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Noyau de nuit

[Spécialité et progéniture]

11 Mars 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #L'auberge (2008)

MÉLANIE : Ça va pas, mon vieux? Tu pètes un joint?

PAUL : Occupe-toi de tes fesses.

MÉLANIE : Mes fesses ou ta face…

PAUL : Tu t’es pas regardée.

MÉLANIE : Non, moi, j’ai pas le temps! Je bosse, moi.

PAUL [méprisant] : Dans le fin…

MÉLANIE : On échange?…

PAUL : Ça va.

MÉLANIE [feignant de se méprendre] : Ça coule! Les quatre! Bonne nouvelle : tu l’avais pas vraiment finie. Tu perds la main.

PAUL : Je perds les tripes.

MÉLANIE : Ça, c’est pas neuf.

PAUL [éclatant] : Je supporte plus, quand il y a des enfants!

MÉLANIE : Tu sais bien que c’est le meilleur! On aura des compliments.

PAUL : Je m’en fous, des compliments!

MÉLANIE : Crache donc pas dessus. C’est tout ce qui nous reste.

PAUL [amer] : Quel patrimoine! Et des petites filles!… Les garçons, ça va encore… Mais ces deux petites mignonnes… [honteux] ça vous fend le cœur.

MÉLANIE [au public] : Monsieur a un cœur!… ou des instincts pédophiliques… sélectifs.

PAUL : Tu salis tout.

MÉLANIE : Ou des instincts de paternité! [Sérieuse et compatissante :] Tu aurais voulu les garder?

PAUL : Comme si c’était possible…

MÉLANIE : Ça l’est pas. Alors, du moment qu’elles s’en vont… quelle différence? Autant qu’elles servent.

PAUL : Quelle différence, t’en as de bonnes! Pour elles, ça en fait une sacrée, différence! Mets-toi dans la peau des autres, de temps en temps!

MÉLANIE [ironique] : Dans la leur, je préfère pas! Y a plus rien, dans leur peau! C’est la neige de l’an dernier! Vide-t-en la tête, et plus de problème! Nulle part!

PAUL : Elles avaient la vie devant elles…

MÉLANIE : Et qu’est-ce qu’elles en auraient fait? Si c’est pour devenir de vieilles sorcières dans mon genre…

PAUL : Bien sûr…

MÉLANIE : Voire pire! Elles auraient eu des enfants à leur tour, elles les auraient peut-être maltraités…

PAUL : Mais c’était leur affaire!

MÉLANIE : C’est l’affaire de tous! Un peu de solidarité, que diable, mon ami! Et si l’une ou l’autre était devenue présidente de la république, hein? Par les temps qui courent…

PAUL [ironique] : Tu prétends liquider tous les candidats potentiels? T’as du pain sur la planche!

MÉLANIE [souriant]: Je prétends te redonner un peu de tonus, parce que tu m’inquiètes, depuis quelque temps. Enfin, mon vieux, ces petites, elles auraient été heureuses ou malheureuses, elles auraient pu tomber sur des bonshommes odieux, comme il y en a tant, attraper le SIDA, ou une nouvelle maladie… Souffrir de la récession, de la misère… devenir laides, à cet âge-là elles sont toutes jolies, c’est toute l’enfance sur un plateau

PAUL [dégoûté] : Parle pas de plateau!

MÉLANIE : mais la plupart des petites fées se métamorphosent en grandes juments, en catins vulgaires, en pis-allers et en laissées pour compte! Et n’importe comment, qu’est-ce qui les attendait au bout, à moins de découverte scientifique retentissante?

PAUL : Je sais bien…

MÉLANIE : L’angoisse de mourir, qui serait peut-être survenue très tôt! Qui te dit quelles étaient pas myopathes, ou promises à la leucémie? Les enfants meurent aussi, tu sais! Par milliers, par millions!

PAUL : Mais c’est pas moi qui les tue.

