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Noyau de nuit

Trois gagneurs, 1

1 Août 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Faux contacts (2005)

I

STÉPHANE

 

 

                    Monsieur le Président,

 

     Je présume que vous serez surpris de voir un petit, un obscur, un sans-grade solliciter le poste de SGC rendu vacant par le décès de votre regretté collaborateur Demorve de Martonchielli, et, n'était votre réputation de sagacité, que j'espère fondée (on verra!) pourrais craindre que la présente missive ne finisse en boule dans une corbeille avant même d'avoir été parcourue. Si l'on se réfère à ma position sociale, en effet, à mes diplômes, si l'on se fie aux apparences du démérite, ma démarche semble relever de la psychiatrie : non seulement je n'ai guère été employé à ce jour qu'aux boulots les moins reluisants qui soient, mais je n'ai même pas su (ni désiré, entre nous) les garder, puisque me voici au chômage depuis quelques années, point mécontent de jouir d'indépendance et de loisirs, si le défaut de pécune ne leur posait des bornes. Vous ne me croiriez pas, si je prétendais que les émoluments m'indiffèrent, et c'est d'emblée que je tiens à protester hautement qu'ils constituent ma première motivation. Foin du bénévolat! Un homme conscient de sa valeur a besoin d'espèces et d'épices, non de reconnaissance, d'admiration, d'amour!  C'est sa plus belle vertu que de se passer tout naturellement de l'agrément du public, quand il s'estime fondé à s'approuver lui-même. Et j'irai plus loin : quand bien même l'autosatisfaction ne serait pas justifiée, je la soutiendrais mille fois préférable au désir de plaire, père de tous les égarements. L'être bouffi de suffisance peut se tromper; du moins n'est-il pas prêt à toutes les folies pour emporter une adhésion qui lui est équilatérale; du moins ne se repose-t-il pas sur les autres, partant peut-on se reposer sur lui.

     Jamais je ne me souciai du suffrage des sots, à moins qu'il n'en découlât quelque profit : c'est assez dire, les sots s'étant trouvés partout et toujours en écrasante majorité, que la griserie du pouvoir m'est en soi inconnue : je n'en prise que les joies dérivées, celles de l'or et de la chair, que le pouvoir procure, mais ne contient pas. Quand on voit par quelles manipulations grossières se gagne la ferveur des masses, il faudrait être fol pour s'en sentir conforté : qu'on me présente un homme politique qui répugne à se remplir les poches et boude le déduit, je le tiendrais pour fort dangereux si ses idées généreuses ne le vouaient à l'échec; mais le moule en est cassé, heureusement : la populace a besoin d'émotions, mais au sein de la tranquillité; et elle devine en dépit de son ordinaire ineptie qu'omettre de se servir témoigne mal des services qu'on peut rendre. Veuillez donc noter in limine que vous n'avez pas affaire à un incontrôlable parangon de vertu, mais à un être corruptible et accommodant, dont les motivations sont foncièrement égoïstes.

     Cela dit, je ne prendrais pas la plume si je ne pouvais me recommander que d'elles, et leur dévoilement dès les premiers alinéas, qu'on peut hardiment supposer trancher sur les homélies des candidats ordinaires, vous aura averti sans délai de la première de mes qualités : une intelligence si exceptionnelle qu'elle peut se permettre de balayer joyeusement les faux-semblants de la modestie. Les modestes, comme disait je ne sais plus quel Allemand, ont toujours de bonnes raisons de l'être. Ils se protègent, et je me targue : la nuance est là.

