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Noyau de nuit

[Où suis-je? QUI suis-je?]

30 Septembre 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Hors-je (2005)

I

 

    Je m'emmerde en moi comme en un manoir trop connu

Les détours les couloirs ni les petites lampes

N'amusent plus le seigneur de ces lieux

Mes pantoufles ont appris par cœur les raccourcis

Je sais les tiroirs secrets des secrétaires

Les hiboux des combles, et quels os

Gémissent à la cave sous la terre battue

Tous les fantômes me tutoient et m'appellent Joe…

                                                                                           Ab'alone 

 

        Plains-toi, mon poète! Tu ne connais pas ton bonheur… Remarque, il fut un temps où j'aurais presque pu soussigner… sans même avoir à censurer certaines appréhensions, certains pressentiments qui, probable, ne se sont remembrés et formalisés qu'après coup, à l'époque où s'écrit l'histoire. Au fil du présent, tout juste ce qu'il fallait d'effroi pour nimber de félicité le retour à la norme… Vous avez tous connu, je présume, à part les casaniers d'un autre âge qui persistent à "naître, vivre et mourir dans la même maison", dans la même chambre et le même lit, ce frisson qui vous parcourt au bout des nuits d'hôtel ou de villégiature, cette plaisante paniquette de ne plus retrouver ses marques, dérouté qu'on est par le profil d'une armoire, ou un rai de lumière qui n'arrive pas du bon côté. Parfois ça se prolonge, quand on a pinté la veille, ou qu'on émerge d'un sommeil particulièrement lourd : où suis-je? et l'on va jusqu'à tâter le mur, s'affoler d'un oreiller, d'un édredon; au pis, si l'on est anxieux de nature ou nourri de lectures pernicieuses, jusqu'à se marmonner, je ne l'ai pas vécu, mais ça sonne familier : Les cons! Ils m'ont enterré vif! Au vrai, on dort encore à moitié, il est rare que ça dure assez pour perturber le petit déj. L'expérience peut tourner au psychodrame quand à l'issue d'une longue plage de disette on s'éveille le flanc collé à une inconnue… et vice-versa! Horribles cris dans le petit jour! Ça m'est arrivé une fois, ou à un autre, ou je l'ai vu au ciné, et le plus drôle, c'est que revenir au réel ne semblait pas rasséréner la nana; on était bien chez elle pourtant, et quand le héros est remonté avec les croissants, elle avait repris le contrôle, mais sans velléité de remettre le couvert, ou de se faire psychanalyser par un amateur. Blague. Bagatelle. Broutille. Écume de la raison.

        Où ça se corse, c'est quand, non content d'avoir semé toute notion du temps et du lieu, vous ne savez plus qui vous êtes. Oh, là tu charries : comment se pourrait-ce? Eh bien, je vous assure que dans ces moments-là j'aimerais fort qu'il fût si évident d'être soi. Pour qui te prends-tu donc, me demandera-t-on. Hélas, pour personne : je cherche. Par bonheur, je dispose d'outils, la mémoire n'est pas vidée, l'amnésie, étrangement, n'affecte ni les connaissances qu'on dit "générales", ni la teinture de spécialisations que je dois plus à d'éphémères coups de cœur qu'à l'espèce de métier que j'exerçais : de sorte qu'en désespoir de cause, si je me réveillais nu sur une plage déserte, je pourrais parvenir à cerner le problème en extériorité : c'est en français que je pense et parle, telle et telle contrée m'est connue de visu… En fait, je n'en ai jamais été réduit là à ce jour, jamais acculé à mesurer l'exacte largeur du trou, et surtout de la marge de flou qui le borde : mon histoire ne se distingue pas si aisément de l'Histoire, un bouquin de l'effet qu'il me fit, tel site dont je me suis gorgé le regard de tel autre dont je n'ai contemplé qu'une carte postale… À vrai-dire, ce terrain géographique est le seul que j'aie eu le temps d'arpenter, et j'ai pu m'aviser qu'il était beaucoup trop mouvant pour y planter des balises : avais-je personnellement vu Venise, le Taj, le Potala? Rien, ou quasi, ne distinguait les deux oui du non : n'importe qui les ait prises, on n'a plus dans le crâne que des photos, elles se sont désormais substituées aux souvenirs. Passe encore pour le tourisme, mais avec l'hexagone bien en tête, aux six coins duquel j'ai traîné mes guêtres pour le plaisir et pour gagner ma vie, j'étais incapable de trier d'une infinité vague de gourbis possibles la petite trentaine que j'avais habitée, et me voyais d'avance, non sans pétoche, confronté sans les reconnaître à mon propre logis, à ma bagnole, à mes papiers!