MÉLANIE : Ponce Pilate!… Qu’est-ce que tu pouvais leur offrir de mieux qu’une sortie sans douleur et sans affres? Elles n’ont rien vu venir, pas vrai? Il n’y a pas eu cette incompréhension, dans leur regard?

PAUL : Non.

MÉLANIE : Que tu aies des remords pour la maman, je le comprendrais encore. Mais tu sais, elle s’est pas vraiment réveillée. Et je suis sûre que tu as fait preuve d’un minimum de doigté, tu n’as pas baissé à ce point. Quant aux petites, c’est pain bénit. Raisonne un peu, que diable! Ce qu’elles auraient pu vivre, ça n’existe pas.

PAUL : T’en parles à ton aise. Toi, tu les vois que froides.

MÉLANIE [ironique] : Enfin… tièdes. Si tu veux changer…

PAUL : Tu parles! Tu les mettrais en fuite dès les entrées…

MÉLANIE : Je fais tout, ici : la cuisine, la boucherie… Monsieur se contente de mettre la table et de papoter avec les clients… de respirer le fumet des louanges… et c’est Monsieur qui a des vapeurs!

PAUL : Toi, t’as affaire qu’à de la viande! Et de toute façon, t’as toujours eu un cœur de pierre! Tu peux pas te rendre compte de ce que c’est! Même ce type… Bon, il parlait trop, et il s’écoutait un peu, mais il était sympa!

MÉLANIE : Parce qu’il t’avait à la bonne, je suppose…

PAUL [à lui-même] : Le pauvre bougre, on sentait la fêlure… Il faisait son possible pour se faire admirer par ses petites femmes…

MÉLANIE : Il aurait eu de plus en plus de mal. Il est parti à temps.

PAUL : mais c’était pas lui le gardien des valeurs, et elles le sentaient bien. Plus gosse que les gosses, peut-être… Il voulait revenir! Il voulait nous enrichir!

MÉLANIE [ironique] : Eh bien, il nous aura enrichis… un peu!

PAUL : Et dans les faits, il avait pas tort! En trente ans, on n’a pas mis un sou de côté.

MÉLANIE : On a survécu. C’est déjà très bien, surtout quand on sort des sentiers battus.

PAUL : Les garder, non. Mais elles seraient repassées, de temps en temps. On les aurait vues grandir!

MÉLANIE : Allons, tu délires. Ceux qu’on a épargnés, ils sont jamais revenus.

PAUL [comme un gâteux] : Il avait quasi pas d’écorce… Il demandait qu’à être aimé…

MÉLANIE : Ce serait pas plutôt ton propre cas, que tu nous exposes?

PAUL : Si on avait parlé avant, j’aurais tout arrêté!

MÉLANIE : Avec le frigo vide? Bravo!

PAPA : N’importe quelle bidoche ferait l’affaire.

MÉLANIE [ironique] : Du vrai cochon, par exemple? Pas pour nos gourmets!

PAUL : C’est la sauce qui fait.

MÉLANIE : C’est l’ensemble! On a parlé de ça des centaines de pénibles fois…

PAUL : Si tu crois qu’un Delbouys, un Obin, un Marcheteau feraient la différence!

MÉLANIE : Moi, je la fais, et ça suffit! [didactique :] On a une spécialité, on travaille dessus depuis trente ans, on la mitonne, on la parfait… Abandonner maintenant, c’est de la démission! Du dégonflage! De la trahison!

PAUL : On est partis là-dedans par hasard…

MÉLANIE : Je te dis pas le contraire, mais ce hasard, on l’a assumé! Envers et contre tout! J’étais pas chaude-chaude au début, c’est toi qui m’as forcé la main!

PAUL : Jamais de la vie!

MÉLANIE : T’as la mémoire courte! Le numéro un, bon, passons, encore que je te rappelle que t’étais pas obligé de le tuer!

PAUL : Légitime défense!

MÉLANIE [ironique] : Au sens très large!

PAUL : Il nous aurait mouchardés!

MÉLANIE : Quand on pense à ce qu’il y avait à moucharder, à l’époque! Un ou deux fûts de gnôle…

PAUL : Il faisait du chantage! C’était une vraie charogne!