     Personne n'a encore vraiment osé s'en aviser (cela n'a rien d'étonnant : les gens ne savent lire que les étiquettes, et les facultés cérébrales sont perdues pour eux si elles ne s'accompagnent d'une surface sociale, d'un poste éminent, d'une renommée) mais il n'est pas impossible que je sois, ex-æquo avec quelques grands morts et vivants inconnus, l'homme le plus intelligent que la terre ait porté. Assurément en tout cas de tous ceux qu'il m'a été donné de rencontrer, en personne ou par leurs œuvres. Non seulement rien de ce que j'ai pris la peine de comprendre ne m'a échappé, mais presque toujours je me suis senti voler très haut au dessus des valeurs les mieux admises; aussi, bien que je ne me sois sérieusement essayé à rien, je pense pouvoir atteindre à tout, pour peu que j'y applique mon esprit. Les découvertes de la science n'ont rien qui m'épate, l'architecture des Aalto, Gaudi ou autres Pei me paraît timorée, et j'aurais purgé de leurs chevilles bien des poèmes qu'on nous donne pour modèles; sans avoir étudié l'économie, je ne doute pas, pour peu que je fusse élu ou nommé à la barre, de sortir aisément le pays de la gadoue où on l'enfonce comme à plaisir; mais c'est surtout la connaissance de l'homme qui me semble bien hésitante et conventionnelle, et chez les auteurs les plus célébrés! Pour que je me rencontre avec Montaigne, La Rochefoucauld, Nietzsche ou Cioran, il faut que ces braves gens soient particulièrement en forme, et la niaiserie de la plupart de leurs "pensées" me laisse pantois. J'ai là un La Bruyère, que j'ouvre au hasard : « Un caractère bien fade est celui de n'en avoir aucun. » : ma foi, c'est prêcher d'exemple! Et il y en a des pages de cette veine! Et il y a des gens pour se prosterner devant ces autels! J'ai parcouru dans mon jeune âge ce Proust dont on fait tant de cas, sans noter une remarque que je n'eusse aisément trouvée tout seul, et certes plus subtile. Freud et ses épigones ne sont qu'une bande de paranoïaques, et le temps a fait justice des théories fumeuses par lesquelles ils s'employaient à charger de leurs problèmes l'échine de leurs infortunés patients. Quant à l'homme à style, l'homme à émotions qu'un Céline se piquait d'être, ils n'est guère remarquable que par sa grossièreté. Je me suis laissé faire par la vie, et n'ai jamais disposé des quelques mois de liberté indispensables; mais il me paraît hors de doute qu'avec le beau brin de plume que m'accordent même les aveugles-nés je n'eusse fait mieux qu'eux tous, et produit sans effort le plus beau livre de l'histoire des idées et des sentiments. Sed primum vivere. Il me suffit d'être conscient de mes forces : pas le moindre prurit de prouverquoi que ce soit.

     J'ose espérer de vous assez de finesse pour distinguer ma supériorité sereine de l'outrecuidance. Nul n'ignore que le monde est plein à craquer de paumés et de ratés que l'orgueil de rebond console de leurs déboires, et qui nourrissent en secret les plus cocasses fantasmes de domination. Des malades, à plaindre et à éviter. Ils ont toujours raison et ne s'étonnent de rien, j'en ai subi ma troupe, assez nombreuse pour que je m'interroge avant vous : la différence? Toute simple : c'est que j'aivraiment raison, toujours ou presque, et que ce n'est pas à ce qui me dépasse que je refuse mon allégeance et mon admiration. Les fêlés dont je parle, si répandus qu'on peut se demander si l'illusion de maîtrise et d'infaillibilité n'est pas inhérente à la condition humaine, méconnaissent le réel, et avant tout eux-mêmes : ils ne savent plus aujourd'hui ce qu'ils ont fait ou dit la veille, de sorte qu'il leur est aisé de se convaincre qu'ils n'ont jamais erré. En présence d'un texte de leur estoc, où la bévue est patente, d'une dévaluation ou d'une fin du monde prévues noir sur blanc dans telle fourchette, et qui n'ont pas eu lieu, le spectacle de leurs contorsions, de l'exégèse alambiquée au pur déni, peut agacer; moi, je le trouve inénarrable, dans la mesure précisément où je ne m'en sens pas entamé, et voilà qui nous ramène à la sérénité inséparable de la supériorité réelle. Je ne m'en fais pas une gloire, on est comme on naît, mais il est de fait que je suis né avec les qualités d'une pierre de touche particulièrement fiable, aussi réfractaire à l'autosuggestion qu'à l'influence d'autrui. Jamais un placebo ne m'apporta de soulagement, jamais une blouse blanche ou un titre ronflant ne m'en imposa, jamais l'étiquette du prix ou le laïus publicitaire n'inclina le verdict de mes papilles : ce n'est pas à moi qu'un emballage de classe, un "parfumé au calva de cinquante ans d'âge" en lettres gothiques, fera savourer de la pâtée pour chiens. La croyance à la justice du monde m'est absolument étrangère, et d'en avoir chié pour l'obtenir ne saurait suffire à me faire priser n'importe quel nanard. Ce n'est pas sans gouaille que je me rappelle les cris d'orgasme d'un groupe de Belges qui revenait de deux jours de galère dans l'oued Mertoutek, lors desquels il leur avait été accordé de contempler quelques peinturasses rupestres hideuses et aux trois quarts effacées : « Vous ne le regretterez pas! Ça vous marquera à jamais! Ce pain cuit dans le sable, sous les étoiles! Raah! » Pain immangeable, guides malgracieux, tarifs prohibitifs, total à déconseiller énergiquement : je n'étais pas venu au fin fond du Sahara pour m'aveugler à tout cela. Le briquet de série ne va pas m'apparaître unique dès que je l'ai sorti du magasin. En revanche, je ne me crois pas obligé de payer mes plaisirs, de voir blèche une belle fille qui s'offre, ou de redouter les séquelles quand une substance illicite m'a fait planer. J'ai deux enfants, je les chéris comme il se doit, bien que nous soyons séparés; mais loin de moi l'aberration ordinaire de voir en eux un abrégé des merveilles des cieux, du fait seul qu'ils sont issus de mes gonades : ma fille est grosse et moche, mon gamin idiot, je ne m'en réjouis pas, je ne suis pas masochiste, mais quand j'observe, rien ne prévaut contre la vérité. Et si l'intelligence ne se réduit pas à cela, j'estime que c'est la première condition de son efficacité.

