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Noyau de nuit

[Révélations subalternes : de l’hérédité à l’embauche]

14 Mars 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #L'auberge (2008)

JOËL : Disons en gros que Mademoiselle est issue d’une lignée de bandits, plus ou moins connus des services de police, et assez habiles pour n’être que très rarement emprisonnés.

PAUL : Quel genre de bandits?

JOËL : Oh, un peu de tout, du maquilleur de cartes au tueur à gages! Mais pas des violeurs, hein! Des pros à but strictement lucratif, qui font aussi peu de bruit que possible, et vous pensez bien que les plus puissants ne sont pas les moins effacés! Deux d’entre eux, auxquels j’ai eu l’honneur d’être présenté,  dont un qui n’est jamais dans le journal! tiennent toute la côte, plus quelques territoires plus ou moins limitrophes…

COLCHIQUE : No trespass!

PAUL [à Colchique] : Et vos… expériences gastronomiques, alors, vous les avez faites en famille…

COLCHIQUE : Occasionnellement. Mais vous êtes bien placé pour savoir que ça ne rapporte rien… que l’essentiel : des frissons!

PAUL : Frissonnez! Frissonnez!

COLCHIQUE : Vous jeûnez toujours?

PAUL : Ah, ça vous enquiquine, hein, que je jeûne! Surtout après avoir passé à la cuisine plus de temps qu’il n’en fallait pour transvaser la casserole dans le plat! Quelle mixture pourrais-je bien vous avoir concoctée?

COLCHIQUE [rire un peu forcé] : Ah ah ah! Si j’étais seule, assurément, je me méfierais, et avec raison. Mais je ne vous vois pas supprimer compagne et fiston! [Elle enfourne posément une fourchettée, mastique et avale.] Mmm! Un délice!

PAUL : Vous ne savez ce que vous dites, ma chère. Je me contente d’endormir mon monde. Je peux attendre qu’ils se réveillent, et pendant ce temps, je ne sais pas, moi… vous violer.

COLCHIQUE : Petit mal! Mettez une capote! [Nouveau morceau; mais Joël et Mélanie ne mangent pas.]

PAUL : Ou vous tuer, pour le repas de demain!

COLCHIQUE : Bon appétit!

JOËL : Papa! Cesse tes vannes! Tu m’empêches de savourer.

PAUL : Ça va, ça va… Je vais prendre quelques légumes… [Il se sert.] Je voulais vous faire toucher du doigt que tout est permis ne mène qu’à la grande panique, mais ma parole, vous êtes en acier trempé!

JOËL : En iridium! Cette petite fleur en a vu d’autres, je te garantis, dès le berceau, et de plus méchants que toi!

PAUL : Je suis au moins prophète en mon pays! [Il avale un morceau.] Vous pouvez y aller!

MÉLANIE : Tu ne t’imagines tout de même pas…

PAUL : Peut-être, peut-être, ma vieille… Mais on a tout de même trouvé notre maîtresse! [Il y revient, et les deux autres se décident à l’imiter.]

COLCHIQUE : Il vous en faut peu! Qu’est-ce que je risquais?

PAUL : Décidément, je vivrai pas assez vieux pour voir un Després porter la culotte… Voir plus haut! L’hérédité, j’y crois pas trop…

JOËL : T’as bien tort.

PAUL : Ça m’avancerait guère, vu que j’ai pas connu mes parents…

JOËL : De ton côté, c’est l’impasse, mais du côté de maman… Figurez-vous que j’ai fait quelques découvertes.