MÉLANIE [ironique] : Un projet de charogne, peut-être… on lui aura pas laissé le temps de donner sa mesure! Je te reproche rien, c’était une expérience. Mais on aurait pu enterrer les os, et s’en tenir là. Les numéros deux, c’est quand même toi…

PAUL : Moi quoi? Continue, je t’attends…

MÉLANIE : C’était bien prémédité, pour le coup…

PAUL : Et prémédité par qui?

MÉLANIE : Sois honnête. J’ai protesté. J’étais plus que réticente.

PAUL : Oh, cette mauvaise foi! Comment on écrit l’histoire! C’est toi qui t’es fourré en tête qu’ils étaient riches comme Crésus!

MÉLANIE : Ils étaient pas pauvres. Mais c’était pas une raison.

PAUL : En tout cas, pas pour les cuisiner.

MÉLANIE : Tant qu’on y était, ça méritait vérification. On t’avait dit du bien du premier.

PAUL [rêveur] : Oui… comme ça, à peine… par politesse, peut-être…

MÉLANIE : Et pour le mal que ça pouvait leur faire, après…

PAUL : Bien sûr, je te dis pas…

MÉLANIE : Et puis quoi, l’engrenage… On attend quelque chose de nous, ceux qui viennent ici.

PAUL : Deux pelés, trois tondus! Je trouve ça léger, comme motivation. Tu crois qu’ils se suicideront, le jour où on fermera?

MÉLANIE : Fermer? Pour aller sur le trimard?

PAUL : Où on fermerait, ah! Simple hypothèse!

MÉLANIE : On peut pas vendre sans faire le ménage. Et qui achèterait ça, de toute façon?

PAUL : C’était bien le but au départ.

MÉLANIE [exaspérée] : Oui, et puis t’as mis des os partout, et tu sais même plus où!

PAUL : Je les ai toujours enfouis assez profond. Mais d’accord, d’accord! Il suffit d’un crâne! La question n’est pas là, ce que je veux dire, c’est qu’initialement, on s’était lancés là-dedans pour faire sa pelote, et s’arrêter un jour.

MÉLANIE : Que veux-tu que j’y fasse, si les gens n’ont plus de fric sur eux?

PAUL : Ça rapporte rien, rien! Ça coûte, quasiment! Ça me ferait mal au sein de penser qu’on rame dans cette galère pour quelques gros bouseux qui savent à peine ce qu’ils ont dans l’assiette, et à qui on pourrait tout aussi bien servir du cassoulet en conserve! Et qui n’auraient pas un cheveu de dérangé si on disparaissait du paysage!

MÉLANIE : Écoute, il y a bien des gens qui, en fait d’estime, se contentent de beaucoup moins. D’ailleurs, moi, les compliments, je les entends pas, et je m’en passerais! Si je rame, comme tu dis, c’est pour notre dignité.

PAUL : Elle est belle, notre dignité! Tant que tu y es, on pourrait demander la légion d’honneur ou le mérite agricole! [à la cantonade :] Par ici la cuisine et l’abattoir, sieu-dames, que vous puissiez prendre la mesure de nos droits!

MÉLANIE : Pauvre bouffon! Ma dignité, je l’attends pas des autres, mais contre eux! On en a bavé pendant trente ans, et on a quoi dans les mains? Pas un sou de gain, tu le dis toi-même, pas une réputation qui compte…

PAUL : Elle serait mensongère, de toute façon.

MÉLANIE : Elle serait incomplète. Mais on a une spécialité.

PAUL : On en a plusieurs! Je te prends Marcon, par exemple, il fait plus de cas de ma gnôle que de tes civets, de tes boudins et de tes blanquettes! Lesquels, excuse-moi d’insister, mais c’est tout à l’honneur de ton savoir-faire, seraient presque les mêmes à base de bœuf, de veau ou de steak d’algues!