     Je ne prétends pas que ma mémoire n'ait jamais été mise en défaut; mais j'affirme qu'elle n'a jamais cédé aux pressions de l'orgueil et de la honte. Chaque fois qu'un contentieux s'est fait jour avec un proche sur tel élément de notre passé commun, la vérification m'a donné raison, et c'est pour moi un sujet d'émerveillement que de constater avec quel acharnement la plupart des mortels modèlent les faits au gré de leurs désirs, de leurs émotions, et surtout du souci constant de leur image. « Tu t'es chié dessus. – Moi? Jamais de la vie! Je l'ai joliment rembarré! » Et le plus surprenant, c'est que dans une mesure délicate à évaluer, ils le croient! En ces matières, mon ex-épouse et sa famille m'ont beaucoup plus appris, à leur insu, que tous les livres. J'ai notamment été affligé, tant qu'a duré mon mariage, d'un beau-frère caricaturalement infatué de sa personne, qui non seulement n'aurait su tenir le temps de dix cacahouètes et de deux gorgées d'apéro sans vanter ses avantages réels ou supposés, mais qui avait, si l'on peut dire, trouvé la pierre philosophale : il excellait à transmuter en or le terne plomb de sa pensée et de sa vie. Suiffeux, malodorant, laid comme un pou, il se rengorgeait d'intimider les femmes qui prenaient la fuite à son approche; dépourvu de toute repartie, il avait toujours, le lendemain, rivé leur clou aux plus brillants causeurs; nul à tous les jeux, il se piquait de perdre par politique ou indifférence; son cabanon lépreux et son bout de terrain stérile, il ne les aurait pas cédés, à l'en croire, contre la villa Xanadu; et il présentait son emploi de facteur rural comme plus enviable que les jouissances des grands de ce monde : un cas! Mais révélateur par son outrance des tares plus discrètes de nos contemporains, dans leur quasi-totalité. Je les jalouserais presque, de savoir faire coïncider leurs aspirations au peu qu'ils sont, qu'ils possèdent, qu'ils peuvent obtenir : au prix de la lucidité, j'en serais incapable. Partie prenante ou non, ma vue, implacablement, me présente ce qui est, la vérité s'incarne en moi, je suis le témoin idéal, si toutefois je ne trouve pas avantage à quelque distorsion : car le mensonge ne m'est pas inconnu, mais à la différence des autres, je sais toujours à quoi m'en tenir, et j'ai plein droit de hausser les épaules devant les prétendues versions divergentes entre lesquelles la vérité devrait choisir je ne sais quel méandreux layon médian, si l'on ne va pas jusqu'à la décréter plurielle! Foutaises, passez-moi le mot, et permettez-moi d'y insister; qu'est-ce qu'un SGC, en effet, sinon, d'abord,celui qui sait?

     Eh bien, je sais. Je sais quand c'est triste ou quand c'est beau, quand c'est génial ou quand c'est creux. Mais n'allez pas m'en croire psychorigide! Un savoir est toujours susceptible d'être complété et modifié. Savoir, c'est aussi savoir faire la part de ce qu'on ne sait pas, c'est distinguer la connaissance de la croyance. Un simple exemple : j'ai atteint la trentaine dans une entière ignorance des voluptés qu'on pouvait éprouver par la voie anale. Quelques femmes m'ont réclamé ce service (rendu sans répugnance), m'ont grogné « encore! » et « c'est bon! » mais ces soupirs-là m'ont toujours semblé peu crédibles, inféodés au snobisme de la sodomie et à une relation duelle qui permet mal l'émergence d'une parole vraie. L'expérience vérificatoire me rebutait quelque peu, et par ailleurs je connais comme un autre les joies de la défécation, qui ne m'ont jamais spécialement transporté. Un psychanalyste diagnostiquerait peut-être quelque forclusion de l'analité, toujours est que j'ai suspendu mon jugement jusqu'à la survenue d'un témoignage indubitable, et que je l'aurais attendu jusqu'à l'agonie, s'il l'eût fallu. Tout de bon, en connaissez-vous tant qui s'interdisent de penser n'importe quoi, sous bénéfice, prétendument, d'un inventaire qui ne survient que fort tard ou jamais? Comme on pense, de nos jours, que d'opinions on professe, sans avoir la moindre notion de la chose dont on cause, juché sur des on-dit ou sur le simple désir de se conformer ou d'étonner! Scrutins, sondages, enquêtes, encouragent sans relâche le baudet à donner un avis qu'il est bien incapable de motiver, et le plus comique, c'est que cet avis, une fois proféré, ce néant, se hisse à la dignité d'un fait. 45 ou 55% de Français pour la peine de mort : quelle importance? Quelle réalitéIls ne savent pas.

