Ça pourrait être louche. Mais vu la qualité de la chère, ce n’est que triste… pour eux! C’est à dache! Qui va donc faire vingt bornes aller-retour depuis la route? Il est certain qu’un camion de frites sur un parking fait mille fois leur chiffre d’affaires!

NATACHA : C’est quoi, des salmonelles?

PAPA : Rien. Une hypothèse stupide. Ils sont bons, ces biscuits?

NATACHA : Non.

PAPA : On t’en fera une fournée spéciale! Et la glace?

NATACHA [dédaigneuse] : Correcte… sans plus.

PAPA : Miss Fine-Gueule…

MAMAN : Elle a de qui tenir.

PAPA [à Minette, toute au plaisir de ronger son chocolat en épargnant la vanille] : Et toi, ma puce?… C’est bon? [Elle hoche la tête avec conviction. À Maman :] Deux partout! Ce qui est merveilleux chez elle, c’est qu’elle boude pas son plaisir! Elle t’en donne, et donne envie de lui en donner! Ça, c’est héréditaire! [À Natacha :] Prends-en de la graine, Miss Pimbêche! Pour obtenir beaucoup des hommes

MAMAN : Il faut faire semblant d’être heureuse!

PAPA : Ou un petit effort pour l’être vraiment! [Il a fini sa part, et désigne l’assiette de sa femme.] Tu cales, c’est sûr?

MAMAN : Je te l’avais dit. Mais t’es pas obligé, hein!

PAPA [faisant glisser Tatin deux dans son assiette] : Un peu… pour pas désobliger! 

MAMAN : Où tu mets tout ça? Tu devrais être obèse.

NATACHA : Il convertit tout en merde!

MAMAN : Tu vois? Ça, c’est tes leçons.

PAPA [officiellement réprobateur, mais évidemment ravi] : À sept ans, il faut dire : en caca. Le vocable merde est réservé aux adultes.

NATACHA : C’est quoi, un vocab?

MAMAN : Un gros mot. 

PAPA : Un mot. Un gros mot, c’est un gros vocable.

NATACHA : Alors, pourquoi tu dis pas mot?

PAPA : Pour éviter les répétitions. [À Maman :] J’ai besoin de combustible. C’est bizarre, j’ai de plus en plus froid. Je me demande si je couve pas une crise de palu…

MAMAN : Je croyais que c’était guéri…

PAPA [mangeant toujours] : Eh oui, moi aussi!… Et je l’espère encore!

MAMAN : Dépêchons-nous de rentrer!

PAPA : Bah! Au pis, tu conduirais… Méfions-nous surtout qu’un moustique n’aille de moi à vous! [Chaleureux :] Je plaisante! Le palu coupe l’appétit! [Il bâfre.] Comme quoi le danger…

NATACHA : Y en a pas, des moustiques!

PAPA : Exact : encore un plus! [Enfournant la dernière bouchée :] Ouf! J’admets que celle-ci relève plus du devoir que de la jouissance… N’empêche que le bilan est globalement positif! [À Minette, qui semble avoir abandonné sa glace, après l’avoir dépouillée de son revêtement :] Eh oh, petite coquine! Et la vanille! Celle-là, compte pas sur moi pour la bouffer!

NATACHA : Moi, je veux de la glace aux épinards!

PAPA : Tu peux toujours lancer le parfum! Mais compte pas trop sur les chalands!

MINETTE : J’ai envie de faire pipi!

PAPA : Tu m’étonnes, avec tout ce Coca! Tu peux pas attendre cinq minutes? Pas garanti du tout qu’y ait des cagoinsses dans ce coinstot… Au fond de la cour, peut-être, sous un nuage de mouches!

NATACHA : Fais pipi dans ta culotte, ah ah ah!

MAMAN : Toi, ça va! [À papa :] Tu veux rire, ce serait illégal!

PAPA : Et on irait les dénoncer aussi sec!… Sans doute une de ces portes, mais laquelle?…

    Il se lève.

MAMAN : Mais demande!

PAPA [ouvrant une première porte, côté cour] : Ah!… Non, ça, c’est le placard à balais…

    Il la referme. Paul surgit jardin.

