Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Noyau de nuit

[Quête d'un bilan]

8 Mars 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #La scribe du Capitaine (2007)

    Une conjecture comme une autre. Apaisante, si l'on veut, mais sacrément fragile. Après tout, ni Miranda ni moi ne savons s'il y en a eu d'autres; et même il m'arrive de me demander si la menteuse, ce ne serait pas elle. Mort ou vif, le Capitaine a disparu; il y a trop de suicides pour les éplucher tous, surtout qu'on peut les déguiser en abus de jaja ou en accident de la route. Je n'ai pas de photo, mes ébauches de portraits-robots n'ont rien donné, et l'on voit mal, de toute façon, comment justifier une recherche; sans compter que lui a des choses à dire à mon sujet, que je n'ai nulle envie de retrouver dans une déposition. Son appartement a été acheté, semble-t-il, par un investisseur; en tout cas, le type qui le loue ne sait rien de son prédécesseur. La banque? Les organisations caritatives? Le numéro de sa bagnole, à la préfecture? Il y aurait sans doute des moyens. Mais en ai-je envie? Ce serait lui faire beaucoup d'honneur. Quand je m'interroge sur la contenance à prendre et l'attitude à adopter si je tombais sur lui par hasard, je ne sais trop à quoi me résoudre : légèreté et persiflage? Apitoiement thérapeutique? Il me semble que je pâlirais, et passerais mon chemin. Un fou. Qu'est-ce qu'un fou? Quelqu'un dont les motivations sont incompréhensibles, selon ses propres critères : tout le monde a besoin d'être aimé, admiré, réhabilité, applaudi, même s'il m'est apparu d'abord comme une exception à cette règle; tous font subir des entorses à la vérité, bien qu'il soit parfois difficile de discerner dans quelle mesure ils se leurrent eux-mêmes; mais lui faisait son texte de l'absurdité de mentir, de ne sauver qu'un personnage de fiction, au moment même où il ne disait pas un mot de vrai! Quelle douceur, quel apaisement, pouvait-il trouver là?  Ceux de me rouler, de mener le jeu? Je n'étais pas un tel adversaire, et il n'y avait pas de quoi tant se rengorger. Ceux d'être, uniquement par moi, cette empreinte qu'il traçait, sachant pertinemment qu'il n'y correspondait en aucune façon, à moins qu'il ne fût vide, amnésique peut-être, et ne meublât son néant en passant de l'une à l'autre? L'action était-elle devenue pour lui à ce point la jumelle du rêve qu'il se satisfît de vivre en moi et par moi? Admettons, si toutes les jouissances du corps lui étaient désormais interdites… si la sensation même n'était plus rien… Je m'imagine quadriplégique, aveugle, sourde et nourrie par sonde : réduite pour tout viatique à l'opinion d'autrui. Peut-être alors… Mais je n'irais pas m'inventer meurtrière, raciste ou proxénète! Ces contradictions que je notais en lui tous les jours, il est tentant de les loger entre la personne et son masque, mais alors, pourquoi, pourquoi un masque grimaçant? Sa courtoisie, sa générosité, il pouvait les feindre; sa sagacité, non. S'il se choisissait un personnage, c'était délibérément hideux – gageure? Sur la fin, même ses travers m'avaient conquise! La prochaine fois, en ce moment même, qui sait? ne se fera-t-il pas plus diabolique encore, pour le plaisir de voir jusqu'où l'on peut aller trop loin? À moins qu'il ne donnât licence, dans la fiction, à de vrais démons?