     Mais il faut faire avec. L'heure n'est pas au despotisme éclairé, mais à la manipulation démocratique. Et sans forfanterie je puis dire que je m'y entends, chaque fois que j'ai l'occasion de m'y adonner. Rien n'interdit à la connaissance de s'accompagner de diplomatie, bien au contraire la connaissance de l'interlocuteur est indispensable si l'on veut emporter sa conviction. Donner des ordres est une solution de facilité, on sait que le pouvoir corrompt, et corrompt avant tout la cervelle : la propension de celui qui le détient à se croire infaillible et à se contenter d'une réflexion indigente n'est plus à démontrer. À la subtilité déployée par les femmes et les enfants aux époques où leur statut les excluait de la prise de décision répond la sottise dont ils font preuve à présent qu'il n'ont qu'à exiger pour obtenir. Dénuée de charge et de couronne, Mme de Pompadour devait se montrer plus maligne que Louis XV pour gouverner le pays. Lui ont succédé d'obtuses ministresses, tranchant de tout à l'emporte-pièce. Quelle finesse ne devions-nous pas déployer à douze ans pour éviter une raclée ou décrocher une autorisation de sortie! Regardez quels abrutis sont devenus ces enfants dont on martèle les droits tous les jours sans les assortir d'aucun devoir, et qui n'ont guère qu'à japper : "Je veux!" pour obtenir la lune! Je me loue, pour ma part, de n'avoir jamais exercé le moindre pouvoir sur personne, ou pour mieux dire, d'avoir dû toujours arracher la décision par la raison, la ruse et la faconde. Les emplois où j'ai végété m'ont valu une déconsidération encore aggravée par la fréquence avec laquelle je passais de l'un à l'autre : il est déjà difficile à l'ordinaire des chefs, surtout des petits, surtout de ceux qui doutent confusément de leurs capacités, d'écouter un subalterne et de se plier à son avis; mais un nouveau! Or j'étais toujours nouveau, et n'ai jamais fait, au fond, que ce que j'ai voulu, sous l'autorité formelle des pires grincheux et des plus mauvais coucheurs. Mon bref stage dans votre société, durant l'hiver 95-96, n'aura pas défrayé la chronique; et j'étais bien jeune alors; mais nombre de vos employés auront gardé mémoire d'un dénommé Augendre, qui supervisait nettoyage et surveillance des locaux, et parvenait à briller par une égale incompétence dans les deux domaines, associée à la plus rogue opiniâtreté : une terreur! Et telle que vous n'avez pas tardé à vous en défaire, bien qu'il eût de la parentèle au conseil d'administration. Avec lui, il n'y avait le choix que de se démettre ou se soumettre, les dents serrées et avec des rêves de bombe : beaucoup se démettaient, parfois avec fracas. Les autres enduraient, dans l'attente du jour béni où ce butor doublé d'un crétin se ferait ensanglanter les gencives. Comment j'étais, moi, devenu son chouchou, j'aurais quelque peine à l'expliquer, tant cette conquête m'en a coûté peu : l'abécé de la manipulation, celle que je pratique sans même avoir à réfléchir, même s'il faut y inclure cette fois une opération-sourire-et-transparence en direction des masses ulcérées du favoritisme dont je bénéficiais! Et j'aurais vingt cas à tirer de ce tonneau, vingt réussites qu'on rougirait d'inscrire sur un curriculum, mais qui n'en témoignent pas moins d'une habileté d'autant plus prodigieuse qu'il ne m'est pas souvenance que quiconque l'ait jamais remarquée. Comme écrit La Rochefoucauld, pour une fois bien inspiré, "C'est une grande habileté que de savoir cacher son habileté." Mais au vrai, rien n'est plus aisé, j'y reviens toujours, à l'individu d'exception que je me flatte d'être, qui n'a nul besoin de l'aval ou de l'amour d'autrui, et ne vise donc qu'au résultat concret.