PAUL [suave] : Je peux vous aider?

PAPA [comme pris en faute] : Je cherchais simplement les toilettes… pour la petite.

PAUL : Juste à votre gauche… Depuis le temps, j’aurais bien dû mettre une plaque…  On remet toujours au lendemain… Et puis, ici, on a surtout des habitués…

PAPA : Pas tous les jours, dirait-on…

PAUL : En semaine, c’est calme. On est trop loin de tout.

PAPA : C’est quand même dommage… Minette! Eh bien! Je croyais que c’était pressé! [La petite quitte sa place et va jusqu’à son père, qui ouvre la porte susdite.] Tu te débrouilleras bien toute seule… Attends que je te trouve la lumière… [Elle s’allume.] Ne ferme pas le verrou! Et n’oublie pas de te laver les mains! [Elle disparaît à l’intérieur, et il referme la porte, devant laquelle il reste de faction.] Oui, je disais : dommage. Vous savez, votre pourceau mérite un détour! Je suis persuadé que vous soignez pas votre pub! Un malheureux écriteau à peine lisible, sur le bord d’une départementale, ça ne mène pas à l’impôt sur les grandes fortunes.

PAUL : Ça c’est bien vrai. Et encore, il est tout récent.

PAPA : De quoi vous spécialiser dans les aventuriers! Sans vouloir me vanter, il faut avoir la foi pour pousser jusqu’au bout de la piste! Est-ce que vous figurez dans les guides, seulement?

PAUL : Je les lis pas… mais ça m’étonnerait!

PAPA : Déplorable. Moi, je vous recommanderai. Mais encore faut-il passer dans le coin! Je ne connais personne qui ferait une telle trotte pour se caler les joues. J’ai l’air de plaider pour ma baraque, mais tout est pub, vous savez! N’existe que ce qu’on connaît! En tous temps! Mais de nos jours tout spécialement!

PAUL : Pourquoi votre baraque?

PAPA : C’est mon métier. Concepteur de publicité, pour vous servir.

PAUL : Pas les moyens de m’offrir vos services, ah ah!

PAPA : C’est un investissement!

PAUL : Pas les moyens d’investir!

PAPA : Obtenez un prêt! Hypothéquez! Vous êtes propriétaire de l’établissement?

PAUL : Vous parlez d’une propriété!

PAPA : Vous avez une valeur. Si vous la faites connaître, vous récupérerez cent fois vos billes! Et sinon, j’y reviens toujours, c’est comme si vous n’en aviez pas!

PAUL [dubitatif] : J’dis pas ça pour vous, mais les publicitaires, ils me semblent surtout faire la pub… des publicitaires! Il y a bien des choses qui me restent en tête, sans me faire envie pour autant.

PAPA : Ah ah! Très juste! Vous êtes un sage! On se sert les premiers, c’est normal… mais les clients ramassent quand même de grosses miettes… quand ils le méritent! Car notez bien que je prétends pas, moi, comme certains collègues, que la pub soit une baguette magique. Un produit minable reste un produit minable, les gens sont pas stupides à ce point. Mais un bon produit caché au fond d’un trou…

PAUL : J’sais pas, ça me ferait mal d’aller vanter la cuisine de la patronne, et de donner au premier venu l’occasion de la trouver moins bonne que sur le prospectus.

PAPA : En somme, en partant d’une prétention zéro, vous êtes toujours gagnant.

PAUL : Y a de ça. Et puis [geste circulaire] supposez un car de touristes, on va quand même pas casser les murs!

PAPA : Mais si! Ou bâtir une annexe! C’est ça, une entreprise qui marche!

PAUL : On pourrait plus fournir!

PAPA : Vous prendriez de la main d’œuvre! Vous [pompeusement] donneriez de l’extension à vos activités! Au lieu de trimer, à vous le bureau directorial!

PAUL : Et les petites secrétaires, ah ah ah! Trop tard!

    Minette pousse la porte et entre, s’essuyant les mains sur son short.

PAPA : Je te demande pas si tu t’es lavé les mains, mais t’aurais pu les essuyer!