        Combien de temps?… Question fallacieuse, le temps est une vue de l'esprit, et avoir l'esprit assez libre pour regarder la pendule, c'est signe d'un temps plutôt peinard. La première fois, si j'écarte quelques coups de semonce baptisés tels a posteriori, je serais bien en peine de la mesurer objectivement : cinq, quinze, trente minutes? Je sortais d'un cauchemar abominable à mettre à plat, puisqu'un méchant, à l'issue d'une poursuite échevelée, venait de "me" réduire en chair à saucisse tellement fluide qu'il lui avait suffi d'une douche-téléphone pour m'expulser vers les canalisations; mais dans mes rêves, au fort des tribulations et du martyre, il y a toujours celui qui assiste au spectacle, apprécie en connaisseur, suppute quel joli frileur il pourrait en tirer s'il se mettait à l'écritoire : ils ne sont jamais sérieux à cent pour cent, à ce qu'il me semble du moins, car il se peut que l'observation rassise remonte le fil du temps et bave sur le fantasme vécu. À l'état de veille, du reste, si je vivais pleinement les emmerdements mineurs et tempêtais ou jérémiadais de toute mon âme en cas de crevaison sans cric ou de plaie d'argent, en revanche, aux rares occasions où j'aie cru mes jours ou ma cervelle en danger, ce même dédoublement s'est opéré : au sujet souffrant, terrorisé, désespéré, se superposait l'esthète aux yeux duquel ce cancer (fausse alerte! tumeur bénigne) était plutôt banal, ou ce naufrage (au large de la Corse) pas mal jeté – pour quel public, on se le demande, l'école m'a débarrassé de Dieu vers ma quinzième année, et à ma connaissance Il n'est jamais revenu. Mais enfin il n'est pas surprenant qu'on s'évade de l'insoutenable par tous les moyens, et jusqu'à preuve du contraire, je soutiendrai que c'est la clef des fameuses Near Death Experiences. Pour ma part, sans me retirer du jeu au point d'aller voleter au dessus de mon corps, ou organiser une rencontre avec la Bonté Faite Lumière, j'observe que quand ça chauffe pour de bon, une part de moi, après? pendant?, cale son cul dans le siège du spectateur, ou du metteur en scène, et c'est ce qui explique le ton plutôt dégagé des présentes lignes. Mais revenons : la digression aussi est une forme d'évasion.

    Le temps donc de remonter de l'égout… J'aimerais reconstituer pas à pas cette balade dans l'indicible, mais précisément les mots y manquent – les miens, oh, les vôtres aussi, tout discours présuppose je, et il n'y avait plus de je. Étape de l'avant-langage, de régression à la vie végétative du fœtus, du nouveau-né, de la bestiole? Dérisoires approximations : je ne puis que peinturlurer la béance avec du baratin. Ni mesurable ni narrable, n'essayons pas; assurément très courte au chronomètre, mais que nous chaut, quand la notion même de durée s'est absentée?

    Avais-je levé les paupières? Pas encore, quand survint la première pensée qui se puisse retracer : celle qu'il fallait être quelqu'un. Bien en peine de préciser ce que ça signifiait : après tout, cogitabam, ergo eram! Être quelqu'un, est-ce à dire un état-civil, date et lieu de naissance, situation de famille, etc? Une collection de goûts et de dégoûts qu'aux heures de doute on suspecte fortement d'être bidonnés de toutes pièces pour exorciser le néant? Ce je qui commençait à se chercher ne retrouvait rien de ces repères, et n'aurait pu établir s'il manquait des morceaux au corps immobile qu'il habitait, et où la main se fondait à la fesse. Le savoir en revanche revenait, avec les réminiscences du cauchemar : on se demandait, bien m'en souvient, "ce que Freud en aurait dit", et on s'amusait de se le demander, ne doutant pas de remettre rapidement "les pieds dans ses pompes" après un intermède dont on n'allait pas tarder à apprécier la saveur!