     On pourrait m'objecter que dans aucune place je ne me suis éternisé; mais c'est que je n'en avais nulle envie : j'ai toujours veillé à écarter de ma vie la répétition. Point n'est besoin d'une lucidité hors-pair pour constater  qu'on en apprend plus sur un métier, un lieu, une femme, au cours du premier mois que durant les dix ans qui suivent, et le souci, ou plutôt le plaisir, d'apprendre vient toujours chez moi en première ligne. Aussi ne me réjouis-je pas seulement d'avoir cultivé l'art de n'en faire qu'à ma tête quand mon statut supposait l'obéissance, mais aussi d'avoir volé de branche en branche, et d'avoir une autre perception de l'arbre que le rond-de-cuir consciencieux qui de l'embauche à la retraite refait les mêmes opérations, la difficulté d'adaptation au neuf annihilant d'ailleurs l'efficacité conférée par la routine. Même les tâches qu'on peut accomplir bêtement, on n'est guère avancé, bien au contraire, de s'y trouver rompu quand la technologie change; le calligraphe impeccable s'avère, devant une machine à écrire, non pas favorisé, mais handicapé. À plus forte raison si un minimum de créativité est requis : la créativité est une combinatoire, et l'on ne trouve pas grand' chose si l'on n'a rien à combiner. Celui qui ne connaît que son jardin ne connaît rien qui vaille, et même pas son jardin : car connaître, c'est comparer. Tour à tour éboueur, pion, plongeur, menuisier, vendangeur, représentant, gardien d'immeuble, déménageur, paparazzo, démarcheur d'une compagnie d'assurances, pêcheur de friture, vendeur de churros sur une plage, écrivain public (eh oui!), vannier, potier, tourneur sur bois, et j'en passe, je m'estimerais un sot, ou j'estimerais parler à un sot, si je croyais devoir dissimuler ces gagne-croûtes parfois décriés, et surtout leur multiplicité. J'en connais plus sur les gens, sur la vie, allez, qu'un énarque, voire qu'un notaire ou un curé – d'autant qu'il m'est arrivé de me vêtir d'une soutane et de m'asseoir dans un confessionnal, compartiment du milieu. Et puis, rien de tout cela ne fut purement subi : mes ronds de serviette se reconnaîtraient entre mille, j'avais mes techniques propres pour essuyer les assiettes et vider les poubelles, mes paniers n'étaient pas d'une solidité à toute épreuve, mais affectaient une forme que je n'ai vue qu'à eux. Quoi de plus routinier que la vendange? Eh bien, en Provence, en Bourgogne, j'ai scandalisé, puis séduit les vignerons, en mettant au point une méthode (couché entre les ceps, je me déplaçais des coudes, et, négligeant le sécateur, arrachais les grappes à mains nues) qui doublait l'efficience en m'épargnant les reins, et ce me fut joie de la voir adoptée par tous en moins de trois jours! Toujours je suis sorti du cadre, j'ai su dialoguer avec les conventions sans m'y laisser emprisonner. Et quand j'avais pressé l'orange, je laissais là l'écorce, partais me confronter à d'autres tabous. J'ai habité l'Est, le Nord, l'Ouest, le Midi et l'Étranger. J'ai résidé à Tourcoing, à Boulogne, au Havre, à Paimpol, à Périgueux, à Bagnolet, à Villeurbanne, à Fréjus, en Avignon, à Clermont-Ferrand, à Gênes, à Dortmund, à Ghardaïa, à Montastruc et à Montpellier. J'ai logé non point encore dans des palaces, mais dans un huitième sans ascenseur, des maisons sans eau, sans électricité, ou les deux, des dortoirs, des greniers, des clapiers, des campings, une voiture abandonnée. Je me suis déplacé à pied, en voiture, en bateau, en train, à vélo, et même à dos d'âne : je ne suis pas homme à me laisser confiner chez moi par une grève de pompistes. Je ne suis pas homme à mourir de faim à la saison des châtaignes ou des hérissons écrasés. Du chien, de la taupe, de la mouette, des sauterelles, des orties, des glands et des limaces, j'ose dire que j'ai mangé de tout ce qui n'est pas toxique, et même un peu de ce qui l'est. Foin du pittoresque! J'ai connu assez de trimardeurs hagards et ballottés, à qui la vie sédentaire se refusait, et dont le palmarès, réduit à des mots-clés, ferait pâlir le mien. Ces états de service d'homme-orchestre ne sont doués de sens, je le répète, que si l'indépendance et la créativité n'abdiquent pas.