PAUL : Pauvre mignonne! Engueulez-moi plutôt! Ça se peut bien que j’aie oublié la serviette!

    Il fait quelques pas vers les chiottes. Papa se penche à l’intérieur.

PAPA : Non non, elle est bien là! [Paul le rejoint.] Sèche et immaculée! Dix secondes! Contre le quadruple au souffle d’air chaud… quand il marche!

PAUL : Eh! C’est ça le progrès! [Il bat en retraite vers la cuisine.]

PAPA : Attendez! Je crois bien qu’on a terminé…

PAUL : Vous prendrez un café?

    Papa adresse à Maman une question muette. Dénégation.

PAPA : Alors, non. On va partir. On a un peu de route à faire, il n’est si bonne compagnie…

PAUL : Prenez votre temps…

PAPA : On vous doit combien?

PAUL [après quelques secondes de réflexion] : Mettons deux cent-cinquante.

PAPA [se durcissant d’un coup] : Quatre fois douze, ça fait quarante-huit.

PAUL [nouveau un temps de réflexion – plus long] : Deux cent cinquante francs! Quarante euros… puisqu’euros y a! Ah ben! Vous imaginez pas que je vais demander quinze cents balles pour un repas! On n’est pas chez Troisgros!

PAPA [désarçonné, mais jetant tout de même à sa femme un coup d’œil significatif] : Mais… ça fait quarante-huit!

PAUL : Sans frometon, sans café, une seule carafe, et deux enfants qui picorent!

PAPA : Vous êtes désarmant. On se croirait… Mais non, je vois pas où on se croirait, ni quand. L’appât du gain est de tous les cieux et de tous les temps! Dans un conte de fées, peut-être?

PAUL : Boh boh boh, faut tout de même pas en remettre!

PAPA : J’en remets pas, croyez-moi! J’ai croqué dans des centaines, des milliers de restaus! Les suppléments non stipulés d’avance, je les compte plus! Mais une réduction, vous êtes le seul, et j’ai comme une idée que vous le resterez!

PAUL : Eh bien, voilà une pub, tenez, qui flatte mon amour-propre!

PAPA : Mais un thème à censurer soigneusement dans votre campagne, parce que du coup, tout le monde attendrait des ristournes, et les prendrait comme un dû!

PAUL : Et adieu le plaisir! Si vous aviez vu votre tête! Deux cent-cinquante euros, ah ah ah! Comme si vous l’attendiez! À mon avis, dans votre boulot, vous voyez trop de canailles! Ça doit être épuisant, de se méfier comme ça!

PAPA : Il est certain que le monde serait plus confortable s’il était peuplé de vos pareils.

PAUL : Mais il l’est sûrement! Il suffit de chercher où il faut! Vous êtes un voleur, vous?

PAPA [très troublé] : Mon Dieu, pas précisément… J’ai une parole… Mais enfin, dès lors que je fais du bénef… Vous ne seriez pas… croyant, par hasard?

PAUL : Croyant… en Dieu, vous voulez dire? [Il éclate de rire.] Non! Rétro, mais quand même pas à ce point! Quand on voit ce que Dieu fabrique… et ce qu’il tolère, comment voulez-vous?… Vous n’allez pas me coller une religion pour huit euros!

PAPA : Je me sens tout drôle… Vous prenez les cartes?

PAUL : Quelles cartes?

PAPA [déployant un assortiment impressionnant] : Mon Dieu, n’importe… J’ai un peu de tout.

PAUL : Ah, ces cartes-là? Non.

PAPA : Là je vous ferai un reproche… Vous devriez le dire d’emblée. On n’a pas nécessairement de cash sur soi.

PAUL : Vous me l’avez pas demandé.

PAPA : De nos jours, ça va sans dire.

PAUL : Eh, la belle affaire, si vous n’avez pas quarante piastres en poche! Vous me les enverrez!

PAPA : Et si la poste les cravate? Et si j’en profite pour ne rien envoyer?

PAUL : Eh bien, vous n’enverrez rien! Rasseyez-vous donc un moment, vous n’avez pas l’air dans votre assiette.

PAPA [un peu vacillant] : C’est vrai que je me sens pas au mieux de ma forme.

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