MÉLANIE : Une spécialité culinaire et morale! Tu crois qu’ils te sont réservés, les états d’âme? Tu crois que ça m’a rien fait, tout ce temps, tous ces corps, toutes ces têtes, tous ces yeux vitreux? Et le secret à garder? Quand j’étais jeune, mon vieux, j’étais plutôt sociable, figure-toi! Je courais les bals, je parlais aux gens, et toujours sincère, une vraie vitrine! Si j’étais du genre à remâcher des regrets stériles… toute ma vie aurait pu prendre une autre route!

PAUL : Et la mienne, donc!

MÉLANIE : Mais c’est pas à soixante hivers qu’on rejoue son coup! Qu’on crie pouce! Pas après avoir débité et fricoté des centaines de gens pour les servir à des dizaines d’autres! C’est trop tard! Tout ce qui nous reste, notre valeur, c’est de continuer! Jusqu’au bout! Et pour rien! Pour ne pas abdiquer devant les autres, devant ceux qui ne savent pas! Pour ne pas se démentir! Se donner tort à soi-même! Quand on n’a plus que sa propre approbation, c’est la dernière des lâchetés de se la refuser!

PAUL : Tu me la bailles belle. Toi, ça va, t’es bien calfeutrée dans ta cuisine, je te dis pas que ce soit rose tous les jours, mais l’habitude fait beaucoup! Comme tu parles qu’à moi, ça te coûte pas cher de rester droite dans tes bottes! Alors que moi, me démentir, je fais que ça! Je vis dans l’imposture! Et le crève-cœur, c’est que quand je joue mon rôle, quand je fais des sourires, je voudrais bien l’être pour de vrai, cet homme-là, ce brave aubergiste à la papa, un peu fruste, désintéressé, avec le cœur sur la main! C’est lui qu’est moi! C’est l’autre, le massacreur imbécile, que je reconnais pas!

MÉLANIE : T’es qu’un lâche. Tu voudrais que je m’apitoie sur ton sort? C’est pas de tuer, qui t’afflige! C’est de faire disparaître l’image flatteuse et fausse que ces gens avaient de toi. [méprisante :] Le bon papa des petites filles! Ah, çà, mon bonhomme, tu te figures peut-être que moi j’étais faite pour ce métier, et que je t’ai entraîné? Ôte-toi ça de la tête! J’étais une fille très gaie! Une boute-en-train! Et le cœur sur la main, moi je l’avais pour de bon! J’aurais fait une très belle carrière dans le caritatif! Et je te prie de croire que je l’aurais pas rendu chiant à force d’homélies et de sourires jaunes! Mes soins, je les aurais pas fait payer plus cher qu’ils ne valaient! J’aurais été heureuse de les donner, et ça se serait vu!

PAUL [sarcastique] : T’as vraiment pris la mauvaise barque…

MÉLANIE : Mais j’assume mon destin! J’emmerde pas le monde avec mes jérémiades! Calfeutrée dans ma cuisine! Tu crois que c’est pour mon plaisir? Que j’ai plus que des morts à qui parler! Même pas des morts : des morceaux!

PAUL : Personne te force, dis donc! On te réclame! Et certains habitués trouvent ça étrange, qu’on te voie jamais. Certains vont jusqu’à douter de ton existence, et je te dirai que ça nous nuit plutôt. On n’a pas spécialement intérêt à créer du mystère! Le jour où les gendarmes débarqueront, ça fera bon genre de leur dire : Ah, désolé, Madame n’est pas visible!

MÉLANIE : Bah, les gendarmes, depuis le temps… Il est un peu dépenaillé, ton épouvantail.

PAUL : Il suffit d’une fois. D’un seul qu’aurait projeté d’avance de bouffer ici! Ou qui téléphone sa position depuis la route! Depuis les portables, on n’est plus sûrs de rien.

MÉLANIE : Dès lors qu’on liquide tout le monde…

PAUL [ironique] : Et s’ils arrivent à dix bagnoles? J’ai pas cinquante bras!