     Les grands de ce monde, Monsieur le Président, ne sont pas ceux qu'on croit. C'est se faire esclave que briguer un mandat; s'attacher à la gloire, c'est dépendre de qui la confère, et, à en juger par leurs raouts, leurs cravates et leurs niaiseries répétitives, vous m'avouerez que la vie des puissants ne semble pas un modèle de liberté. Me voilà, certes, candidat à ces servitudes, et nullement pour les fronder une fois dans la place. Mais je les déconseillerais sans aigreur à qui n'aurait su préalablement conquérir son autonomie intérieure. N'est-ce pas pitié que de voir l'ami du Prince absorber des barbituriques quand sonne l'heure de la disgrâce, ou un premier ministre se brûler la cervelle parce que la presse l'a vilipendé? Qu'on se défasse lorsqu'on n'a plus pour perspective que des douleurs physiques incurables, j'y consens; mais pour avoir perdu les hochets dérisoires que sont l'honneur et la considération, voilà qui n'excite que ma commisération. En dépit de la rhétorique de cimetière, sobre chez vous, excessivement ampoulée chez d'autres, vous savez qu'il se murmure que M. Demorve de Martonchielli se serait donné la mort de peur d'être confronté aux suites judiciaires de certains recels d'abus de pouvoir et de biens sociaux. Je me garderai bien de me prononcer à ce sujet dans le brouillard, ne croyant pas un mot de ce que racontent les media, et de disposant pas de sources dans les milieux qu'il faut; ce que je puis vous assurer, c'est qu'à supposer ma nomination, ma philosophie vous met à l'abri d'une péripétie semblable. J'ai connu la prison pendant quelques années (je gardais ce logement et cette expérience pour la bonne bouche, loin de désirer m'en cacher, comme vous l'avez peut-être cru!) et dans une position peu enviable, puisque j'avais été condamné pour viol, une petite dame ayant trouvé commode de nier son consentement a posteriori, et les magistrats, offusqués sans doute par ma verve, ayant ouvert tout grand leur parapluie : eh bien! ni quolibets ni brimades ni sévices (bien qu'ils n'y soient pas allés de main morte, puisqu'ils m'ont cassé une jambe et crevé un œil) ne m'ont jamais fait vaciller dans ma détermination à vivre, et j'ajouterai même : à être heureux. Je n'y reviendrai jamais assez : ceux-là sont dangereux, qui se repaissent de devoir, et dont la vie n'a d'autre objectif que la quête désespérée de leur mérite, voire de leur être, dans l'œil d'autrui. La condition sine qua non pour rendre service au public, c'est de s'estimer assez pour se servir le premier.

     Il se peut, Monsieur le Président, que la présente vous mette dans l'embarras. En effet, selon le jugement du monde, je puis apparaître comme le pire candidat qui soit : sans autre diplôme que le Brevet des Collèges, sans carnet d'adresses que fort court et fort obscur, sans fortune que de quoi manger demain, et pas des ortolans, sans logement qu'à la belle étoile (raison pour quoi je vous demande de me répondre en Poste Restante), repris de justice de surcroît, divorcé à mes torts, et ne présentant aucune apparence de stabilité, je ne saurais poser pour un emblème de réussite sociale, et plus d'un imbécile serait tenté de me laisser au fond de la poubelle où je semble croupir; pourtant, il faut bien vous arranger de cela, à moins de voir se présenter un improbable phénix, je suis le meilleur, de par mon expérience variée, et mes dons naturels d'égoïsme, d'écoute, d'ouverture et de sagacité. Je n'ai manqué jusqu'à présent que d'un théâtre à ma mesure, et l'on peut trouver affligeant que je n'aie eu l'occasion d'appliquer qu'à des bagatelles des capacités qui eussent fait florès à la tête de l'État. Voilà des années que ces malheureux technocrates se mettent la cervelle à ébullition pour trouver un remède au chômage ou au trou de la Sécu, que je me fais fort de combler en un mois avec quelques mesures simples mais géniales. Vous m'excuserez de ne pas vous les exposer ici : je crains l'emprunt subreptice, et je suis un peu las de puiser généreusement dans mon sac pour permettre à des inconnus de se parer de mes plumes sans jamais m'offrir la moindre rémunération. Comme on dit, ça commence à bien faire. On me fauche tout, idées et formules. Vous me direz qu'elles étaient dans l'air du temps, mais cette explication ne tient pas la route, puisque je ne retrouve mes inventions sur la place publique que si je les ai préalablement divulguées. Sur trois slogans qui ont fait florès lors des dernières présidentielles, il en est deux que j'avais livrés aux bêtes quelques mois plus tôt, lors d'une beuverie. Deux des réformes les plus récentes semblent directement issues de mes suggestions, encore qu'on ne m'ait officiellement rien demandé, et qu'elles aient perdu beaucoup de leur à-propos dans les lignes sinueuses du téléphone arabe. Il suffit que je remarque à la cantonade qu'un commerce manque dans tel ou tel patelin, et qu'il y ferait son beurre, et à ma visite suivante il s'est installé! Je gardais en archives depuis des années l'idée juteuse d'un Parc de la bouffe, où l'on bâtirait isba à chachlik, gourbi à couscous, paillote à boule de mil, casino à spaghetti, etc, sans oublier le prétexte culturel d'un musée culinaire où les familles pourraient se garnir distraitement le cerveau entre deux repas… et voilà que j'apprends qu'il vient d'ouvrir ses portes en Sologne, et qu'on prévoit un chiffre d'affaires mirifique! Les dates concordent : j'en avais parlé peu auparavant. Après quelques expériences de ce type, on peut écarter le soupçon de paranoïa, contre lequel le spectacle d'autrui m'a mis en garde, et se demander si je ne serais pas guetté. Je ne risque pas cette hypothèse sans amertume, car il est bien clair que si elle est fondée, il y a de fortes chances pour que je sois, de surcroît, en liste noire. Je sais qu'elle existe, qu'à l'ère de l'ordinateur rien n'est plus aisé que de la consulter, et d'y ajouter, quand on en détient les clefs.