PAUL : Tiens donc! Sur ton grand-père? Alors ça, ça m’intéresse! Je me suis toujours demandé ce qu’avait pu faire ce vieux coquin, notamment pendant la guerre…

JOËL : Sur lui, j’ai pas de lumières, vu qu’il s’est pas fait prendre. En fait mes archives remontent beaucoup plus haut… à 1821, précisément, où un certain Chabessier, établi au col de Jau, entre Prades et Axat, à la frontière de l’Aude et des Pyrénées Orientales, dans un coin absolument désert, et sur une route assez peu fréquentée, détroussait les voyageurs. Selon les procédures de l’époque, c’est là qu’on aurait dû lui couper le cou, excusez ma rudesse… mais on a sans doute trouvé que ça faisait loin pour l’exemple, surtout l’hiver, de sorte qu’il a été exécuté à Prades, devant la prison. Une histoire obscure, des témoins évasifs, pas de cadavres, une culpabilité plus que douteuse…  le bonhomme et sa femme étaient jugés en français, auquel ils ne comprenaient goutte, et sans doute mal défendus… les plaidoiries ne sont pas conservées… bref, on n’y regardait pas de si près à l’époque : il s’agissait de maintenir l’ordre et de faire tenir tranquille le prolo. Or un couple de négociants, aux fontes probablement bien garnies, avait disparu sur la route, et la parentèle avait le bras long. Il semble du reste qu’on ait trouvé dans les écuries du Chabessier un cheval dont la provenance s’expliquait mal… Je ne prétends pas l’innocenter.

PAUL : Pour ce qu’on en a à foutre! Chabessier, tu dis… Jamais entendu ce nom.

JOËL : Oh, c’est pas une tête d’affiche, comme les Martin de Peyrebeille ou les Chapiro du Bosc! Il a été tronçonné à trente-trois ans, à peine le temps de se faire la pogne, à le supposer coupable. Et je me serais pas arrêté longtemps à cette histoire, si sa fille, du moins la seule qui soit mentionnée, fort jolie, paraît-il, et âgée de neuf ans lorsqu’elle perdit son père, n’avait épousé… un dénommé Lemperette, d’Axat!

PAUL : Non?!

MÉLANIE : Il y en a, des Lemperette…

JOËL : Pas tant! Pas tant! Lempereur, d’accord, mais Lemperette, les voyants rouges se sont allumés!

PAUL : Et alors?

JOËL : Alors, il me manque un extrait de naissance, mais tout me porte à croire que ce Chabessier était l’arrière-arrière grand-père de pépé!

MÉLANIE : Quelle colle! Ah, ça va faire plaisir à ton père, ça!

PAUL : Bof… 1821, c’est pas la porte à côté!

JOËL : Certes, mais si tu comptes tous ceux qui sont passés à travers les mailles… Dans ce métier-là, avec un peu de jugeote et de modération, on meurt dans son lit! Il n’y a que ceux que l’air des cimes enivre… à moins d’un coup de malchance…

PAUL : Ou d’un rejeton qui cause trop…

JOËL : Ben voyons! [à Mélanie :] Maman, ce civet est sublime. Je reconnais que ni le visage de l’homme, ni celui de la femme, n’évoquent le moindre de tes traits ou des miens…

PAUL : T’as vu des photos! Enfin, des portraits… parce qu’en 1821…

JOËL : Point, mais des moulages des têtes après décollation. Et ni les lèvres épaisses, ni le menton en galoche, ni le front fuyant, vulgo “en casquette”, ne m’ont rappelé pépé…

MÉLANIE : 1821… Presque deux siècles… six générations!

JOËL : Cinq jusqu’à toi.

MÉLANIE : À trois ou quatre gamins chaque, avant la contraception…

JOËL : Trois ou quatre puissance quatre, ça fait entre 250 et mille… dont quelques Lemperette, et beaucoup d’autres! J’ai pas fait le compte.

MÉLANIE : Mille établissements comme le nôtre, ça ferait entre cent et cinq cent mille disparitions…

JOËL : Un vrai problème national! 

MÉLANIE : Pour un gène! À d’autres!

JOËL : Je te dis pas que tous se soient pleinement exprimés, loin de là! L’occasion fait le larron. Mais tiens, dans l’arbre de Colchique… eh bien, ça grouille!

MÉLANIE : Je vois pas de quoi arborer un tel enthousiasme…

JOËL : Oh oh! Toi, je t’entends te dire : « Il aurait pu nous amener mieux qu’une fille de truands! »

MÉLANIE : Non, non… Je suppose qu’on n’a que ce qu’on mérite… Ne le prenez pas en mauvaise part, Colchique, je vous trouve charmante!