MÉLANIE : Complique pas tout. On avisera le moment venu. Pour ce que ça changera, ce jour-là, que je me sois montrée ou non!

PAUL : Ce jour-là, sûr, ça changera rien, mais ça pourrait le faire arriver plus vite!

MÉLANIE : Bououh, fais-moi peur! Tu sais, retraite pour retraite… au moins, ce serait sortir par la grande porte.

PAUL : Et Joël?

MÉLANIE [matée] : Bien sûr.

PAUL : Il comprendrait jamais. [amer :] Surtout qu’y a rien à comprendre!

MÉLANIE : Ça, je m’en fous. Mais ça nuirait à son avancement. [s’ébrouant :] Tu pinces la bonne corde, vieux salaud, mais tu vas la chercher loin! Bien rare si on m’a pas aperçue, l’un ou l’autre! Les petits curieux qui font semblant de te chercher dans la cuisine, et qui pourraient tomber sur pire que ma bobine! S’il y a un risque, regarde plutôt la poutre, dans ton œil! Et l’envie qui croît, croît, croît, à ton insu, de tout déballer à la terre entière, pour te faire dorloter en prison.

PAUL : Dans une prison d’hommes, m’étonnerait qu’on me dorlote des masses.

MÉLANIE : Qui sait? Peut-être même que ça te botterait d’expier.

PAUL : N’importe quoi!

MÉLANIE : Ou de tout me mettre sur le dos, après t’être si bien exercé en privé.

PAUL : Ah, tu permets! Je te rappelle que c’est toi qui te plains d’avoir personne à qui parler! Simplement

MÉLANIE : Je me plains pas! Je dis que c’est pas marrant tous les jours! Mais je pourrais pas faire des ronds-de-bouche comme toi! Ou plutôt si, je pourrais! Mais ça me ferait aucun bien! Moi, je suis franche de nature! J’appelle un chat un chat! Et quand je peux pas l’appeler un chat, eh bien, je préfère me taire! C’est pour ça que je me suis renfermée! J’étais pas faite pour protéger un secret.

PAUL : Des secrets, tout le monde en a. Les gens qui mettent cartes sur table, tu sais…

MÉLANIE : Je te dis pas, mais le plus souvent ils se les cachent à eux-mêmes! Le nôtre est un peu trop énorme pour ça. Et moi, tu peux persifler, mais quand j’étais moi-même, j’étais ouverte, expansive, et généreuse!

PAUL [sarcastique] : Une vraie source!

MÉLANIE : Papa l’avait bien senti, il faisait confiance qu’à moi!

PAUL : Ce qui t’a pas empêchée de lui mentir pendant vingt ans.

MÉLANIE : Contrainte et forcée! Jamais plus j’ai été à l’aise avec lui! Toujours j’ai eu ce précipice sous mes pas!

PAUL : Et à ton fils pendant vingt-cinq!

MÉLANIE : Et où tu veux en venir?

PAUL : Nulle part. Juste à dire que pour une personne spécialement véridique…

MÉLANIE : Je répète que j’assume, moi! J’ai pris un cap, je m’y tiens! Peu importe si c’est la faute des vents, des courants ou du pilote! Et si je me sens responsable, justement, c’est que je peux pas me rabattre sur le destin ou la vocation! Encore moins sur l’influence d’un pervers! Ce serait bien le plus humiliant de tout! C’est une erreur qu’est devenue ma vérité! Ce que j’aurais dû être, je l’ai toujours là, à côté de moi! Ça n’a pas pris une ride!

PAUL : Et moi donc! Ça rajeunirait plutôt, avec les années!

MÉLANIE : Ouais, mais toi, c’est du pur fantasme. T’es faux-cul de nature. Du premier jour, tu m’as joué la comédie!

PAUL : Je me suis mis en valeur. Tous les dragueurs font ça! Même les belles gueules, ils en rajoutent!

MÉLANIE : Pas au point de se présenter comme en troisième année de médecine, quand ils ont même pas leur bac! [méprisante :] Le prolo méritant, qui pioche tout seul dans son coin, et fait des petits boulots pour payer ses études!