     Difficile d'évaluer, même pour un esprit aussi objectif et aussi perspicace que le mien, la part du calcul et celle de la simple bêtise, dans une prise de décision absurde. Or absurde, nulle ne l'est plus que celle de m'évincer. C'est pourtant ce qu'une collection impressionnante de mandarins n'a pas hésité à faire, depuis le début de ce siècle. Car ce n'est pas la première fois que je pose ma candidature à un poste de pouvoir et de prestige. En fait, je n'ai garde de m'en cacher, j'en suis à ma dix-neuvième tentative. Étant propre à tout, j'ai quasiment tout essayé, dans les branches les plus diverses, et non seulement j'ai régulièrement connu l'insuccès, mais on n'a que fort rarement daigné assortir les refus d'arguments. Deux fois seulement, lorsque j'ai postulé à la Direction de TOUTELEC, et à celle du Comptoir de la Truffe, on m'a honoré d'un courrier standard, dont pas une ligne n'attestait que le mien eût été médité ou tout bonnement lu. Un accusé de réception, tout au plus, évasif et laconique. Dans les dix-sept autres cas, j'aurais été fondé à suspecter les facteurs, corporation dont la décadence m'est bien connue, de cultiver leur poil à la main, mais je crois plus judicieux de supposer que mes candidatures ont gêné, parce qu'elles ne prenaient pas la filière : les raccourcis désobligent MM. les Installés. Leur microcosme est classé d'avance, ils ne conçoivent pas qu'on puisse accéder ainsi à un fauteuil au sortir du néant. D'autre part, il faut le dire tout net : vous avez des amis, des beaux-frères et des petits cousins à caser, vous voyez fort bien que la France meurt de ces potiches, de l'attribution systématique des places à des bons à rien, mais le népotisme ne vous paraît condamnable que chez les autres, vous exceptez tous votre propre cas, et au bout de l'addition de ces exceptions qui pour le coup n'en comportent pas une seule, on a fini par promouvoir une fantastique galerie d'inutiles et de perdants. En êtes-vous? Ma foi, c'est probable, et l'on comprend de reste que vous ne soyez pas curieux d'ouvrir vos rangs à des rivaux qui risqueraient de vous supplanter un jour. On sait à quel point la concurrence est truquée dans ce pays, à quel point institutions, coutumes et intérêts particuliers s'emploient à contrecarrer la méritocratie affichée. Le meilleur candidat à la magistrature suprême se cassera le nez sur les cinq cents signatures, les entreprises orchestrent leurs offres, substituent chacun-son-tour à la mieux-disance, on s'adresse aux recommandés, non aux compétents, et les sujets de concours circulent dans les salons quinze jours avant des épreuves. La présente ira-t-elle au-delà de la poubelle du planton? Faisons un deal, Monsieur le Président : je vous dispense de m'octroyer le poste, à condition que vous excipiez de raisons : honnête, non? Que vous répondiez à mes propos, les réfutiez, si vous le pouvez. L'élimination sans phrase, c'est tout de même trop facile!