    Je sculpte des nuages, tout porte à croire que l'histoire finit là, sur ce point de suspension, une histoire perdue, même si les éditeurs ouvraient les colis postaux de la France-d'en-bas, d'une part parce qu'elle manque d'unité : mon parcours personnel n'a rien à voir avec la relecture du demi-siècle écoulé, au surplus distraite, vaporeuse, volatile, sans rigueur ni système : Résistance, OAS, Biafra, Bokassa, filon de diams, on part en tous sens, c'est la vie, oui, mais l'œuvre, elle, devrait faire un nœud, ou choisir un thème. Un Julio en est beaucoup plus proche que moi, avec son catalogue d'aventures roses… Pour travailler la matière, il faudrait au moins faire d'Herr Hauptmann mon père génétique, ce qui justifierait symboliquement qu'il s'en soit inventé un. Mais ça ne suffirait pas à renflouer ma barcasse, parce que, d'autre part, que pesante la narratrice! La moindre marriage novel de midinette londonienne ou new-yorkaise me fait honte : elles au moins sont marrantes et savent manier l'autodérision. Je me trouve atrocement sérieuse, franchement pionne pour tout dire. À chaque pas je trébuche sur des idées qui ne sont même pas originales! Il me semble n'être pas si bonnet de nuit, pourtant, dans la vie, si infichue de m'amuser un peu sans me préoccuper d'être ou non dans mon droit… Et si Que suis-je? m'obsède, je ne suis pas obligée d'en informer la population, et de le lui rappeler à tout bout de champ! Si je m'y remets un jour, une seule règle : de l'action! De petites remarques, à la rigueur, mais futiles et rigolotes, style : « T'as pas vu l'autre! » quand je saigne du nez, ou : « Je m’arrêtai pour dire au revoir à tous mes amis, mais je me souvins que je n’en avais pas. » Invraisemblable, peut-être, mais si féminin. Au fond, Seb a raison : je suis une grosse emmerdeuse. Le souci d’éviter le manichéisme s’est systématisé en Code Pénal ambulant,. Pas sympa du tout. Pas piquante. De ces gens incapables de faire ou d'apprécier un bon mot sans l'écrabouiller avec les tables de la loi. Je pourrais au moins feindre la légèreté, pour me faire aimer. Et peut-être à force de feindre changerais-je vraiment, desserrerais-je quelques écrous : je suis trop rivetée.

    Mais bon : ici, je suis toute seule, pour une ultime interrogation, je peux me permettre de rester peu aimable, quelques lignes encore, le temps de me demander… quoi? Mon chagrin devrait s'être dissipé comme un rêve, et c'est bien, en un sens, ce qui lui est arrivé – officiellement : je n'ai pas le droit de souffrir pour un bonhomme qui n'existait pas, qui m'a manipulée de bout en bout. Mais la phrase même est contradictoire, car celui qui m'a manipulée existait bien, et j'existais pour lui, sous une forme ou une autre… complètement ridicule? Je ne peux pas le croire. Même perclus de mensonge, il y avait un lien très fort entre nous. Il m'avait choisie pour support d'une de ses vies imaginaires. Qu'il y en ait eu d'autres, soit. Quoique l'interchangeabilité avec une Miranda me désoblige, je ne pousse pas l'orgueil jusqu'à me croire irremplaçable. Mais qu'il eût besoin de moi, il n'y a pas de doute, et peut-être même des qualités précises, ou plutôt bien vagues, qu'il me prêtait. Sa décision, il ne l'a prise qu'après lecture des "échantillons"… Mmmm. Et Miranda, qui n'en avait aucun à fournir, qui ne tapait que des mémoires, sans y rajouter son grain de sel? Si sélection il y a eu, c'est sur des critères physiques, encore que je ne voie pas auxquels nous pouvons satisfaire l’une et l’autre, à part un commun excès d’enrobage adipeux. Cessons de rêver, et prenons la jarre par une autre anse : ai-je changé? Je devrais au moins avoir crû en méfiance; mais l'épisode est si atypique! Mentir sans profit matériel ou charnel, je persiste à douter que ça coure les ruelles… Sans profit du tout, étant donné l'hiatus entre ce qu'il prétendait, et ce qu'assurément il savait être! À moins que l'âge et ses déconvenues ne vous amènent à vous remparer dans le fantasme… Un cas-limite! Et voilà qui j'ai élu pour vrai confident! Comme s'il restait en moi un rôle de père à remplir…

    Ce charlatan m'a pourtant appris des choses, qu'il serait sage de réexaminer une à une, depuis l'emploi d'ès jusqu'aux caractéristiques des divers explosifs, en passant pas les échecs médicaux du docteur Freud; mais je ne crois pas qu'Ivan ait été un éducateur malhonnête, qu'il ait jamais fait semblant de savoir ce qu'il ignorait, ou m'ait induite en erreur dans d'autres domaines que son cas particulier. Il me serre le cœur de penser non seulement que sa vie d'impostures était mille fois plus pittoresque que celles qu'il s'inventait, mais surtout qu'il méritait d'être aimé pour ce qu'il était, et ne pouvait jouer! Pourquoi en a-t-il désespéré? Mais un tel mot est déjà une explication sujette à caution…