    Seulement voilà : j'avais des yeux, et ils ne reconnurent rien de la piaule où je me trouvais, pourtant parfaitement éclairée par le soleil levant : c'était juin, et je ne ferme jamais les volets. Précisons que je n'y créchais que depuis deux jours : la plus juteuse de mes activités vivrières, et qui avait fini par enfoncer toutes les autres dans la marginalité, consistait à acheter des maisons, à les retaper en solitaire, et à les revendre avec bénef non imposable, puisque je prenais soin préalablement de m'y domicilier, dans les plus huppées du moins. Après quelques années de tâtonnements, j'avais fini par maîtriser à peu près l'électricité, la plomberie, et ne m'entendais pas si mal aux travaux de charpente. Je m'étais fait baiser jusqu'au bord de la ruine, et l'héritage prématuré de mes parents était tombé à point pour renflouer mon capital; mais d'affaire en affaire, le coup d'œil m'était venu, pas au point de jouer à coup sûr, mais dans neuf cas sur dix, mettons, je discernais assez bien quelle coquette résidence secondaire éclorait de la chrysalide d'une baraque décrépite bradée par des légataires en bisbille. Mon réseau d'informateurs rémunérés à la commission occulte, balayeurs d'immeubles, gardes champêtres, secrétaires de mairies, était assez dense sur le Massif Central et une portion du Midi pour me permettre de choisir, et surtout d'éviter les marchandages, dont j'ai une sainte horreur, enfin, sainte… mettons sacralisée par l'habitude. Ce matin-là n'en retrouvait rien… les recherches, il est vrai, ne s'orientaient pas vers le contact humain.

    Une chambre immense, éclairée est et ouest; un lit pour ménage à trois, mais au sommier fatigué, concave, casse-dos, à virer d'urgence à la décharge; un papier mural violâtre, où les tableaux avaient laissé des taches claires : pas de quoi dérouter, surtout après deux jours d'accoutumance, et attendu l'usage ancré de changer de crémerie. Ce n'est pas que je ne reconnusse rien, j'ai dit ça trop vite, mais si le lieu m'était familier, c'était, en quelque sorte, comme un autre : c'était n'importe où, je n'aurais su mettre un nom dessus, dire ce que je, ce que qui faisait là. Ma mémoire débordait d'alcôves et d'huisseries, mais n'aurait su les situer, trier la vie du film, ni le film du rêve, et des ailes de châteaux historiques me revenaient à l'égal d'anciennes chambres d'étudiant, le camping-car au volant duquel j'ai roulé ma bosse une demi-douzaine d'années empruntait appliques et moquettes au wagon des tsars, l'œil cherchait vainement, au long des poutres, les citations que Montaigne y avait fait graver. J'admettais qu'on m'eût transporté quelque part durant mon sommeil, mais de plus en plus difficilement qu'on m'eût dépossédé de moi-même… Ça va me revenir… drôle d'histoire… me répétai-je quelque temps en jouissant de l'étrangeté de la chose; mais ça persistait, et comme une esquisse de définitif jaunissait ma rigolade. Pas de meilleure comparaison qu'avec un trip d'hallus qui tourne mal : c'est par référence au monde réel qu'on s'enchante de voir marcher les murs, grimacer ses doigts, tourbillonner des ballerines dans les reflets sur l'eau ou prophétiser les ancêtres par le canal du trou des chiottes; mais que le soupçon survienne, au cœur de ce temps étiré, qu'il pourrait s'arrêter là et nous laisser dans la nasse… que cette incertitude, ce sera désormais la norme! j'en connais qui n'en sont pas revenus, et auxquels j'évitais de rendre visite quand je passais devant leur hosto : une fois m'avait suffi.