     Mais je ne suis pas certain que tout roule ainsi, par la force des choses et des habitudes vicieuses. Quelques indices me portent à supposer que je figure en liste noire, et même en tête des candidats à écarter sans examen. Que mes missives méritent une réponse ne constitue pas une preuve, puisqu'il faut détenir une parcelle de mérite pour juger de celui d'autrui, et qu'avec la meilleure volonté je ne saurais en créditer dans le noir des destinataires incapables de se muer en interlocuteurs. Handicapés du cortex, médiocres levant leur bouclier, appelant aux candidatures avec l'impétrant tout désigné, bien des modèles explicatifs se présentent, et il se peut que mon cas ne soit qu'englobé dans une mesure générale de proscription des capables, voire simplement des outsiders. Mais j'ai condescendu ces temps derniers à me présenter en personne à divers patrons et chefs du personnel, pour solliciter des emplois qui, quoique bien étroits pour ma carrure, m'auraient dépanné provisoirement. L'opulence en sa fleur ne brille pas sur ma vêture, mais je ne manque pas d'élégance naturelle, même en haillons; le temps m'a marqué de ses pouces, mais la décrépitude est encore éloignée, et les cheveux qui me restent sont d'un noir de jais; je boite certes d'une jambe mal recollée, et ne m'alignerais pas au départ du marathon, mais je couvre vaillamment mes dix kilomètres, et c'est bien assez, ma foi, pour aller d'un rond-de-cuir à l'autre; je suis borgne du droit, mais j'ai dix dixièmes au gauche! Et point n'est besoin d'ajouter que je ne bois pas. Or je me suis trouvé en butte, ces derniers temps, à d'étranges refus, à une suspicion d'autant plus suspecte qu'elle n'intervenait qu'après délai. J'emballais mon vis-à-vis, patron ou chef du personnel, au premier entretien, mais "premier" est impropre, car il n'y en avait pas de second, et, revenant aux nouvelles, je m'entendais annoncer par un sous-fifre, d'une voix cassante et sans appel, que le poste, fût-il de gardien de nuit,était pris par un guignol quelconque! S'était-on renseigné dans l'intervalle? Avait-on consulté la liste? Il faudrait tout de même faire attention, Monsieur le Président, à bien choisir les gens qu'on désespère. Je suis un homme patient, et d'autant plus stoïque que l'opinion des imbéciles est sans impact sur moi, surtout quand elle n'est pas motivée. Je sais ce que je vaux, et n'ai nul besoin qu'on me le dise. Mais l'injustice ne m'est pas indifférente, et l'on devrait bien réfléchir qu'attendu mon parcours je ne suis pas sans avoir pris certains contacts, qui me rendraient facile le châtiment de ceux qui m'ostracisent avec une telle désinvolture. Je ne menace pas, et n'effleure le sujet que depuis Sirius; mais songez que vous ne vivez pas dans un bunker, que rien ne serait plus aisé à un homme déterminé que de vous truffer de balles, et que la détermination est fille de la désespérance, quand on n'est pas, de naissance, un loser. Laminez tranquillement les minables, j'y consens; mais cave lupum! à supposer que vous sachiez le latin… Mille se couchent, dans ce pays d'escouillés, pour un qui se venge; mais il reste celui-là, et c'est précisément celui qui ferait merveille, dans le poste dont on le spolie, et qui l'aurait désarmé! 

     La jalousie des médiocres commence à me porter sur les nerfs. Je veux bien m'en moquer, tant qu'elle relève de la force des choses, et n'est pas institutionnalisée; mais trop, c'est trop. Le clochard qui se croit mon égal, voire mon supérieur, quand il a deux bouteilles pleines à gauche et un meilleur matelas, ne m'arrache qu'un sourire, et j'abonde allègrement dans son sens; l'employeur qui me montre la porte ne me peine pas davantage, et même il me fait honneur, s'il a le bon sens de redouter ma concurrence; mais il me paraît inacceptable d'être forclos d'avance, selon des critères énigmatiques et d'évidence fallacieux. On se fait à survivre dans une société rongée par le copinage et l'héritage, dans le perpétuel chiqué de talents purement médiatiques, de diplômes qui sanctionnent des connaissances factices, et de pouvoirs usurpés. On sait qu'on la tirerait de l'ornière en trois coups d'épaule, et si l'on se désole de n'avoir pas le pied à l'étrier, c'est surtout pour elle. Mais qu'un salaud (et je crois savoir qui) n'ait eu qu'à taper distraitement les quelques caractères qui composent mon nom pour me renfoncer dans les ténèbres, voilà qui me fait bouillir. Tonnerre! Mais si vous êtes de bonne foi, prenez-moi donc au moins à l'essai! Ne vous nuisez pas à vous-même! 

Stéphane M***

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