    Je me sens mal… et pourtant bien. Je ne me sens plus. Je ne sais pas à quoi m'en tenir. Je me dis que je me fiche d'Ivan, et que mes variations d'humeur tiennent aux appréciations contrastées du statut qu'il m'a donné : j'étais poire et mère nourricière, et selon que j'éclaire l'avers ou le revers… Mais en quoi peut m'importer l'opinion d'un dingue? Eh! Aux yeux d’un Seb, rien de si simple : c'est que j'aimais cet homme, et l'aime encore, ou voudrais encore l'aimer… Pauvre garçon, s'il savait tout, que n'entendrais-je? Certes, c'est une espèce d'explication (ou plutôt de classement) de l'incapacité où je me trouve de revenir sur mes pas : j'ai connu mieux. CRU connaître? Non : je dis bien connu, puisque la mystification, je l’ai vécue, moi, dans l’authenticité. Mais ce mieux n'est pas l'amour – quoi qu’amour signifie? Question de définition, bien sûr, et de référence. Je pourrais me contenter de reconnaître une intensité qui n’a eu d’émule ni avant ni après… une coloration ou une luminosité : la plupart des êtres sont ternes ou translucides, ils se fondent dans la foule et ne comptent pas. Ivan comptait, plus qu’aucun autre – dans la mesure exacte de l’illusion qu’il m’avait donnée de compter pour lui? Sans doute, mais enfin ça n’aurait pas suffi : ils sont tout de même quelques-uns à m’avoir prêté attention, et à ne m’avoir arraché que des bâillements, ou tout au plus un brin de curiosité éphémère. Ils n’avaient d’objectif que l’étreinte, et ça se voyait trop, quoiqu’ils le dissimulassent? Oui, mais il n’est pas si désagréable de se sentir désirée, en filigrane des éloges factices de votre jugeote ou de vos qualités de cœur, et certaine scène, qui me brûle toujours – plus que jamais, peut-être – atteste assez qu’il n’y avait pas de répugnance physique, du moins de mon côté… De là à ne penser qu’à ça, il y avait de la marge, et il me semble bien que la paix des sens de tout un hiver aurait pu se prolonger indéfiniment. Non, la clef n’est pas sexuelle, ou il faut renoncer à me connaître par l’introspection.

    Que tout fût écrit depuis notre première rencontre, et que je ne me sois débattue que dans la difficulté d’aimer un être inavouable, selon les critères de ce qu’il appelait sexualité officielle, de par son âge et son idéologie? Je dois résister à cette tentation de me dédouaner de ma niaiserie en la métamorphosant en destin. Ce salaud m’a manipulée, il a joué avec mes sentiments, il m’a conquise, que ça me plaise ou non, il était bien loin d’avoir ville gagnée d’avance, de par un mystérieux talisman. Non, mon cœur ne m’avait avertie de rien, et il n’y avait rien de quoi m’avertir. C’est une opération de séduction, rien de plus, préméditée pour des raisons qui m’échappent, et parfaitement réussie : il avait mis le grappin sur mon âme, et sans la rencontre providentielle de Miranda, sans doute aurais-je gardé jusqu’à ma propre fin la veilleuse allumée devant l’icône d’un faussaire. Pourquoi? On y revient toujours : parce qu’il me distinguait, qu’il me faisait être, et qu’il en arborait les moyens : la carrure intellectuelle et morale de celui qui sait et peut juger. Pas l’assurance seule, qui laisse vite affleurer son soubassement d’autolâtrie arrogante, mais l’assurance aussi : Ivan affirmait, avec une efficience partiellement due à son écoute. Il avait réponse à tout, et se détachait par là de tous ces frimeurs qui commencent par vous traduire en ce qu’ils savent déjà, et ne répondent jamais qu’à eux-mêmes. Sans doute ai-je péché par orgueil, et l’ai-je tenu pour prodigieux, de simplement me dominer, alors que pourtant, je les mesure, mes lacunes!