PAUL : J’aurais dû être toubib, si les bonnes fées s’étaient penchées sur mon berceau. J’avais des dispositions.

MÉLANIE [sarcastique] : Eh bien, t’en as cultivé d’autres! Le plus drôle, c’est que papa, lui, n’a jamais été dupe! Il t’a jamais gobé! D’emblée, il m’a dit : « Méfie-toi de ce type, je le sens pas. »

PAUL : Vieux con jaloux. Ses crimes à lui, je donnerais gros pour les connaître.

MÉLANIE : Parce que t’as gros à donner? Monsieur dispose de fonds occultes?

PAUL : Moi non, mais lui, oui! Et c’est pas dans la ferraille qu’il les avait accumulés! La ferraille légale.

MÉLANIE : Plains-toi! Sans lui, les études de Joël, elles n’auraient pas été poussées beaucoup plus loin que les tiennes!

PAUL : Ah merde! Tu vas pas salir ça aussi! L’héritage nous a donné un coup de pouce quand les affaires… marquaient le pas, mais on a quand même payé les neuf dixièmes! On n’a fait que ça de bien dans la vie, nous le supprime pas!

MÉLANIE : Ça nous fait une belle jambe… Ça change drôlement le quotidien! On a un fils qui pense à nous, ça… On le voit même plus pour les fêtes!

PAUL : Oh, quoi? Il nous écrit régulièrement! Il nous a dédié sa thèse!

MÉLANIE : À laquelle on n’a rien compris.

PAUL : Moi si. Enfin… pas tout. Mais j’ai saisi de quoi ça parle.

MÉLANIE : Quel exploit!

PAUL : Si on pigeait tout… c’est qu’on serait docteurs aussi!

MÉLANIE : Dans son domaine, on est plus docteurs que lui!

PAUL [gros rire] : En un sens! Sauf qu’agir et étudier, ça fait deux.

MÉLANIE [même jeu] : Mais que l’étude est suspecte, quand l’acteur s’y reconnaît pas!

PAUL [se tordant] : C’est que l’acteur se connaît pas lui-même!

MÉLANIE [même jeu] : Ou que l’étudiant sait pas de quoi il parle!

PAUL : Il suffisait de demander!

MÉLANIE : À papa-maman! [se calmant :] T’auras beau dire, c’est quand même bizarre, d’avoir un seul gosse, et qu’il se spécialise justement dans la criminologie!

PAUL [emphatique] : Le clin d’œil du destin!… À moins qu’on n’ait orienté ses intérêts sans s’en douter…

MÉLANIE : Ou que lui se doute de quelque chose… Je me suis souvent interrogée… Une ou deux fois, ç’a été tangent…

PAUL : Oui, pour les… les deux pédés avec la B.M.W., j’ai oublié leur nom.

MÉLANIE : Si tu l’as jamais su.

PAUL : Je regarde toujours les papiers. Du coup, ceux-là, je sais où ils sont! C’est resté gravé! Dans le charnier du tremble!

MÉLANIE [gouailleuse] : Le charnier? Dis plutôt l’ossuaire…

PAUL : L’ossuaire, si tu préfères…

MÉLANIE : C’est surtout les deux marcheurs, là, le frère et la sœur…

PAUL : Et plus si affinités! Je m’en souviendrai toujours!… Ils se tenaient la main à table… Les boules, ce jour-là, nom de Dieu! Monsieur qui rentre en stop, comme une fleur!

MÉLANIE : Il nous a pris pour deux vieux cons.

PAUL : Je suis sûr qu’il en a refait, du stop, mais qu’il s’est bien gardé de casser le morceau.

MÉLANIE : Tu comprends, là, on a évité! Mais va savoir! Il suffit d’une porte ouverte! Ou que le gosse t’aperçoive d’une fenêtre, par une nuit de lune

PAUL : Sa fenêtre donnait pas de ce côté.