PAUL : Aussi charmante qu’effrayante… C’est pas peu dire!

MÉLANIE : Mais il faut comprendre qu’on nourrit depuis des années l’image d’un prof de fac qui épouserait une collègue… C’était assez d’une surprise pour la journée.

PAUL : Et quelle surprise!

MÉLANIE : Quant à l’hérédité… à la trappe! Et le destin avec elle! C’est tellement plus simple! Tes intérêts se sont naturellement orientés vers la criminologie, parce que tu voulais comprendre; et la criminologie t’a exposé à des fréquentations… spéciales. On récolte ce qu’on a semé. C’est pas ça?

JOËL : En gros… mais puisqu’on a abordé le steeple des surprises, il reste une petite haie à sauter…

MÉLANIE : Tu vas finir par nous couper l’appétit! Qu’est-ce qu’il nous reste à apprendre? Que t’as suivi nos traces, c’est ça, et que tu comptes sur l’atavisme pour te disculper?

JOËL : Mais non, mais non! Mon casier est vierge, rassure-toi, et le restera. Je suis plutôt un contemplatif… ou un théoricien. Mais enfin… mes grades académiques ne sont pas tout à fait à la hauteur de mes connaissances!

PAUL : Comment? T’es quand même docteur! On a lu ta thèse! Non sans mal, d’ailleurs…

JOËL : Elle est pas vraiment de moi…

PAUL : Tu l’as pompée? Alors là tu me déçois…

MÉLANIE [à Paul] : Tu comprends donc pas? [à Joël :] T’as fabriqué le document pour nous berlurer, c’est ça? T’as fauché un texte quelconque dans un fonds de bibliothèque, t’as ajouté ton nom et une dédicace, et t’as fait retaper le tout pour notre seul usage!

JOËL : Bingo! Sauf que j’ai quand même changé le titre!

PAUL [outré] : Et tu nous sors ça en rigolant?

JOËL : Je peux gémir si tu y tiens! Mais je n’ai visé qu’à vous faire plaisir! Y a pas de quoi bâtir un mélo…

PAUL : Nous faire plaisir! Nous estamper, oui! On se saigne aux quatre veines

JOËL : À ta place, y a des expressions que j’éviterais.

PAUL : Mais je te demande pas de leçons, espèce de morveux! Je saigne les autres, affaire entendue, mais c’est des étrangers! Je leur dois rien! Je triche pas avec ma famille!

JOËL : Ah non? Et qu’est-ce que t’as fait d’autre pendant vingt-cinq ans? que tu t’es efforcé de faire, du moins, avec moi?

PAUL : Mais on a fait ça pour toi! On n’a pensé qu’à toi! On se disait : que Joël au moins ait une vie…

JOËL : Pure? Honorable? Je comprends que t’hésites sur l’adjectif!

PAUL [jetant sa fourchette dans son assiette, toujours furieux, mais déjà de nouveau geignard] : J’aurais arrêté depuis longtemps! J’aurais même jamais commencé!

JOËL : Je me force pas à pleurer, parce que j’ai trop peur de rire à la place.

PAUL [ahuri] : Alors, toutes ces saloperies… pour rien!

JOËL : Les saloperies enfantent les saloperies, amen! Jamais canard ne sortit de l’œuf du caïman! Proverbe chinois! Ton indignation est pathétique!

MÉLANIE : Et ça dure depuis longtemps? Tu nous as escroqué combien? Sept ans d’études? Est-ce que t’as ton bac, au moins?

