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Noyau de nuit

Voisinage, 1

1 Août 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Faux contacts (2005)

     Tout le monde vous le dira, c’est pas mon genre, de me mêler des affaires des autres. Je suis prêt à rendre service quand on me le demande poliment, mais je me mets pas en avant. À plus forte raison s’il s’agit de dicter au voisin comment vivre : c’est ses oignons, point barre – dans la mesure où il vient pas me les brouter, et c’est là que ça grince. Je prétends pas que l’agressivité s’aggrave, comme tous ces pépères qui s’immergent dans leur passé, et le retapent, et l’enluminent, et le déforment, ne voulant se souvenir que de ce qui allait mieux : jadis, les gens se saluaient, on s’effaçait aux portes devant les femmes et les vieillards, on faisait pas brailler sa chaîne… Mes fesses! Tout au plus je veux bien vous concéder que les gosses sont devenus… plus sauvages? allons donc! vous en avez jamais cassé, vous, de carreaux? Le respect de l’adulte nous étouffait pas, et les bagarres de ma jeunesse sanguinolaient un peu plus que leur baston d’aujourd’hui, qui, tout bien additionné, n’envoie pas grand’monde à l’hosto, et pour ainsi dire personne au cimetière. La différence, c’est seulement qu’on avait pas le droit, et qu’il fallait prendre le gauche : calotter un môme qui faisait l’andouille, le mettre au coin quand il savait pas ses tables, c’était considéré comme normal, et lui se frottait les mains de s’en tirer à bon compte, parce qu’aller trouver son paternel, ça décuplait la dérouillée. À présent, pour la plus juste baffe, vous risquez l’amende et les dommages, l’autorité est en ruine, devant des galopins qui connaissent leurs droits, sans les assortir d’aucun devoir. On a plus le courage du dressage. Pas à se plaindre des miens, et c’est pas miracle, vu que j’ai rien laissé passer : il faut attendre longtemps pour qu’ils vous en remercient, mais ça vaut le coup d’attendre.

     Je suis le gars ferme, entêté, vous dites? J’assume : j’ai mon idée de ce qu’on me doit, et je m’y tiens : c’est d’ailleurs pile-poil ce que je dois aux autres. « Ne leur fais pas ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît », c’est banal, si vous voulez, mais à ma connaissance on a pas encore trouvé mieux. Foutez-moi la paix que je vous laisse, c’est tout ce que je réclame, c’est mon credo à moi. Je tolère pas qu’on me vole, qu’on m’insulte, qu’on me passe devant, et je protège ma famille de tout ça, et j’ai pas d’état d’âme, parce que je resquille pas, que je garde pour moi les quatre vérités du tiers et du quart, et qu’un portefeuille, je le ramène à son proprio : c’est le B-A-BA.

     Mais rien que le B-A BA, faut bien le reconnaître : c’est une moralenégative, en quelque sorte, que je définis là. Il serait souhaitable que certains gougnafiers en prennent de la graine, vu que la grande tare de notre temps, c’est la tendance qu’ils ont à privilégier toujours leur chère personne, sous prétexte qu’on se ferait bouffer par l’individualisme des autres : en somme, à commencer par se changer en gorilles, sous prétexte qu’on vit dans la jungle. Mais se fixer juste l’objectif de pas nuire, d’être au monde comme si on existait pas, j’admets que c’est un peu étriqué. Bon, j’ai une famille, et je mégote pas sur mes devoirs à son égard : nourrir, vêtir, et tout le reste. J’ai un boulot, et je le fais bien : je me lave pas les mains du service après vente, mes clients en redemandent, et quand par extraordinaire une erreur peut m’être imputable, je facture pas deux fois. Bien sûr, j’ai eu plus d’un conflit, avec des branquignols qui se torchent de mes conseils, font monter une Yale trois points sur une porte vermoulue, et ensuite s’en prennent au serrurier quand on leur a arraché les gonds! Mais pas une compagnie d’assurance a retenu un quelconque tort de ma part, et pour les ouvertures en urgence, je suis parmi les plus sollicités sur la place, mes tarifs étant raisonnables, et ma disponibilité maximale. On nous bassine avec les toubibs, mais je jurerais qu’on me tire du pieu plus souvent qu’eux : les gens ont une foutue propention à perdre leurs clefs de préférence la nuit. Pas mal de confrères remettent à l’aube, moi je me lève, et ça finit par se savoir.