    Ne pas s'éterniser pourtant : ce serait vous la faire plus tragique que nature. Pour tout avouer, je ne suis même pas certain que cette invasion de terreur fut vécue à l'état de veille. Il est vrai que pour ce qui est des certitudes qui passent par la mémoire, elles se sont réduites à peu de chose, et je me surprends parfois à envier ces fous de tous les jours, prêts à jurer sur un bûcher que la robe était rose et les cheveux blonds. Je n'en fus jamais : très jeune j'ai pris conscience du danger des souvenirs remaniés ou carrément imaginaires, et ma mémoire m'a joué assez de tours pendables pour me donner l'habitude de prendre note de tout. Très succinctes, parfois difficiles à décrypter, sujettes à caution parce que la sensation pure relève du mythe, mais enfin des notes, prises sur le vif de l'erreur présente, avant que la mémoire n'y rajoute ses mille déformations : des documents, dont je m'aiderai parfois, que je citerai à l'occasion, mais qui sur l'essentiel hélas se sont définitivement tus. Ce 14 juin-là, juste une ligne : "Souleur matinale : qqs longues minutes avant de me rappeler qui je suis. Le voyageur sans bagage! Brrrou. Version postmoderne de la hantise?" Et suit, sans transition, une estimation des dépenses nécessaires à l'installation de deux salles de bains. Précisons au passage que "postmoderne" sous ma plume n'a aucun sens : comme quoi le soi-disant document, le mémo destiné à son auteur seul (franchement! c'est mesquin, pas rédigé, le plus gros s'en réduit à un doit/avoir plutôt insipide, et risqué s'il tombait sous l'œil du fisc) n'est pas exempt des distorsions du bidonnage! Quant à la hantise, on aura l'occasion d'y revenir, c'est une piste qui fleure fort l'antemoyenâgeux, mais qui ne se laisse pas oublier d'un haussement d'épaules. À l'époque où j'acquis le manoir, seul le cafetier-buraliste du Mail m'avait touché mot de… phénomènes inexpliqués, et encore, dans le vague et en se marrant. "C'est vous qui achetez Peyrorde? Z'avez pas peur des fantômes, ha ha? – Y en a? – À ce qu'on dit… – Remarquez, ça lui irait bien. – Surtout dans l'état où ils l'ont laissé… Y a bien dix ans que c'est à l'abandon. Vous devez l'avoir pour pas cher? – Mais… encore assez. Surtout si c'est hanté. – Vous y croyez, vous? – Non; mais d'autres y ont cru, beaucoup d'autres, qui n'étaient pas plus bêtes que moi, et souvent mieux renseignés. Je ne crois que ce que je vois; mais quand je n'ai rien vu, j'écoute les autres." Sagesse rodée et peaufinée avec assez de bougnats, de Millau à Limoges, pour qu'un acquiescement de plus ne me stupéfiât pas : "Votre philosophie rejoint la mienne. À ceci près que je ne prendrais pas le risque d'acheter une baraque pour en déguerpir peut-être au bout d'un mois. Mes moyens ne me le permettent pas. – C'est si grave que ça? – Moi j'en sais rien. Je suis comme vous : j'ai rien vu, j'écoute! – Et vous entendez quoi? – Des trucs bizarres : pas des fantômes, avec suaires et chaînes, je disais ça pour rigoler, mais enfin il y a du bétail mort de façon suspecte, et à plusieurs reprises : vous trouveriez pas un paysan du coin pour faire paître ses bêtes dans les prés limitrophes, ceux qui disaient mon œil s'en sont mal trouvés… – Le fait est que c'est plutôt savane aux alentours… – N'empêche qu'ils ne veulent pas vendre, ou au prix fort! Ils laissent en friche, mais vous savez ce que c'est… – Ouais : au minimum le prix d'achat, et indexé! Jusqu'à ce que le vieux claque, et qu'arrivent les héritiers! – Voilà! Les droits de succession donnent sa chance à l'étranger! Je vois que vous connaissez la musique… – Oh, je la joue d'un doigt! De toute façon, ça ne m'intéresse pas de m'arrondir. Il y a déjà un bon bout de terrain, et que les vaches y trépassent, je m'en fous un peu : je n'ai pas l'intention d'en mettre dessus, c'est pas mon job. Je cueillerai les colchiques en prévision de ma goutte… – C'est pas si simple : les gens non plus ne sont pas à l'abri. – Y a eu des décès? – Pas plus que de raison, que je sache. Mais des dingues, oui. Vous savez que la propriétaire est morte à l'asile? – C'était de son âge. – Ça se discute : soixante-quinze, de nos jours, surtout les bonnes femmes, on fait le tour du monde! Et puis comptez qu'elle vivait là-bas depuis dix ans… – Diable! Ça se rapproche de nous. Et le manoir était en cause? – Mystère. Tout ce que je sais, c'est qu'elle n'était pas la première. – Bah, c'est héréditaire, ces choses-là. – Mouais; mais quand deux familles sont concernées, au moins deux, qui n'ont pas de lien entre elles, ou pas d'autre lien que la maison qu'elles habitent… – Et c'est le cas? – Paraît. Je ne peux pas vous dire que ça se perd dans la nuit des temps… – Non, à tout casser le corps de bâtiment remonte au siècle… avant-dernier. – Ha ha! De justesse! Bon, moi je touche à la quarantaine, et j'ai pas observé grand'chose personnellement. Mais depuis tout petit… C'est un endroit qu'on évite, et dont on ne parle pas. – Ça se comprend, remarquez : faut aimer. C'est à l'écart de tout, des vallonnements ras à l'infini… on compte les arbres sans faire appel aux doigts de pied! Et l'accès est probablement coupé par la neige cinq mois de l'année. – Autrefois, oui. À présent, la vicinale n'est pas prioritaire, mais on la dégage quand on a le temps. L'allée, ça, faut pas y compter. Ou à vos frais. – Ça me fera de l'exercice. – Un kilomètre à la pelle? Eh bien, sans moi! – En tout cas, l'isolement peut expliquer… certains dérangements cérébraux. – Autrefois, peut-être. Mais avec le téléphone… la télé… Moi je dirais plutôt l'eau. – L'eau? – La maison a son puits, quoi. Et c'est la même nappe qui alimente les abreuvoirs. Pour que les vaches crèvent et que les hommes tournent fous… – Si c'est ça, le remède est tout trouvé : celui de nos pères, bière et vin à tous les repas! – Ah ah! Avec un peu de Volvic pour mouiller le pastis! à la vôtre!"