JOËL : Mais oui, c’était dans le journal, ah! Je contrôlais pas la presse à dix-huit ans! Qu’est-ce que c’est que le bac, de nos jours? J’ai une licence, si vous voulez l’encadrer! Et je me permets d’ajouter que quant aux faits, je les connais un peu plus dans les coins qu’un parcheminé ronflant! Croyez-moi, la matière, je l’ai potassée! Seulement, ce que j’ai découvert, je peux pas l’imprimer sans me faire descendre! Et j’en ai d’ailleurs nulle envie! Je suis un peu paresseux de la plume, et la langue de bois en vigueur ne me séduit pas. Faut croire que je tiens de maman…

MÉLANIE : Cesse un peu de nous emmerder avec ça. Tu nous as assez persiflés de pas savoir mentir! Or on a plein la commode de lettres qui ne contiennent que des mensonges depuis trois ou quatre ans, si je t’ai bien suivi…

JOËL : Que des mensonges, c’est très exagéré. Si vous étiez un peu plus perspicaces, vous auriez noté que je m’étendais pas volontiers sur mes prétendus succès.

MÉLANIE : On a remarqué, mais figure-toi qu’on l’attribuait à la modestie… et à la délicatesse. On pensait que tu voulais pas nous humilier, que te mettais à notre niveau, et même que t’allais parfois le chercher un peu bas…

JOËL : Eh non! C’était le mien!

MÉLANIE : Tu m’en vois navrée, le mot n’est pas trop fort, et pour ton père, c’est effondré qu’il faudrait dire. Ta réussite, c’était quelque chose comme sa rédemption, mon pauvre drôle. Et drôle, ça l’est pas du tout.

PAUL : Rédemption, rédemption, faut pas pousser.

JOËL : Et qui vous dit que j’aie pas réussi?

PAUL [ironique] : Réussi à approcher les caïds de la côte et à leur cirer les pompes? C’est ça le poste que t’étais censé occuper en octobre? Moi qui me disais que les facs rentraient bien tard!

JOËL : Oh, pour ça, crois-moi, je rentre bien avant elles! Mais je suis aussi mieux payé, bien que les encaisses soient pas régulières… et c’est net d’impôt! À la fin, je vous trouve un peu futiles! C’est quoi, la réussite? L’argent? J’en touche plus qu’un universitaire en fin de carrière, même en comptant le profit des publications! Les relations? J’en ai de prestigieuses, et pas par la petite porte! La connaissance? C’est justement mon rayon, je vous donne pas de détails, mais c’est un travail d’expertise et de renseignement qu’on me demande! Je me salis pas les pognes! Il n’y a que si vous teniez à voir votre nom dans les journaux… Ils seraient trop heureux de mêler un peu de solide à leurs salades, mais moi j’y tiens pas.

MÉLANIE : Après tout, si t’es content… c’est l’essentiel! À notre tour de procéder à un réajustement! Équitable et régulier! Encore qu’on restera toujours débiteurs… C’est dur pour des vieux de corriger leurs rêves, mais pour un lardon de sept ans, ça doit être un vrai cataclysme…

JOËL : Mais non… J’ai peut-être occulté un tantinet de désarroi, mais ce que je peux vous assurer, c’est que je vous en ai jamais voulu, bien au contraire… Ce qui est dur pour un môme, vous savez, c’est de trouver matière à se distinguer des autres. À justifier sa présence sur terre par une différence quelconque, et certains vont la chercher loin. D’où toutes les variétés de frime, et surtout d’inhibitions intellectuelles. La frime, c’est pas trop grave, tant qu’on la connaît pour telle. Ce qu’est pernicieux, c’est le tripatouillage du réel pour arriver à se voir en beau! S’il y a un mal du siècle, c’est bien celui-là, et vous m’en avez préservé. Moi je m’appuyais sur une différence authentique, et tellement énorme que les déformations étaient inutiles. J’ai parfois cédé au besoin de me distinguer, mais j’ai toujours su à quoi m’en tenir, avec la science provisoire de mon âge, j’ai jamais pris les vessies pour des lanternes, et grâces vous en soient rendues!

PAUL : Amen! N’empêche que t’aurais bien pu te dispenser de nous sucer du fric. Ces derniers temps, tes mensualités, on avait du mal à se les extraire.

JOËL : Je peux vous les rembourser en bloc, et avec intérêts. Ce sera comme si vous aviez placé ce pognon.