     Ça nous a pas enrichis pour autant : je dois rien à personne, j’ai fait face aux frais occasionnés par trois gamins, que j’ai pas lâchés avant qu’ils volent de leurs ailes, et qui n’ont tâté du boulot qu’à leur 22 ou 23ème année; j’ai fini par rembourser intégralement le prêt contracté pour l’appartement : ça l’a pas changé en palais, mais on est chez nous. N’empêche qu’en trente ans de labeur j’ai pas pris beaucoup de vacances, quinze jours par an en moyenne, en général chez mes parents ou ceux de ma femme, et qu’à presque cent berges à deux on a pour ainsi dire pas un fifrelin de côté. Quand on pense aux facilités que j’avais pour la cambriole, et aux semaines que j’aurais pu me faire en août, on peut me traiter de minable, comme le fait mon beau-frère dès que j’ai le dos tourné, mais pas soutenir que je sacrifie rien à ma morale. N’importe, j’y reviens, j’admets qu’elle manque un peu d’envergure, encore que comme je le disais au début j’envoie pas bouler les gens qui ont besoin de moi si je peux faire autrement. Mais il faut qu’ils fassent les premiers pas : je suis pas d’humeur à aller au devant des torgnoles, comme ce branleur de Sevin, qui nous racontait l’autre jour que proposant à une aveugle à canne blanche son bras pour traverser la rue, il en avait avalé de travers de s’entendre rétorquer : « Alors, on peut pas acheter un bout de tuyau sans se faire emmerder!? »

     Dans notre immeuble, la plup des gens se connaissaient de vue : il y a un peu de mouvement, du turnover, comme ils disent, un ou deux logements sur soixante qui changent de mains par an, en moyenne, largement le temps de digérer les têtes nouvelles; mais jusqu’à une époque récente on s’était plutôt côtoyés que mélangés : mes trois voisins de palier, c’est à peine si j’avais aperçu leur antichambre au passage, et dans tout le bloc je connaissais qu’une salle de séjour, à part la mienne : celle de Romain, un ami si on veut, un pays, mettons, au moins quelqu’un chez qui chercher de l’eau quand le surpresseur tombait en panne, puisqu’il habite le second, alors que dès le huitième on dépasse le château d’eau. Élodie, ma femme, fréquentait un peu plus, mais guère. Les gamins, eux, étaient toujours fourrés chez l’un ou chez l’autre, ou traînaient des potes dans leur chambre, mais les parents suivaient pas : une espèce de réserve, où il était duraille de faire la part du mépris et celle de la peur d’être méprisé; et surtout un manque d’appétit : on était très bien chez soi avec sa télé, on avait assez de ses emmerdements sans se coltiner ceux des autres. On se rendait bien compte, pourtant, qu’un peu de solidarité les aurait allégés, mais personne osait risquer le râteau en prenant des initiatives.

     Et puis Désiré est arrivé – “le bien-nommé”, j’allais dire, mais non : on désirait rien, on avait pas conscience des besoins. On se faisait gruger par le syndic, la douloureuse des charges passait mal, surtout en échange de services quasi-nuls, on ronchonnait toujours un peu, plutôt pour la forme, mais on décaissait. Élodie était au conseil syndical, ils faisaient un petit boulot plan-plan, autant dire rien, des potiches, puisque c’est à peine s’ils contrôlaient les travaux finis : dès qu’on avait raqué, c’était tout bon, souvent ça se redétraquait dans la quinzaine, et des fois ça marchait même pas le premier jour, comme les interphones! Pour ce qui est des dessous-de-tables, on se contentait d’insinuer que ça devait juter, avec des ricanements entendus : même ceux qui se seraient sentis de force à éplucher le budget avaient la flemme.