MÉLANIE : Non, mais on le bouclait pas dans sa chambre! Ou qu’il s’amuse à jouer de la pelle au mauvais endroit…

PAUL : Bien sûr. Mais il nous aurait demandé des explications. Il se serait pointé en brandissant un tibia, je sais pas!

MÉLANIE : Mouais. Il est devenu assez secret, à un moment. Taciturne, même.

PAUL : À quatorze-quinze ans! C’était de son âge!

MÉLANIE : Il est enjoué, blagueur, en surface! Mais on sait pas ce qu’il pense…

PAUL : Moi je dis non. Il serait moins déférent. En sa présence on restreignait tout de même sacrément nos activités! On a manqué de belles occasions! Faut voir qu’il a passé le plus gros de sa jeunesse en pension ou en colo… Avant, il était trop petit! Et depuis, pour ce qu’il vient nous voir… Remarque bien que ça vaut mieux… Je tiens pas à l’avoir dans les pattes!

MÉLANIE : Il pourrait au moins nous inviter.

PAUL : Ça viendra! Laisse-lui le temps! Même à bac plus sept, un universitaire qui débute, ça roule pas sur l’or.

MÉLANIE : N’empêche… Je trouve que nous dédier une… sociopsychologie du meurtre

PAUL : Que veux-tu, il nous dédie ce qu’il a écrit. Pareil si c’était une disserte sur le sexe des anges!

MÉLANIE : La dédicace est louche…

PAUL : Tu la trouves allusive parce que t’as pas la conscience tranquille! Et parce que ça taquine ton amour maternel que notre jeune prodige soit pas assez futé pour avoir reniflé le pot aux roses! Et parce que tu préfères l’imaginer soupçonneux plutôt qu’ingrat! Mais il est pas ingrat, il manque juste un peu de chaleur… Il a de qui tenir.

MÉLANIE : Sa mère, bien sûr…

PAUL : Ben ça, les bisous, c’est surtout la maman, normalement! J’en parle par ouï-dire, mais paraît! Je te jette pas la pierre, on n’a été bien câlins ni l’un ni l’autre, on a des excuses. Je doute qu’on se léchouille beaucoup le portrait dans les familles de croque-morts ou de médecins-légistes! Mais en fin de compte, ça a bien tourné, et si la vie nous a fait un sourire, c’est bien celui-là!  Si on a réussi quelque chose…

MÉLANIE : Tu m’agaces. Elle est pas là, notre réussite.

PAUL : Moi, c’est la seule à laquelle j’aime à penser.

MÉLANIE : Y en a qui élèvent dix enfants, et qui n’en font pas une telle histoire.

PAUL : Ils sont pas confrontés aux mêmes difficultés, hé ho. Tu vois, je te dirai même un truc : quand je rêve qu’on se fait alpaguer, eh bien, ce qui me console, c’est la branche qu’a choisie Joël. Parce que d’accord, il sentirait le soufre; mais en même temps, on lui fournirait matière à un best-seller – genre Ann Rule, tu vois, en moins niais.

MÉLANIE : Merci du cadeau!

PAUL : Traduit en vingt langues, ça se vendrait à millions! Sans parler des droits cinématographiques, télévisuels, et tout le saint-frusquin! Après ça, la fac, il pourrait s’asseoir dessus.

MÉLANIE : Heureuse de voir l’orgueil relever la tête! Mais le pognon irait intégralement aux familles. On n’a pas le droit de tirer profit de crimes.

PAUL : En France!  Aux États-Unis, ils sont plus coulants. Et d’ailleurs, nous, on toucherait pas un rond. Quant à lui, il est innocent.

MÉLANIE : Un joli bagage, tiens! Tu crois que l’argent fait le bonheur?