PAUL : J’en veux pas, de ton argent. Mais tant qu’à nous bourrer le mou, t’aurais très bien pu nous dire : j’ai trouvé un job, gardez tout! On se le serait pas fait répéter.

JOËL : Faut voir que je vole de mes ailes que depuis deux ans à peine. Un et demi. Et que je pensais vous être agréable.

PAUL : Bon, mais alors pourquoi arrêter les frais? Je suis docteur, voyez ma thèse! J’enseigne à Aix à la rentrée! Je préfère savoir, t’y trompe pas, mais enfin tu te doutes bien qu’on serait pas allés vérifier! On te faisait confiance!

MÉLANIE : Oui, ça c’est pas clair. Tu vas pas nous dire que mentir, tout à coup, a commencé à te peser! Colchique est allée un peu vite, mais en débarquant ici à l’improviste, t’avais bien des intentions.

JOËL [manifestement embarrassé] : On ne peut rien vous cacher.

MÉLANIE : Oh si, on peut!

JOËL : Faut vous le faire venir de loin… Et puis pourquoi de loin, après tout? C’est bien simple : on va vous envoyer du monde.

PAUL : Du monde? Pour quoi faire?

JOËL : Pour faire comme d’habitude. [Silence pesant.]

MÉLANIE : Je vois. C’est ça que tu appelles expertise et théorie?

JOËL : Doucement. Laisse-moi expliquer d’abord.

PAUL : On va nous envoyer? Mais qui ça, on?

JOËL : Les noms te diraient rien. Mettons moi. [brusquement volubile :] Mais n’allez pas me croire expert en solution finale! C’est juste un service que je rends! Ça s’est trouvé comme ça. Il y a un gaillard qui doit disparaître. Et si ça peut brosser ton éthique sans le sens du poil, je te signale, papa, que c’est un de ces saligauds dont tu ne voulais pas souffrir la promiscuité! Il a déjà deux viols suivis de meurtres avec tortures à son actif, et il est incorrigible!

PAUL [ironique] : On se substitue donc à la justice?

JOËL : Il se trouve qu’on a fait travailler ce type, par manque de discernement, dans des affaires, disons, propres, et que s’il est arrêté, ce qui ne saurait tarder, puisqu’il est plus ou moins en cavale, il risque de tout régurgiter en vrac.

PAUL : Ce qui ne ferait pas l’affaire de ton employeur.

JOËL : Ce n’est pas exactement mon employeur, je suis à mon compte, mais désignons-le comme ça, si tu y tiens.

PAUL : Ce que je comprends mal, c’est qu’il ait besoin de main d’œuvre extérieure.

JOËL : C’est en partie une question de loyauté vis-à-vis de ses troupes. Il n’est pas bon de leur donner l’impression qu’elles sont assises sur une trappe. Il y a aussi que le type est extrêmement méfiant, toujours chargé, et qu’il risque de tirer le premier.

PAUL : Merci du cadeau. 

JOËL : Et puis qu’il faut se débarrasser du corps, opération en quoi vous n’avez pas de rivaux.

PAUL : Bref, tu comptes nous envoyer un gonzier dangereux, enfouraillé, et qui tirera le premier dès qu’il sentira l’entourloupe! Et qui en outre est recherché, donc voyant.

JOËL : Qui donc le verra, ici? Et comment sentirait-il quoi que ce soit?

PAUL : On a des clients, au cas où tu l’oublierais! Peu nombreux, mais fidèles!

JOËL : Les samedis-dimanches!

PAUL : Pas les occasionnels.

JOËL : Il suffit de mettre une chaîne à l’entrée du chemin!

PAUL : Y en a jamais eu. Ça paraîtrait louche.

JOËL : Mais il sera le premier, à se planquer! N’oublie pas que c’est de son intérêt!

PAUL : Et le premier à se méfier! On a des méthodes douces! Les gens se rendent pas compte, parce qu’ils sont pas sur leurs gardes! Mais une escarpe qui va nous transformer en passoire dès qu’il se sentira partir! Je te le répète : merci du cadeau! Ayez des enfants!