     Désiré s’y est pas attaqué le premier jour : il a commencé par proposer ses bons offices aux vieux quand les deux ascenseurs et le monte-charge étaient H.S. ensemble : ça n’allait pas loin, si on veut, et j’en aurais bien fait autant; mais ça leur évitait de se serrer la ceinture pendant un ou deux repas, et lui a pas attendu qu’on aille le chercher : il a sonné à toutes les lourdes de son étage, et puis de celui d’au-dessus, le nôtre, un dimanche matin, disant que puisqu’il en descendait treize pour une baguette, et allait les remonter, autant que l’effort serve à d’autres! Je suis pas cul-de-jatte, et à l’époque on avait encore Aude à la maison : plutôt gênés, quoi, par cet outrage à nos mœurs, par cette leçon donnée par un “nouveau”, et surtout à l’idée de devoir, pour un service qui nous servait à rien; mais c’était offert de manière à vous fiche honte de votre mesquinerie si vous refusiez. Je sais pas de combien de kilogs de pain il s’était délesté en remontant, mais quand il a refrappé chez nous, il lui restait plus que le nôtre. Je suis pas péquenaud du Danube au point d’attriquer cinquante centimes de bakchich à un bénévole qui vient d’emménager dans un apparte de cinquante briques : je l’ai donc invité à l’apéro, et il a fait en un tournelangue la conquête de mes deux bonnes femmes, rien qu’en évoquant le trésor qu’on avait à portée de la pogne en mettant en commun le matériel, les compétences et les bonnes volontés : « Pensez donc! Toutes ces machines à laver qui sont à l’arrêt 160 heures par semaine! Tous ces livres qu’on lit une fois, qu’on pose sur un rayon, et qu’on ouvre plus! » AUDE : « C’est pas ça qui va déranger papa! » MOI : « C’est ça, fais-moi passer pour un con! Je fais moins de fautes d’orthographe que toi, entouc! » Vous dire : ce type, on le connaissait à peine. Et on éprouvait pas le besoin de poser devant lui! La converse était enjouée au possible, et c’est tout naturellement qu’on est passés du pastis au pâté.

     Sur le principe il avait tellement raison que ça paraît oiseau de le mentionner : qu’un seul gus, une fois tous les deux mois, remonte avec le courrier de tous et soixante baguettes, ascenseur ou pas, l’économie de sueur criait : « Présente! » Il était un peu tard pour bazarder les trois quarts des voitures, des aspirateurs et des machines à laver; quant aux télés, la tendance allait plutôt à passer d’une par foyer à deux par tête de pipe. Mais il est clair que se cogner une tâche pour dix prend de deux à cinq fois moins de temps que de s’en farcir dix pour soi, et qu’en outre ça permet de se cantonner dans ce qu’on fait bien : à Mélie la perdrix aux choux, à Mimile le slalom des commissions dans les embouteillages du samedi. En outre il y a tout ce à quoi on est obligé de renoncer seul, entre autres le gros trimbalage : on siffle, et hop! Dix gus pour déménager : c’est plus une corvée, mais un plaisir. Il y a surtout toutes les interventions spécialisées, que vous salopez ou qui vous coûtent la peau des fesses : Désiré est comptable, familier des budgets et des impôts, et ça intéressait tout le monde de payer moins, s’il fallait pas payer plus pour l’obtenir. Moi, eh bien, j’avais mon établi : ça me saignerait pas aux quatre veines de m’occuper des serrures de tout l’immeuble, et je me suis carrément proposé, dans la brume euphorique de ce premier repas partagé. Recrue informelle number one, en somme, de la Communauté des Alouettes, alors que le Communisme et moi… et que c’est pas mon genre non plus de me faire emballer au baratin. Mais bon : j’avais pas vraiment le sentiment de m’engager, ni de prendre un virage sec : j’avais déjà dépanné quelques personnes, notemment, à peine un mois plus tôt, Amélie, la petite pute du sixième, et je lui avais demandé ni un sou ni un bisou, même que ça m’aurait plutôt gêné qu’elle m’offre une passe en échange. C’était pas le Grand Soir de signaler qu’on pouvait compter sur mes prestations – « à charge de revanche », mais plutôt pour dire, vu que des besoins, je m’en connaissais pas.

     Désiré a pas mis le feu au lac, d’ailleurs : il a pris son temps, trois bons mois. Il a dû travailler le populo tronche par tronche, et essuyer pas mal de rebuffades : quand on habite une casbah comme la nôtre, où ça coûte trois enjambées aux démarcheurs de passer d’une sonnette à l’autre, on prend vite l’habitude de trancher leur blabla à la racine : « m’intéresse pas », vos casseroles, votre sondage, votre ramonage ou votre religion, ou on se ferait bouffer. Un bougre qui se pointe, la gueule enfarinée, pour inviter ermites et tribus à former une collectivité, la première réaction, c’est de garer son porte-monnaie. Moi, j’aurais pas attendu le troisième niet pour tout planter là. Mais c’est un type coriace, sous ses dehors mous. Les bides l’entament pas, il a des stocks de confiance en lui inépuisables, je crois qu’il se fout tout simplement de l’opinion qu’on peut se faire de lui, seule compte l’efficacité. Les résultats. Et il en obtient, justement parce qu’on a pas l’impression de se soumettre à un homme quand on se laisse convaincre par ses arguments. Il se met à votre place. De l’habileté, admettons. Mais qu’est-ce qu’elle lui rapporte? Il donne beaucoup plus qu’il reçoit, et si la présidence du conseil syndical le rassasie d’honneurs, c’est qu’il lui en faut peu. On la lui a imposée, d’ailleurs : il en voulait pas.