    Et puis quoi? La générosité… l’imprévu… la courtoisie… la tendresse… et la fragilité, au sein même de la domination! C’est bizarre, mais son ascendant était renforcé par quelque chose qui ressemble à la pitié! Oui, j’avais pitié de lui : il était le maître, et cependant il m’inspirait la même émotion qu’un enfant ou un débile mental, du fait bien sûr qu’il allait mourir, mais même avant, pour être si mal adapté au monde et s’y être tant déchiré. C’était mon père, et c’était mon bébé, l’un et l’autre imaginaires, et les deux me paraissent indissociables, sans doute parce que ce bébé, c’était encore et toujours moi. Cette pitié qu’il paraissait ressentir si fortement – je ne parviens pas à me persuader qu’il jouait alors la comédie – je lui accorde qu’on ne peut l’éprouver pour soi directement sans dégoût, mais ça ne la rend pas plus altruiste, et les moralistes qui l’ont recentrée sur l’ego sont sans doute plus judicieux que ceux qui restent achoppés à la pureté de leurs larmes. C’est seulement par le canal de l’altérité et de la projection inconsciente que je puis m’autoriser à pleurer sur moi.

    Mais ça n’explique pas tout, il subsiste bien des questions dans les marges du bilan, et d’abord celle de savoir quelle part de son charme le prétendu Capitaine tenait de l’infamie, au moins supposée et liminaire, de ses thèses générales et de sa perception de l’histoire. À première vue, j’aurais dit : aucune, et j’aurais supposé, bien au contraire, qu’il avait eu là un handicap à compenser. Qu’il s’était lancé – combien de fois? – le défi de faire aimer un ignoble individu. À présent je m’interroge : et si l’en dépit était un à cause voilé? Et s’il avait plutôt choisi, avec une roublardise rodée, la facilité? Et si c’était pour son ignominie, sa situation de réprouvé impénitent, que je l’ai d’abord distingué? Et s’il en avait joué en virtuose? Plus proches en cela que je ne l’aurais cru de ces groupies décérébrées que rassemblent, paraît-il, les plus abjects, les plus sordides des serial killers? J’ai lu quelque part que Landru recevait un courrier de ministre, et que Ted Bundy avait trouvé, avant la chaise électrique, des candidates au conjungo : est-ce l’aura du Mal qui en soi fascine et attire? Tiendrait-on secrètement pour un Maître, comme le soutenait Ivan, celui qui s’est émancipé de toute morale, et ne se soucie ni des souffrances d’autrui ni de sa propre image? Rêverais-je d’un retour à la maltraitance, moi qui pourtant n’en cultive pas le souvenir attendri? Cette idée m’inspire une répulsion indicible, mais je ne peux pourtant pas l’éluder… ni d’ailleurs simplifier le problème en réduisant un personnage profondément sensible et compassionnel à l’opprobre qu’il aurait subi sous les projecteurs. Il se peut qu’il fasse confidence d’une longue chaîne de tortures et de meurtres à la suivante, mais moi du moins, ce n’est pas d’un tel être que je me suis éprise, ou peu s’en faut.

    Ce qui m’irrite le plus, c’est de me sentir parfois complice de l’imposture, comme si, d’enfance, j’étais vouée à rendre un culte à une fausse idole. Comme si j’avais fait exprès de sacraliser précisément celui dont je devinais qu’il n’était qu’apparence, pour reproduire ce mauvais père qui m’est échu en partage, et que j’aurais érotisé malgré moi. Je me répète que la prestation d’Ivan grouillait d’invraisemblances, que je n’y ai jamais pleinement cru, et qu’une autre ne se serait pas fait baiser de la sorte. Que j’ai délibérément, par effroi du réel et besoin de retrouver une structure, adopté cette fantasmagorie qui me tendait les bras. Difficile de répondre à un tel soupçon. En théorie, on a le choix entre accueillir le nouveau sous bénéfice d’inventaire, ou le repousser au nom d’une notion préétablie du plausible, entre le péril de la crédulité et celui de la stagnation, l’idéal médian d’une réception critique n’étant garanti à personne… et les gens se répartissant inégalement entre ouverts et fermés – si l’on précise bien qu’une certaine forme d’ouverture, l’acceptation sans intégration (« Il est comme ça, je n’y pige couic, ça ne s’accorde à rien, mais c’est comme ça. ») est plus fermée que toutes les fermetures! Je ne peux pas raisonnablement me reprocher de n’avoir point répondu « À d’autres! » à toutes ces affabulations. À se servir de l’acquis pour auner le possible, on n’acquiert plus rien. Mais ma complaisance à accueillir le bizarre mérite d’être interrogée, surtout si, comme le sentiment m’en poursuit en traçant ces lignes, je l’accueillais sans y ajouter foi, me réservant cette porte de sortie qui s’est ouverte à deux battants… sur le néant.

 

* * *

* *

*

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article