PAUL : Disons qu’il le facilite. Ou qu’il est nécessaire, mais pas suffisant. Ou… et merde! Comment je le saurais, j’en ai jamais eu! Et puis le bonheur, le bonheur… 

MÉLANIE : En fait de droits cinématographiques, c’est toi qui te montes un film!  [ironique :] Le suprême dévouement! Les tripes du pélican! Si tu crois par là te fournir des excuses pour passer aux aveux ou négliger les précautions élémentaires…

PAUL : Non, non… C’est juste un parachute… La sécurité de l’impunité, le relâchement, les étourderies, pas mon style. Pour moi, chaque fois, c’est comme la première. J’en reviens pas, qu’on nous ait jamais repérés. Il suffit de faire des recoupements!

MÉLANIE : Là, je crois qu’on peut dormir tranquilles. Tant qu’on trouvera pas de restes, ou que t’en laisseras pas échapper un… un témoin qui se pointerait à l’improviste… On n’enquête pas sur les disparitions! On n’en parle même pas aux infos!

PAUL : C’est vrai. Quelquefois ça me fait l’effet que j’ai tout rêvé…

MÉLANIE : Viens faire un tour à l’office!

PAUL : Merci, sans façon. Chacun sa partie. J’en ai assez gros comme ça sur la patate.

MÉLANIE : Et moi, j’en ai ma claque de te remonter le moral à la manivelle! En fait de partie, t’as la meilleure part! Seulement elle t’allonge les dents… Tu voudrais être aimé pour toi-même!

PAUL : Je voudrais me reposer. J’ai soixante balais : tu crois tout de même pas que je vais étrangler le monde ou l’égorger jusqu’à quatre vingt-dix?

MÉLANIE : On en reparlera quand tu sucreras les fraises! Il reste toujours les armes à feu… Quand tu seras trop crouni pour viser juste ou appuyer sur une détente…

PAUL : On a quand même droit à une retraite!

MÉLANIE : Et tu la vois comment? Dans un mouroir? Ou ici, tous les deux, en tête-à-tête? À faire les mots croisés ou à tricoter des ponchos! Merci bien! Que ça te plaise ou non, notre vie, elle a un sens. Le sens qu’on lui a donné! Toi et moi.

PAUL : Tu parles d’un sens! Un sens qu’a pas de sens!

MÉLANIE : Dès lors qu’il faut mourir, tout le monde en est là, et je trouve qu’on est plutôt mieux lotis que la plupart! Nous, on est pas des touche-à-tout!

PAUL [ironique] : Non. On approfondit.

MÉLANIE : Même si on n’approfondit pas, au moins on s’opiniâtre et on s’améliore! Alors m’emmerde pas avec la décrépitude! Quand elle viendra, on avisera. C’est pas la peine d’essayer de la prévoir, vu que le plus probable, c’est qu’elle apportera la solution en même temps que le problème.

PAUL : Y a des chances…

MÉLANIE : La dégradation physique, c’est qu’un faux-fuyant. La vérité, c’est que sur le retour d’âge t’as besoin d’être reconnu! Avalisé! Applaudi ou pardonné! C’est ça ton gâtisme! Il est plutôt répandu, mais la voie qu’on a prise, la spécialité qu’on a cultivée, devrait au moins nous dispenser de ce genre de faiblesse! T’aurais turbiné trente ans sur le moteur à eau ou une énergie nouvelle, encore, je comprendrais. Mais là on en a fait notre deuil d’entrée de jeu, de l’approbation publique! De la [immense mépris :] rrréconciliation! On a coupé les ponts! C’est l’art pour l’art! Depuis le premier jour, et définitivement! Ta force, c’est en toi-même que tu dois la puiser, espèce de chiffe!

PAUL [rêveur] : Je me demande si c’est possible… à moins d’être borné… ou de se borner volontairement.

MÉLANIE : Borne-toi donc, va, au lieu de te regarder le nombril. Je vais te dire, ton problème, c’est que tu chômes trop. Si t’avais autant de boulot que moi… Ça me fait penser que pendant ces conneries, mes bassines vont déborder! Faut que je m’avance avant la nuit! [On entend un coup de klaxon.] Merde! T’as entendu?

PAUL : Oui.

MÉLANIE : Mais quelle heure est-il donc?

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