     Toujours est que la première réunion à laquelle il nous a invités a été un succès époustouflant : jusqu’alors, j’avais pris sur moi de pointer ma fraise aux assemblées générales de copropriétaires, pour savoir à quelle sauce je serais boulotté, et en retirer une pincée d’épices si possible; généralement on était pas le tiers de l’effectif, avec une majorité de béni-oui-oui, de sorte que je revenais de là plutôt frustré. Une réunion officieuse, c’était une innovation, et si j’ai bougé ma graisse, c’est plutôt par pitié pour ce pauvre jobastre, dont j’imaginais la déception devant deux pelés et trois tondus.

     Est-ce qu’on avait tous raisonné de même? On était plus de cinquante, dont trente qu’on voyait jamais, et certains des absents s’étaient excusés! Bon, ça représentait à tout casser la moitié des logements, vu que pas mal, dont Élodie et moi, étaient venus en couple. Et d’autre part, les comparaisons étaient faussées, puisque Désiré avait convoqué leshabitants, proprios et locataires confondus : pas l’ombre d’un bourge investisseur, mais par contre une dizaine d’Arabes, de Turcs et de Noirs qui possédaient peut-être de la caillasse, mais à Ouarzazate, Üsküdar ou Ouagadougou! Encore une fois, pas la révolution, pas l’émancipation des parias : on se parlait, bonjour-bonsoir, une vanne sur le temps ou les mœurs, quand la langue le permettait, les petits Beurs étaient pas plus voyous en moyenne que les FdS, et les Turcs, nettement moins. Mais c’est un fait que personne jusque là les avait jamais priés de formuler un avis sur quoi que ce soit.

     Le local pourri, qui jusqu’alors avait guère servi que de garage à mobs, débordait, Désiré avait descendu six chaises, on a complété, mais le temps que les retardataires arrivent, en fin de compte la moitié des hommes sont restés debout. L’orateur y est allé très mollo, j’ai remarqué ça, ou si c’était naturel? Entouc, s’il y avait un tabou, c’était l’importance de son rôle : il présentait son couscous comme la mise au net de points de vues qui s’étaient selon lui dégagés de conversations particulières : d’une part, et ça concernait seulement les proprios, on payait trop de charges, le syndic nous pigeonnait, il semblait raisonnable de le mettre au pas ou d’en changer : certains proposaient de réduire les dépenses d’au moins un tiers, à service égal, voir meilleur. C’était prêcher des convertis, il avait simplement eu l’esprit ou le courage de faire jouer la concurrence, en visitant quelques agences immobilières : l’accord de principe fut vite obtenu, étant bien entendu que la diminution des charges obligerait pas les bailleurs à baisser les loyers, mais qu’en toute honnêteté… Comme ils étaient pas là, le discours accrochait les nuages, mais il appartenait aux locataires de se grouper… La seconde innovation à laquelle aspiraient un certain nombre d’entre nous, dont il se faisait l’humble porte-parole, allait à un peu plus de solidarité. Certes, nous ne formions pas une famille, un club, une congrégation; certes, nous nous étions pas choisis, et n’étions pas forcés de nous adorer; mais une mise en commun des ressources matérielles et humaines pouvait que servir l’intérêt de chacun… D’ores et déjà certains s’étaient proposés… C’est là qu’il s’est montré fortiche : il aurait fait flop s’il s’était contenté d’attendre qu’on lève le doigt; mais il avait une ébauche de liste, qu’il a tirée de sa poche, avec des mines pudiques, en s’excusant de commencer par lui-même, et d’offrir son aide pour les feuilles d’impôts et d’éventuels conseils d’investissements…