    Le dialogue s’était prolongé sans m’ébranler des masses : je m’étais vite persuadé que le Chicot de service s’ingéniait à déprécier la maison pour l’acquérir lui-même, ou quelqu’un des siens, à vil prix. Tout ne collait pas, pourtant, et notamment qu’il me paraissait trop mariole pour ne pas voir que le paranormal, ne courant pas les rues, était plus susceptible d’enchérir que d’avilir : l’époque grouille de faits-au-moule auxquels on a inculqué l’originalité comme valeur suprême, et qui n’ont d’autre ressource que leur galette pour se l’offrir : d’avance je voyais accourir les gogos, prêts à lâcher la forte somme pour se parer du frisson en plus du logis, et si j’avais un plan à faire, c’était bien celui d’alimenter de mensonges cauteleux une légende à laquelle je ne croyais et ne crois toujours pas. On voyait peu de bêtes, c’est bien exact, aux environs immédiats de Peyrorde; mais ce n’était pas fait pour me déplaire, dans un pays où les taureaux, lâchés avec leur smala, rendent les vadrouilles périlleuses : à l’époque où je m’adonnais à ce sport, il m’était arrivé de longer un barbelé entre deux mastards d’une tonne, n’osant trop les fixer de crainte que mon regard ne leur fît des chatouilles, et espérant éperdument qu’ils n’allaient pas prendre la mouche ensemble. Quant à l’isolement, c’est la denrée préférée de l’estivant moyen : pas de voisins, et son visage s’éclaire; lui glisser qu’en outre les promeneurs faisaient un détour ne pouvait valoir qu’une rallonge au chèque.

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