JOËL : Il se méfie de ses acolytes! Mais pas de deux vieux aubergistes chez qui on l’envoie se mettre au vert!

PAUL : Du moment que c’est on qui l’envoie…

JOËL : Allons, papa, tu vas pas me dire que t’es infoutu de jouer cette comédie-là? Je t’ai vu à l’œuvre! Tu rassurerais un paranoïaque en deux coups de cuiller à pot!

PAUL : Me pelote pas! Je suis blindé tout frais du jour, et même de l’heure.

JOËL : Avouez que je suis loyal de vous prévenir! Le type serait arrivé comme un touriste ordinaire, vous lui auriez réglé son compte, ni vu ni connu…

PAUL : C’est pas systématique. D’ailleurs, s’il est recherché, je présume qu’il serait escorté?

JOËL : C’est pas l’alerte grand A! On lui remet l’adresse, il se débrouille! À pied, à cheval ou en voiture!

PAUL : Toujours on! Qui ça, on?

JOËL : Moi! Et je peux même l’accompagner, si vous avez besoin de renfort.

PAUL : On n’a pas encore accepté. Et cet on-là, c’est nous!

JOËL : Écoute, papa, restons calme. T’admettras que je présente pas une ardoise très chargée! J’aurais pu vous rappeler que la fameuse nuit de mes sept ans, il y avait des gosses, dans la cuisine, des gosses exsangues, pendus par les pieds! Pendant trente ans, vous avez massacré des innocents pour leur viande, et pour leurs malheureux fonds de poches! À présent que l’occasion se présente

MÉLANIE [sarcastique] : de nous racheter.

JOËL : Non! Je vous respecte et je vous aime, je l’ai dit, et je le répète! Mais enfin, vous pouvez bien rendre ce service à la société de la débarrasser d’un monstre! Les filles qu’il a violées, il leur a arraché les yeux! C’est sa marque, son cachet, son modus operandi, comme disent les cuistres! Et m’en rendre un aussi à moi, de service! Parce que je me suis engagé, et auprès de gens avec qui on ne plaisante pas!

COLCHIQUE : De toute façon, vous n’avez pas le choix.

JOËL : Toi, ferme ta trappe, si t’as rien de mieux à en sortir.

PAUL [dangereusement caressant] : Pas le choix? Voyez-vous ça…

JOËL : On oublie ce propos fâcheux, on l’oublie! [Il fait mine de siffler, puis de brandir un carton et de désigner Colchique de l’index.] Ssssitt! Carton jaune!

PAUL : Je vois que vous ne répugnez pas à changer de signe zodiacal…

COLCHIQUE : Vous ne m’avez pas comprise. Ce type va venir, de toute façon. À moins de mettre la clef sous la porte, vous n’y pouvez rien. Il va venir pour s’installer. À vous de voir si un hôte pareil vous agrée pour un long séjour… Ou s’il ne serait pas un peu plus pratique de faire comme d’habitude…

PAUL : Entre aristos, on se comprendra.

COLCHIQUE [s’esclaffant] : J’ai été incomplète. Il y a la lie et l’écume. Lui, c’est indéniablement la lie…

PAUL [comme à part lui] : Arracher les yeux…

JOËL : … Et je mentionne au passage qu’il aura sur lui un minimum de 75000 euros en liquide, soit cinquante bonnes vieilles briques dont nul ne vous réclamera jamais rien.

PAUL : Cinquante briques! Mazette! C’est tentant, j’en ai jamais vu le quart. Je suppose que tu touches de ton côté?

JOËL [un ton plus bas] : J’ai touché. Et si ça foire, faudra restituer. Encore n’est-ce pas le pire qui pourrait m’arriver…

PAUL [à Mélanie] Qué qu’t’en dis, la mé? J’avions toujours été nos maît’…

MÉLANIE : J’en dis qu’ faut vouèr, mais qu’faudrait point en faire une habitude…

    Joël, ravi, lève son verre, bientôt imité par Colchique, puis par les deux vieux, pendant que le rideau tombe.

 

 

NNN

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