     J’ai dû rougir : j’arrivais en second. « Monsieur Philippe Desreumaux, conformément à son état, s’occuperait de vos serrures, qu’elles soient grippées ou carrément nazes »… Il me fixa, et j’acquiesçai, d’un mouvement de menton aussi énergique que gêné. « Gratuitement? » demanda, comme ébahi, Moliner, le fêtard du quatrième. Cinquante regards! Mézigue, laconique : « L’intervention, gratuite, et le matériel, au prix coûtant. » Désiré s’esclaffa : « C’est pas un bureau de charité, qu’on ouvre! Vous pouvez pas attendre que les pros y soient de leur poche! Mais quand on connaît les tarifs, croyez-moi… » Une hilarité discrète mais générale lui fit écho : la glace était rompue. Pas un des généreux mousquetaires de la liste n’émit la moindre objection – et elle comportait plus de vingt-cinq noms! Un baba-cool dont j’ignorais même qu’il était prof de maths offrait ses explications aux gamins le samedi après-midi; deux mécaniciens jetteraient un œil au moteur si votre bagnole démarrait pas; comme on allait sur novembre, Collard, le plombier-chauffagiste, eut un succès de murmure à nous rendre tous jaloux; tel mettait au pot sa maîtrise de la grammaire et son maniement des traitements de textes; tel les fruits et légumes de son jardin, à moitié prix; un chômeur longue durée sa masse musculaire et sa simple disponibilité; une femme ses confitures, une autre ses tartes « à condition de prévenir 24 heures à l’avance », une troisième ses talents d’infirmière; Romain sa camionnette avec chauffeur… On avait beau se dire qu’on avait besoin de rien de tout ça, et qu’on serait sans doute le pigeon de la volière, on sentait s’épaissir dans ce local humide, froid, mal éclairé, et en soi, un enthousiasme inédit. À peine Désiré avait-il fini d’égrener la liste que dix autres volontaires, mis en confiance par le peu que certains vitrinaient, ont exigé d’y figurer : du moment qu’on était vertical, on avait au moins deux mains à prêter! Le père Moulin, mon voisin de dessous, qui avait toute sa tête, mais déjà neuf orteils dans la tombe, et auquel vingt fois j’avais été sur le point, mais seulement sur le point, de proposer mon aide quand il faisait, tout cassé et à pas minuscules, ses emplettes au prix fort chez les petits commerçants du quartier, profita d’un blanc pour geindre que c’était bien dommage que ça vienne si tard, cette initiative, à l’heure où lui n’était plus bon à rien… « Monsieur Moulin, vous avez largement fait votre part : laissez-vous dorloter un peu, sans vous embarrasser de contrepartie. D’ailleurs, vous êtes de bon conseil, et vous connaissez l’allemand (première nouvelle pour moi!) : ça peut toujours servir, en cas de nouvelle occupation ou de notice à traduire. Et quand le diable y serait, vous pouvez toujours garder un gosse, si ses parents sont de sortie. » On lui en a pas confié des pouponnières, que je sache; mais ce pauvre vieux est mort chez lui, deux ans plus tard, et si ça lui a pas astiqué le squelette d’avoir les deux tiers des Alouettes à son enterrement, il a au moins été préservé des tristesses de l’hospice : on vivrait dans un monde meilleur, si tous en faisaient autant.

     Rien à boire; n’empêche qu’on se sentait tous saouls, et quasiment devant les portes du paradis sur terre, quand Désiré a conclu en rigolant : « On a pas de toubib; mais tant qu’ils sont remboursés… » « C’est qu’un début » m’a-t-il glissé le lendemain dans l’ascenseur. Dans un premier temps, en fait, ça parut plutôt une fin : les gens osaient pas. Collard répara deux ou trois chaudières, et quand une caisse toussait, il se trouvait toujours quelqu’un pour la pousser. Rien de plus. Je me disais qu’on était quasi-revenus à la case départ, quand eut lieu, quelques jours avant Noël, l’A.G. des proprios, avec une assistance sans précédent : carton rouge au syndic dont la vigilance vivrière s’était émoussée, à force de nous considérer comme des vaches à lait. À dire vrai, son successeur a pas fait d’étincelles, et il a fallu le virer à son tour au bout d’un an. Le troisième est pas un aigle, mais il est à notre botte, et si les charges ont pas fondu, au moins elles ont pas augmenté. Mais surtout, dès ce Noël, Désiré a distribué les listes dans toutes les boîtes, avec numéros de téléphone, tout bien, et peu à peu c’est devenu une réaction normale, en cas de problème, de composer l’un d’eux à tout hasard. Changée, la vie? Celle des vieux, sûrement. Moi, j’ai plus de mômes à épauler en maths, c’est plutôt Aude qui a été pas mal demandée, tant qu’elle a pas quitté papa-maman; je suis pas une flèche en langue française, mais je rougirais de me faire corriger une bafouille; et pour le bricolage, j’y tâte à peu près en tout domaine. Les fraises de Bignon ont pas trop de mal à embaumer davantage que celles de LIDL ou de Mammouth, mais notre cuistance nous suffit. Si je tire un trait, ça donne pas lourd à la colonne Profits, et pourtant… en somme, c’est comme une assurance ou la Sécu, ça sert à rien la plup du temps, et c’est tant mieux; mais que la tuile tombe, on sera content de les avoir. Si je bute sur un point de droit, je sais que Désiré, ou Lagarde, peuvent au moins m’indiquer dans quel coin chercher : je vais pas me faire saigner par un avocat pour un enquiquineur que j’aurai trouvé sur ma route. Si ma batterie est morte, quelqu’un me trimbalera, ou me passera ses clefs : un taxi de moins! Il y en a cinq qui ont laissé leur carrosse à la casse, et l’ont pas renouvelé : on les trouve un peu culottés de faire des éconocroques sur notre dos, mais ça coûte rien à notre dos de faire les courses à trois ou quatre, et c’est de la place libérée sur le parking. Faudrait voir à pas minimiser ce qu’on a reçu, d’ailleurs : nos quinze jours hors-saison en Andalousie dans la turne à Gomez, par exemple! Nos virées en Camargue, en Bretagne… On est pas perdants.

     Mais le meilleur tient pas dans ces comptes d’apothicaire : en vérité, sauf à un ou deux exploiteurs, on est plus heureux de rendre des services que d’en recevoir. De se sentir utile, et de vivre, je dirai pas au milieu d’amis, mais dans une espèce de famille élargie qui se serre les coudes. Mettre le nez hors de son terrier, on s’en rendait pas tellement compte avant, c’était toujours un peu se raidir, se préparer à affronter des adversaires. À présent je suis toujours mieux chez moi, en règle générale, mais même classé ours, il arrive que je sorte juste pour bavarder, pas rasé, en pantoufles, et même en robe de chambre. Sauf exception, le hall d’entrée était toujours vide. À présent on se croirait en Italie! Enfin, d’après Simonetti, notre italien, qui nous ramène de l’huile d’olive en gros de sa Toscane natale.

     Moliner est vraiment un gros con; Desdoits, un rapiat;  Müller, un prétentiard insupportable; et la liste, pour le coup, serait longue. Y en a pas cinq avec qui je me sente en confiance, et à qui je livrerais un secret susceptible de me valoir des emmerdes s’il était répété. Mais même tous ces pignoufs, largement majoritaires, sont de la famille, une complicité s’est instaurée. Qui d’ailleurs me turlupine un tantinet, par le côté mouchardage qu’elle comporte. Depuis des années, on avait, comme partout, notre taf de vandalisme : courrier volé, bagnoles égratignées, pétages d’ampoules ou d’interrupteurs, des fois même un bronze tout ce qu’il y a d’humain dans l’ascenseur ou sur un paillasson. Rien de bien méchant, mais ça vous fout les glandes de pas savoir quel cul botter. Et faut bien dire que pour la plup, et moi le premier, on était pas citoyenspour un pellot : j’aurais pas laissé un viol ou un passage à tabac se commettre sur mon palier, du moins j’espère, mais j’ai déjà vu des morpions occupés à désosser une mob sans trop m’en faire, vu que c’était pas la mienne, sans songer à leur crier halte, et encore moins à les dénoncer. Je vis pas trop avec mon temps, vu que le blason des flics se redore, depuis une vingtaine d’années : pour moi, ils sont restés l’ennemi, pure bêtise de ma part, vu que j’ai jamais eu de contentieux avec eux, mais on se refait pas : il faudrait qu’on tire à la mitrailleuse sous ma fenêtre pour que je compose le 17, et encore, j’attendrais sans doute qu’un peloux s’en charge à ma place. N’empêche que la nuit où j’ai chopé le jeune Ben Larbi à taguer la porte de la mère Michel, j’ai plus ou moins chargé Élodie de cafeter, c’est devenu une affaire d’état, au bout des salamalecs le père a payé son pot de peinture, et ça m’étonnerait que le gamin récidive, du moins dans le quartier. Et tous ont viré leur cuti à l’identique : j’en ai profité une fois, quand des loubs avaient fait main basse sur mon autoradio, et qu’on l’a retrouvé dans les 24 heures. Au final, c’est tout gain : le vandalisme a pratiquement disparu, et on voit d’ici le moment où on pourra se dispenser de fermer sa caisse, et laisser sa meule au porche sans antivol. Entouc, les morveux sont devenus foutrement courtois, et même obséquieux. Qu’est-ce qui me dérange là-dedans, je sais pas au juste. Je me sens pourtant pas du côté des voyous! Mais je trouve que ça dérape, et que c’est tout de même en faire beaucoup, quand un gars jette son sac d’ordures à côté de la benne, de procéder à une enquête et de lui infliger un sermon. La solidarité prend des tournures bizarres et inquiétantes, certains commencent à se mêler d’un peu trop près de comment vivent les autres, à trouver qu’Amélie, par exemple, en recevant des Messieursconstitue un danger, parce qu’elledonne le mauvais exemple à nos enfants. La pauvre fille fait pas le trottoir, elle a un cheptel d’habitués, dont un cinq-sept assez bruyant, le lundi. Qu’on ragote et rigole, rien contre : je ferme ma gueule, prends note des potins en les désapprouvant ostenciblement, et puis c’est marre; mais qu’un trouduc comme Valsemal insinue qu’elle est en infraction, vivant sensément du R.M.I., ça me fout mal à l’aise, vu qu’on devine la menace d’une délation au fisc, ou d’un chantage à la délation, pour pousser vers la sortie une nénette agréable à regarder, Dieu sait qu’elles sont déjà pas si nombreuses, qui fait du bien à quelques-uns, et du mal à personne. Le problème, c’est qu’elle fait partie du petit tiers qui assiste pas aux réunions, de 16 à 18 réfractaires, ils ont pas dit rien contre, y en a même un qui a confié à Désiré qu’il trouvait ça extra, qu’il aurait volontiers versé une cotisation, et qu’il déplorait d’être trop pris pour payer de sa personne; du reste il a filé au bout d’un an, je pense que le fond de l’affaire, c’est qu’il nous trouvait trop prolos pour lui, on l’avait pas à la bonne, mais de là à pas lui dire bonjour, comme certains, j’encaissais pas. Notre association a pas de nom ni de statuts, mais j’ai l’impression qu’il y en a pas mal, et de plus en plus, qui considèrent ceux qui refusent d’adhérer comme des intrus dans l’immeuble, et là je tire ma barre. Ils ont droit à leur indépendance, et on le leur accorde, mais on baisse la voix quand ils passent, comme s’ils étaient pas dignes d’accéder à nos augustes secrets, et c’est presque un crime quand ils font la fête, alors qu’on irait presque féliciter Moliner quand il a empêché trois étages de pioncer toute la nuit. J’aime pas cet esprit, et surtout de découvrir une moche part de moi-même à qui ça plaît, cette appartenance, cette manière de bordurer ceux qui en sont pas. Désiré est très loin de pousser à la roue, il faut le dire, liste ou pas, il est prévenant avec tout le monde, et il a mis quelques cons en garde contre l’instauration d’un ordre moral. De ce point de vue on est de plein-pied. Mais j’ai un peu peur qu’il soit débordé par les plus obtus de ses disciples, et notemment par quelques bonnes femmes qui se permettraient de tout régenter, si on leur laissait la bride sur le cou. Auquel cas… Bonsoir, Mesdames? Mais de quel jeu tirer mon épingle, au juste? Je peux pas, du jour au lendemain, me mettre à refuser des services qui me coûtent peu, et que je rendrais de même aux auto-exclus du club, s’ils avaient l’audace de les demander.

     Au fil de ces cinq ans, en fait, il s’est créé une sorte de bureau politique à géométrie variable, de cinq à sept bonshommes, Romain, Jérémie, Jean-Pierre, André, moi, Désiré, ça va sans dire, et Léon, qui vit seul, et chez qui on se réunit, comme ça, sans protocole, au hasard des urgences. Pour la parité, évidemment, on a un effort à faire, seulement ces gus se sont pas cooptés pour leur intelligence exceptionnelle, dont acte (et encore, y a pire), mais pour leur pondération, et surtout parce qu’ils sont capables de tenir leur langue, ce qu’il serait pas prudent d’espérer d’une nana. D’ailleurs, nos avis tiennent compte de ceux de nos femmes, et puis merde pour la démocratie! Chacun sait que le jour où les masses en feront vraiment à leur tête, commencera le compte à rebours de la fin du monde. Qu’on manipule le peuple, c’est certain, enfin pas moi, c’est pas ma pointure, plutôt Désiré, Jean-Pierre et Romain qui se chargent de ça, et il est pas dit que Désiré commence pas par manipuler le “noyau dur”, mais je crois pas : moi je me sens parfaitement libre, entouc, et quand ça coince, je me range à l’opinion de la majorité sans renoncer à la mienne. En fait, c’est plutôt des broutilles qu’on gère, tous les trente-six du mois. Avant la grande affaire, y en a guère qu’une qui nous a donné du fil à retordre, et c’était, déjà, unnouveau. Oh, un vieux classique : le gars avait à peine emménagé que toute la tour le savait alcoolo, et qu’il tabassait sa moitié. Sa fille, aussi? C’était elle qui criait, le soir de préférence, une pauvre gamine de huit-neuf ans, pas bien jolie, mais correctement habillée, rondelette donc nourrie, et sans plaie ni bosse. La mémère en revanche portait des lunettes de soleil par temps gris, et certains, quand ça ventait, avaient observé des bleus aux jambes, effrayants, paraît-il. Les velléités de mouchardage allaient bon train, j’y étais opposé par principe, toujours ce même principe ni bien clair ni bien rigoureux : j’aurais sans doute marché pour un bourreau d’enfant, mais un bourreau d’épouse, ça me paraissait moins grave… Bon, mettons que je sois vieux jeu, et même infect; chose sûre, c’est que je plaide pas pour ma chapelle, et qu’Élodie a pas une baffe à me reprocher. Mais vous aurez beau dire, j’en ai vu des fournées qui cherchaient les coups, et parmi elles, combien qui les aimaient? Entouc, cette femme-là semblait en être. On écarte donc la flicaille, et met au point une intervention en force des voisins au premier cri : cinq durs débarquent, le pochard s’écrase mollement, se met deux jours en plongée, et récidive : ils y retournent, haussent le ton, menacent de poursuites… scénar inchangé, il remet ça derechef. Deux battantes coincent et prêchent la rombière seule, elle les renvoie sur les roses et nie les sévices! Ça me paraît une bonne raison de laisser choir, mais faut dire aussi qu’au quinzième, j’étais pas sur la trajectoire des hurlements. « Faut agir » l’emporte : ouais, mais comment? En lui cassant la gueule : alors là j’étais chaud comme un hiver à Mouthe. « Ce genre d’abruti comprend que la force », ça c’était pas trop niable, mais se mouiller pour une mégère qui défendait son cogneur! Non seulement elle dirait pas merci, mais on allait au devant d’ennuis pommés. Romain hésite, mais les autres en démordent pas, et au bout du compte les deux plus baraqués, André et Jérémie, se chargent de la corvée : le reste assurant l’alibi. Je les soupçonne d’y avoir pris plaisir, entouc, d’après les on-dit, ils ont cassé un bras et deux dents au gaspard, et lui ont changé la bobine en ballon rouge. Un mec bien? Ou pas désireux qu’on fouille dans sa vie? J’ignore; mais on a pas vu un cogne, on a gardé notre alibi sous le coude, et deux mois plus tard, le temps que le poivrot revienne de l’hosto, il déménageait… pour faire rebelote ailleurs, probable, quand il aura repris des forces, à moins qu’on l’ait désintoxiqué dans la foulée? J’ai dans l’idée que cette réussite sans bavureleur a donné la grosse tête à eux aussi, une autre, et plus dangereuse. Bon, en un sens, c’était bien nos oignons, puisque la gamine nous cassait les oreilles; mais le côté justiciers me chiffonnait, et puis de les voir si contents d’eux! « Faudrait pas en faire une habitude, vous êtes bien dac? » Ils étaient bien dac, mais je les sentais fiers de l’impunité, comme si elle avait résulté non d’un coup de pot, mais de leur savoir-faire, voir de leur audace, et à l’époque on m’a gratifié, André surtout, de quelques “pépère-les-boules”, “Mister Trouillomètre” et autres “Philippine” que j’aurais pas laissés passer en public. D’un autre côté, faut voir aussi que ça nous soudait : y avait pas eu de plainte, oké, mais on savait des chosesles uns sur les autres, un peu plus cher payées que de rouler au fioul ou de bosser au noir.

     Désiré avait eu une drôle de réaction, en apprenant les dégâts : il avait traité les deux arsouilles d’irresponsables, nous avait rappelé qu’on risquait dix ans de taule pour association de malfaiteurs, et recommandé de pas le prendre à la légère, vu que les tribunaux, jaloux de leur pouvoir, se signalaient pas par un amour immodéré des milices; mais il avait l’air de jubiler, et nous avait évoqué, sans nécessité selon moi, un article du Code qui exemptait de toute peine celui d’entre nous qui moucharderait les autres! Je suis sûr que cézigue avait pas fait une fois le coup de poing de son existence, qu’il avait l’habitude de tout régler au baratin, et qu’une rouste, pour lui, c’était trois taloches; mais qu’avec une certaine perversité il se croyait tout à coup transporté dans un film, et que ça l’excitait comme une puce. Je redoutais le pire, bien décidé à retirer mes billes à la prochaine. Deux ans de calme plat m’ont rassuré. Si j’avais pu imaginer! Ouais, si… et j’aurais fait quoi? Comme disait l’autre, que Messieurs les assassins commencent!

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